Question d'origine :
Bonjour et mes vœux de longue vie à l'indispensable Guichet !
On voit souvent sur des gravures (ou photos) anciennes des orateurs s'adressant à la foule. Par exemple :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:1 ... eeting.jpg
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier ... Common.jpg
En l'absence de haut parleur à combien peut-on estimer le nombre de personnes ayant réellement pu entendre le discours de ces orateurs ?
Rien qu'à l'assemblée nationale, avec moins de 600 personnes réparties dans des conditions idéales (enceinte fermée, demi-cercle) dès qu'il y a du brouhaha, un député ne peut plus se faire entendre...
Dans le même ordre d'idée, les récits et illustrations de généraux galvanisant leurs troupes avant une bataille ne sont-ils pas des légendes ? A l'extérieur, et pour peu qu'il y ait du vent et déjà des tirs de canon, le nombre de soldats qui pouvaient les entendre devait être particulièrement faible.
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 13/01/2020 à 16h00
Bonjour,
Tout d’abord merci pour vos vœux, que nous vous retournons en souhaitant également aussi longue et agréable que vous la souhaitez.
La première image que vous nous nous avez mise en lien représente un meeting de l’Anti-Corn Law League, un parti politique anglais, à Exeter hall, bâtiment jadis situé dans le quartier de Strand, dans le nord de Londres, bâtiment qu’on peut également voir sur une gravure faisant partie des collections de la Bibliothèque du Congrès américain.
On trouve les dimensions de cette salle dans l’ouvrage Random Recollections of Exeter Hall, in 1834-37. By one of the Protestant Party, lisible sur books.google.fr: l’Exeter Hall était « large de 90 pieds, long de 138 pieds et haut de 48 pieds », ce qui, compte tenu des unités de mesure anglo-saxonnes fait une salle large 27,43 m , longue de 42,0624 et haute de 14,6304 m – un lieu constitué de deux salles principales, destinées à recevoir des événements religieux ou des réunions de ligues de bienfaisances, et pouvant réunir jusqu’à 1500 personnes, ce que l’auteur semble trouver considérable – notant avec humour que la grande salle réverbérait si bien le son de la petite, contigüe, qu’il est arrivé « à plus d’un orateur néophyte de marquer une pause pour laisser mourir les applaudissement de la salle d’à côté, croyant que c’était à lui qu’ils s’adressaient » (phrase traduite librement par nos soins). Ledit auteur s’attarde plus il est vrai sur la puissance du son produit par la foule au cours de prières collectives que sur les efforts des malheureux orateurs…
Pourtant, les dimensions d’une telle salle ne sont pas en elles-mêmes un frein à la diffusion de la voix d’un orateur en chair, surtout qu’il s’agit d’une salle en hémicycle et garnie de gradin. Un type d’architecture, développé dès l’antiquité, pour la construction des théâtres.
Cités dans un article de futura-sciences.com consacré aux extraordinaires qualités acoustiques du théâtre antique d’Epidaure, construit au IVè siècle avant notre ère, où « un acteur situé sur la scène, en plein air, peut être entendu au dernier rang, à une distance de près de 60 mètres ». Comment est-ce possible ?
« […] les chercheurs Nico Declercq et Cindy Dekeyser, du Georgia Institute of Technology “pensent que la réponse pourrait bien être dans les lois de la physique de la diffraction des ondes par des surfaces "en escalier". Il est établi depuis plusieurs années que ce type de surface peut en effet accentuer certaines fréquences et en atténuer d'autres, comme par exemple c'est le cas pour les ondulations microscopiques sur les ailes d'un papillon qui reflètent fortement certaines couleurs (longueur d'ondes de la lumière incidente sur les ailes).
Declercq a montré auparavant que les marches en escalier d'une pyramide maya au Mexique peuvent transformer le son d'un clappement de main en une musique qui ressemble étonnamment au chant émis par un oiseau local. Aujourd'hui, Declercq et Dekeyser ont calculé comment les gradins du théâtre d'Épidaure change la nature des ondes sonores qui se propagent de la scène aux auditeurs, et ils ont démontré que les fréquences inférieures à 500 Hz sont plus atténuées que les fréquences élevées.
"Le bruit de fond dans ce théâtre était sans doute surtout dominé par les basses fréquences, selon les chercheurs : le bruissement des arbres, ou le bruit de fond de l'audience elle-même. Éliminer ces basses fréquences améliore l'audibilité de la voix des artistes qui possèdent beaucoup de hautes fréquences. La fréquence de coupure est juste là où il faut pour éliminer le bruit de fond que l'on avait sans doute dans cet amphithéâtre à l'époque" explique Declercq.
Declercq note que la présence de spectateurs assis change cet effet, et ce d'une manière assez difficile à prévoir. En présence de spectateurs, les calculs seraient très difficiles car le corps humain n'est pas homogène et a une forme très compliquée.
Éliminer les basses fréquences fait que celles-ci sont moins audibles, qu'elles aient été générées soit dans la voix qui provient de la scène ou dans le bruit de fond. Mais ceci n'est pas un problème fondamental puisque le système auditif humain est capable de compenser ces basses fréquences manquantes dans le signal sonore reçu. Il y a un phénomène neurologique qui permet au cerveau humain de reconstruire une source sonore même s'il y manque des basses fréquences. »
Un historique de l’Assemblée nationale lisible sur le site de celle-ci précise d’ailleurs que lors de la construction du Palais Bourbon sous sa forme actuelle, en 1832, c’est précisément des préoccupations acoustiques qui décidèrent du choix – très controversé à l’époque – de l’hémicycle avec gradins :
« « La forme circulaire est la seule qui permet aux auditeurs de voir et d'entendre également l'orateur qui se place au point central ». Inaugurée en novembre 1832, la nouvelle salle, agrandie, resta un hémicycle. Cela n'empêcha pas, en janvier 1839, Desmousseaux de Givré, député d'Eure-et-Loir, de repartir à la charge, en déplorant derechef « l'influence de cet appareil théâtral, dramatique, donné à nos discussions. » « C'est un contresens, ajoutait-il, d'avoir une tribune dans cette chambre ; levez les yeux sur ces loges et dites-moi si on n'a pas apporté la tribune dans une salle de spectacle. » C'était trop tard : « Nous ne pouvons démolir la salle » objecta Vivien, illustre juriste parlementaire de la Monarchie de Juillet.
Ces doléances, sans suite immédiate, avaient de l'avenir. La critique de la tribune et du théâtre avait d'autant plus de portée qu'elle coïncidait avec une dénonciation des périls de l'éloquence exprimée dès le temps des assemblées révolutionnaires qui n'y succombaient pas sans remords. »
Ce qui ne va tout de même pas sans mal : l’ouvrage, qui fait une belle place à l’ambiance chahuteuse qui a marqué l’Assemblée, surtout au cours des IIIè et IVè Républiques, et parler – ou crier – en séance plénière, avant l’arrivée des micros, fut toujours un exercice de musculature des cordes vocales. C’est ce qui ressort d’un rapport sur les projets de construction d'une salle définitive sur le quai d'Orsay et d'une salle provisoire dans la cour d`honneur, de Jules-Louis BRETON (1906), cité dans le même texte :
« Le grand nombre de places qu'il a fallu installer dans la salle a fait déborder les gradins en arrière, à gauche et à droite de la tribune. En sorte que l'orateur ne se fait entendre que par les députés des centres lorsqu'il parle simplement en face, sa voix restant perdue pour les gauche et droite extrêmes. Les orateurs qui ont la grande habitude de la parole et de la salle se tournent alternativement à gauche et à droite et satisfont momentanément l'un et l'autre côté. Mais ces communications entrecoupées ne sont jamais que le morcellement d'une pleine audition et la ruine d'un vrai jeu de tribune. On notera, d'ailleurs, que les paroles alternant sur les côtés sacrifient l'audition centrale. En réalité on entend généralement fort mal les orateurs. Il faut toutefois reconnaître que les députés qui ont l'oreille de la Chambre et en faveur desquels le silence absolu s'établit aussitôt qu'ils arrivent à la tribune sont bien entendus de presque toutes les places. C'est que le bruit entretenu par les auditeurs eux-mêmes est considérable à la Chambre et qu'il est le grand obstacle à la portée de la parole. »
Il est plus difficile d’évaluer la portée d’une voix d’orateur dans le contexte de votre seconde image, Kennington common, un pré communal servant également de terrain de cricket, étant un lieu ouvert et plat. Certes l’automobile n’existait pas à la date de la photo (1848), mais la présence de l’usine derrière la foule nous laisse à craindre que le quartier devait être assez bruyant… toutefois, en l’absence de données précises là-dessus – ainsi que sur la puissance et le sens du vent – nous aurions du mal à vous dire combien de personnes ont effectivement entendu les discours qui s’y sont tenus.
De là à douter de la véracité des grands discours militaires de l’histoire, il n’y a qu’un pas… que nous aurons d’autant plus tendance à franchir avec vous que le discours historique fut, de l’antiquité au XXe siècle, un exercice rhétorique parfaitement assumé, fruit d’hypothèses plus ou moins vraisemblables d’historiens ou de nécessités de propagande. Voir à ce sujet l’article de Chiara Carsana, « Discours vrais ou inventés ? Le cas d’Appien », paru en 2013 dans la revue Dialogues l’Histoire ancienne et lisible sur Persée :
« D’un point de vue théorique et méthodologique, un passage des Histoires de Thucydide reste incontournable pour comprendre l’optique des historiens anciens. Ce passage a eu un large écho chez les auteurs postérieurs, de Platon à Éphore et Polybe, jusqu’ à l’époque impériale avec Denys d’Halicarnasse, Lucien et Quintilien. J’en cite ici la traduction de J. de Romilly (que nous discuterons un peu plus loin) :
J’ajoute qu’en ce qui concerne les discours prononcés par les uns et les autres […] il était bien difficile d’en reproduire la teneur même avec exactitude, autant pour moi, quand je les avais personnellement entendus, que pour quiconque me les rapportait de telle ou telle provenance : j’ai exprimé ce qu’à mon avis ils auraient pu dire qui répondît le mieux à la situation, en me tenant, pour la pensée générale, le plus près possible des paroles réellement prononcées : tel est le contenu des discours. D’autre part, en ce qui concerne les actes qui prirent place au cours de la guerre, je n’ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux informations du premier venu, non plus qu’à mon avis personnel : ou bien j’y ai assisté moi-même, ou bien j’ai enquêté sur chacun auprès d’autrui avec toute l’exactitude possible.
Sur Persée toujours, un article de Jean-Paul Bertaud, « L'expédition d'Egypte et la construction du mythe napoléonien », montre que Napoléon, par exemple, sut très vite l’intérêt de diffuser le contenu de ses harangues par les journaux :
« Durant la campagne d'Italie, Bonaparte se servit de l'imprimé pour se faire connaître, héroïser ses soldats et sa propre personne. Il utilisa d'abord le Moniteur, journal quasi officiel à l'époque. Les bulletins militaires qu'il envoyait au Directoire y furent publiés ainsi que la correspondance de son chef d' Etat-Major, Berthier ou celle des commissaires aux armées quand celle-ci lui était favorable et enfin, les proclamations et les harangues qu'il avait adressées à ses soldats. En 1797, par exemple, 60 % de la surface consacrée par le Moniteur aux nouvelles en provenance de toutes les armées le fut pour décrire les prouesses de l'Armée d'Italie.
Bonaparte employa aussi pour conforter l'image de sa gloire, un journal qu'il subventionna sans doute. Il s'agit du Journal de Bonaparte et des hommes vertueux, quotidien qui parût du 1 ventôse au 1 1 germinal an V. Pour faire face aux journaux royalistes qui dénonçaient sa politique personnelle en Italie, pour focaliser l'attention du public sur la campagne qu'il menait, enfin pour expliquer aux patriotes italiens et à ses soldats son action, Bonaparte créa deux journaux : le Courrier de l'Armée d'Italie et la France vue de l'Armée d'Italie. »
Qu’importait dès lors le nombre exact de soldats s’étant affectivement entendu rappeler que quarante siècles les contemplait… puisque des dizaines de milliers de lectures pouvaient profiter de ces citations historiques !
Bonne journée.
Tout d’abord merci pour vos vœux, que nous vous retournons en souhaitant également aussi longue et agréable que vous la souhaitez.
La première image que vous nous nous avez mise en lien représente un meeting de l’Anti-Corn Law League, un parti politique anglais, à Exeter hall, bâtiment jadis situé dans le quartier de Strand, dans le nord de Londres, bâtiment qu’on peut également voir sur une gravure faisant partie des collections de la Bibliothèque du Congrès américain.
On trouve les dimensions de cette salle dans l’ouvrage Random Recollections of Exeter Hall, in 1834-37. By one of the Protestant Party, lisible sur books.google.fr: l’Exeter Hall était « large de 90 pieds, long de 138 pieds et haut de 48 pieds », ce qui, compte tenu des unités de mesure anglo-saxonnes fait une salle large 27,43 m , longue de 42,0624 et haute de 14,6304 m – un lieu constitué de deux salles principales, destinées à recevoir des événements religieux ou des réunions de ligues de bienfaisances, et pouvant réunir jusqu’à 1500 personnes, ce que l’auteur semble trouver considérable – notant avec humour que la grande salle réverbérait si bien le son de la petite, contigüe, qu’il est arrivé « à plus d’un orateur néophyte de marquer une pause pour laisser mourir les applaudissement de la salle d’à côté, croyant que c’était à lui qu’ils s’adressaient » (phrase traduite librement par nos soins). Ledit auteur s’attarde plus il est vrai sur la puissance du son produit par la foule au cours de prières collectives que sur les efforts des malheureux orateurs…
Pourtant, les dimensions d’une telle salle ne sont pas en elles-mêmes un frein à la diffusion de la voix d’un orateur en chair, surtout qu’il s’agit d’une salle en hémicycle et garnie de gradin. Un type d’architecture, développé dès l’antiquité, pour la construction des théâtres.
Cités dans un article de futura-sciences.com consacré aux extraordinaires qualités acoustiques du théâtre antique d’Epidaure, construit au IVè siècle avant notre ère, où « un acteur situé sur la scène, en plein air, peut être entendu au dernier rang, à une distance de près de 60 mètres ». Comment est-ce possible ?
« […] les chercheurs Nico Declercq et Cindy Dekeyser, du Georgia Institute of Technology “pensent que la réponse pourrait bien être dans les lois de la physique de la diffraction des ondes par des surfaces "en escalier". Il est établi depuis plusieurs années que ce type de surface peut en effet accentuer certaines fréquences et en atténuer d'autres, comme par exemple c'est le cas pour les ondulations microscopiques sur les ailes d'un papillon qui reflètent fortement certaines couleurs (longueur d'ondes de la lumière incidente sur les ailes).
Declercq a montré auparavant que les marches en escalier d'une pyramide maya au Mexique peuvent transformer le son d'un clappement de main en une musique qui ressemble étonnamment au chant émis par un oiseau local. Aujourd'hui, Declercq et Dekeyser ont calculé comment les gradins du théâtre d'Épidaure change la nature des ondes sonores qui se propagent de la scène aux auditeurs, et ils ont démontré que les fréquences inférieures à 500 Hz sont plus atténuées que les fréquences élevées.
"Le bruit de fond dans ce théâtre était sans doute surtout dominé par les basses fréquences, selon les chercheurs : le bruissement des arbres, ou le bruit de fond de l'audience elle-même. Éliminer ces basses fréquences améliore l'audibilité de la voix des artistes qui possèdent beaucoup de hautes fréquences. La fréquence de coupure est juste là où il faut pour éliminer le bruit de fond que l'on avait sans doute dans cet amphithéâtre à l'époque" explique Declercq.
Declercq note que la présence de spectateurs assis change cet effet, et ce d'une manière assez difficile à prévoir. En présence de spectateurs, les calculs seraient très difficiles car le corps humain n'est pas homogène et a une forme très compliquée.
Éliminer les basses fréquences fait que celles-ci sont moins audibles, qu'elles aient été générées soit dans la voix qui provient de la scène ou dans le bruit de fond. Mais ceci n'est pas un problème fondamental puisque le système auditif humain est capable de compenser ces basses fréquences manquantes dans le signal sonore reçu. Il y a un phénomène neurologique qui permet au cerveau humain de reconstruire une source sonore même s'il y manque des basses fréquences. »
Un historique de l’Assemblée nationale lisible sur le site de celle-ci précise d’ailleurs que lors de la construction du Palais Bourbon sous sa forme actuelle, en 1832, c’est précisément des préoccupations acoustiques qui décidèrent du choix – très controversé à l’époque – de l’hémicycle avec gradins :
« « La forme circulaire est la seule qui permet aux auditeurs de voir et d'entendre également l'orateur qui se place au point central ». Inaugurée en novembre 1832, la nouvelle salle, agrandie, resta un hémicycle. Cela n'empêcha pas, en janvier 1839, Desmousseaux de Givré, député d'Eure-et-Loir, de repartir à la charge, en déplorant derechef « l'influence de cet appareil théâtral, dramatique, donné à nos discussions. » « C'est un contresens, ajoutait-il, d'avoir une tribune dans cette chambre ; levez les yeux sur ces loges et dites-moi si on n'a pas apporté la tribune dans une salle de spectacle. » C'était trop tard : « Nous ne pouvons démolir la salle » objecta Vivien, illustre juriste parlementaire de la Monarchie de Juillet.
Ces doléances, sans suite immédiate, avaient de l'avenir. La critique de la tribune et du théâtre avait d'autant plus de portée qu'elle coïncidait avec une dénonciation des périls de l'éloquence exprimée dès le temps des assemblées révolutionnaires qui n'y succombaient pas sans remords. »
Ce qui ne va tout de même pas sans mal : l’ouvrage, qui fait une belle place à l’ambiance chahuteuse qui a marqué l’Assemblée, surtout au cours des IIIè et IVè Républiques, et parler – ou crier – en séance plénière, avant l’arrivée des micros, fut toujours un exercice de musculature des cordes vocales. C’est ce qui ressort d’un rapport sur les projets de construction d'une salle définitive sur le quai d'Orsay et d'une salle provisoire dans la cour d`honneur, de Jules-Louis BRETON (1906), cité dans le même texte :
« Le grand nombre de places qu'il a fallu installer dans la salle a fait déborder les gradins en arrière, à gauche et à droite de la tribune. En sorte que l'orateur ne se fait entendre que par les députés des centres lorsqu'il parle simplement en face, sa voix restant perdue pour les gauche et droite extrêmes. Les orateurs qui ont la grande habitude de la parole et de la salle se tournent alternativement à gauche et à droite et satisfont momentanément l'un et l'autre côté. Mais ces communications entrecoupées ne sont jamais que le morcellement d'une pleine audition et la ruine d'un vrai jeu de tribune. On notera, d'ailleurs, que les paroles alternant sur les côtés sacrifient l'audition centrale. En réalité on entend généralement fort mal les orateurs. Il faut toutefois reconnaître que les députés qui ont l'oreille de la Chambre et en faveur desquels le silence absolu s'établit aussitôt qu'ils arrivent à la tribune sont bien entendus de presque toutes les places. C'est que le bruit entretenu par les auditeurs eux-mêmes est considérable à la Chambre et qu'il est le grand obstacle à la portée de la parole. »
Il est plus difficile d’évaluer la portée d’une voix d’orateur dans le contexte de votre seconde image, Kennington common, un pré communal servant également de terrain de cricket, étant un lieu ouvert et plat. Certes l’automobile n’existait pas à la date de la photo (1848), mais la présence de l’usine derrière la foule nous laisse à craindre que le quartier devait être assez bruyant… toutefois, en l’absence de données précises là-dessus – ainsi que sur la puissance et le sens du vent – nous aurions du mal à vous dire combien de personnes ont effectivement entendu les discours qui s’y sont tenus.
De là à douter de la véracité des grands discours militaires de l’histoire, il n’y a qu’un pas… que nous aurons d’autant plus tendance à franchir avec vous que le discours historique fut, de l’antiquité au XXe siècle, un exercice rhétorique parfaitement assumé, fruit d’hypothèses plus ou moins vraisemblables d’historiens ou de nécessités de propagande. Voir à ce sujet l’article de Chiara Carsana, « Discours vrais ou inventés ? Le cas d’Appien », paru en 2013 dans la revue Dialogues l’Histoire ancienne et lisible sur Persée :
« D’un point de vue théorique et méthodologique, un passage des Histoires de Thucydide reste incontournable pour comprendre l’optique des historiens anciens. Ce passage a eu un large écho chez les auteurs postérieurs, de Platon à Éphore et Polybe, jusqu’ à l’époque impériale avec Denys d’Halicarnasse, Lucien et Quintilien. J’en cite ici la traduction de J. de Romilly (que nous discuterons un peu plus loin) :
J’ajoute qu’en ce qui concerne les discours prononcés par les uns et les autres […] il était bien difficile d’en reproduire la teneur même avec exactitude, autant pour moi, quand je les avais personnellement entendus, que pour quiconque me les rapportait de telle ou telle provenance : j’ai exprimé ce qu’à mon avis ils auraient pu dire qui répondît le mieux à la situation, en me tenant, pour la pensée générale, le plus près possible des paroles réellement prononcées : tel est le contenu des discours. D’autre part, en ce qui concerne les actes qui prirent place au cours de la guerre, je n’ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux informations du premier venu, non plus qu’à mon avis personnel : ou bien j’y ai assisté moi-même, ou bien j’ai enquêté sur chacun auprès d’autrui avec toute l’exactitude possible.
Sur Persée toujours, un article de Jean-Paul Bertaud, « L'expédition d'Egypte et la construction du mythe napoléonien », montre que Napoléon, par exemple, sut très vite l’intérêt de diffuser le contenu de ses harangues par les journaux :
« Durant la campagne d'Italie, Bonaparte se servit de l'imprimé pour se faire connaître, héroïser ses soldats et sa propre personne. Il utilisa d'abord le Moniteur, journal quasi officiel à l'époque. Les bulletins militaires qu'il envoyait au Directoire y furent publiés ainsi que la correspondance de son chef d' Etat-Major, Berthier ou celle des commissaires aux armées quand celle-ci lui était favorable et enfin, les proclamations et les harangues qu'il avait adressées à ses soldats. En 1797, par exemple, 60 % de la surface consacrée par le Moniteur aux nouvelles en provenance de toutes les armées le fut pour décrire les prouesses de l'Armée d'Italie.
Bonaparte employa aussi pour conforter l'image de sa gloire, un journal qu'il subventionna sans doute. Il s'agit du Journal de Bonaparte et des hommes vertueux, quotidien qui parût du 1 ventôse au 1 1 germinal an V. Pour faire face aux journaux royalistes qui dénonçaient sa politique personnelle en Italie, pour focaliser l'attention du public sur la campagne qu'il menait, enfin pour expliquer aux patriotes italiens et à ses soldats son action, Bonaparte créa deux journaux : le Courrier de l'Armée d'Italie et la France vue de l'Armée d'Italie. »
Qu’importait dès lors le nombre exact de soldats s’étant affectivement entendu rappeler que quarante siècles les contemplait… puisque des dizaines de milliers de lectures pouvaient profiter de ces citations historiques !
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