Question d'origine :
Question de mon fils de 9 ans, qui m'a "collé":
Pourquoi le verbe "peindre" se conjugue en "-eigne" au pluriel au présent (nous peignons, vous peignez, ils peignent) ? Pourquoi ça change de "eindre" en "eigne" ?
(force étant de constater que cela fonctionne pour tous ceux auxquels j'ai pu penser depuis: geindre, feindre, teindre, ....)
Merci pour lui (et pour moi par la même occasion)
Réponse du Guichet
gds_se
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 16/02/2017 à 09h50
Bonjour
En effet, tous les verbes en –eindre ont une terminaison au pluriel de l’indicatif présent en –eigne :
« A –indre et –soudre correspondent en latin –ngěre et –solvěre. Un d s’est développé à l’infinitif et dans les temps qui en dérivent, le futur simple et le conditionnel présent. »
« Dans les verbes en –indre, les consonnes –nd du radical de l’infinitif se changent en –gn (n mouillé) devant une désinence commençant par une voyelle : peindre , nous peiGN-ons, je peiGN-ais […]. »
Le bon usage : grammaire française / Maurice Grévisse et André Goosse
Ce changement de terminaison semble venir de la racine latine de ces différents verbes, ce que nous explique l’ouvrage Morphologie historique des verbes français : notions générales, conjugaisons régulières, verbes irréguliers d’André Lanly :
« Verbes en –aindre, -eindre et –oindre
En principe chacun de ces types a une origine latine déterminée :
1°) – aindre < latin – ángěre (ex. : plaindre < plángěre)
2°) –eindre < latin – ingěre (ex. : feindre < fingěre)
(cf. ceindre < cingěre – peindre < pingěre)
3°) – oindre < latin – ungěre (ex. : poindre < pungěre)
(cf joindre < jungěre)
En réalité deux ordres de faits ont troublé l’ordonnance des deux premiers types :
a) –ain s’est confondu phonétiquement avec –ein dès le début du XIIXe siècle, semble-t-il : dès lors des hésitations graphiques se sont produites : ainsi *infrangěre a donné d’abord enfraindre , qui s’est écrit plus tard aussi enfreindre , graphie qui a finalement triomphé ; de même *attangěre a d’abord donné ataindre , encore courant au XVIe s., et finalement atteindre
b) Des verbes tels que
• Crěměre > ancien français criembre
• Gěměre > ancien français giembre
• Imprîmere > vulg. Imprěmere > ancien français empriembre
Ont rejoint assez tôt l’un ou l’autre des types précédents, d’où : craindre – geindre – empreindre
Signalons que ces verbes ont eu tendance, au XVIe surtout, à se conjuguer d’après l’infinitif : du moins observe-t-on de nombreuses formes de présent telles que :
• Nous complaindons
• Vous plaindez
• Ils conjoindent »
« Type en –aindre < latin – ángěre
Plaindre
Latin. Plangěre , plango, -is, planxi, planctum (1. Frapper. 2. Se frapper (la poitrine). 3. Se livrer à des manifestations de douleurs). »
L’évolution de la conjugaison de ce verbe à l’indicatif présent est la suivante :
- 1ere personne du singulier :
o Latin classique : plángo
o Latin vulgaire : pláng(o)
o Ancien français : planc puis plaing
o Français moderne : je plains
- 2eme personne du singulier :
o Latin classique : plángis
o Latin vulgaire : planyis > plánis > plains
o Ancien français : (tu) plains au XIIe s.
o Français moderne : tu plains
- 1ere personne du pluriel :
o Latin classique : plángimus
o Latin vulgaire : plángimus > planimus > planumus
o Ancien français : (nos) plagnons puis plaignons (analogie du singulier ?)
o Français moderne : nous plaignons
- 2eme personne du pluriel :
o Latin classique : plángitis
o Latin vulgaire : plangitis > planitis
o Ancien français : (vos) plagnez puis plaigniez
o Français moderne : vous plaignez
« La transformation phonétique est assez complexe : en voici les étapes à la 3e personne : planit ou plainit (yod de transition) > plainit > plaint > pláĩnt > plāĩnt > plēĩnt > plē(nt)
P. Fouché ( Morphologie , p.130) dit qu’ici « playnons et playnez ont maintenu leur yod par analogie avec les personnes du singulier » »
« Conclusion : L’évolution du type latin en –ángěre (et –ingere) était phonétiquement complexe. Néanmoins, dans la première époque (jusqu’au XIIIe siècle), ces verbes ont évolué phonétiquement. Un peu de simplification est venue au passé simple et à l’imparfait du subjonctif, du fait de l’extension du radical plaign- des 1er et 2e pers. du plur. de l’indicatif présent, de l’imparfait, du participe présent. Il ne restait plus que trois radicaux : plain-, plaindr-, plaign- ; c’est encore beaucoup »
Il semble donc que ce soit par un glissement du latin vulgaire vers l’ancien français puis vers le français moderne que le radical plaign- s’impose pour les 1er, 2e et 3e personnes du pluriel de l’indicatif présent.
Cette évolution du latin classique au français moderne s’étend sur plusieurs siècles et résulte de plusieurs influences :
« L'histoire du français, langue romane, commence au latin, non pas au latin classique mais au latin « vulgaire » ou « populaire » ou encore « roman commun » : on appelle ainsi ce que l'on suppose avoir été la langue parlée dans la partie occidentale de l'Empire romain. De l'ancienne langue celtique gauloise, qui n'était pas écrite, il n'est resté que quelques mots. Les invasions germaniques en Gaule entraînent, avec le morcellement et la faiblesse du pouvoir politique, la ruine des lettres et des études latines et une accélération de l'évolution qui fait éclater le gallo-roman en dialectes multiples répartis en deux groupes principaux : le groupe d'oïl au nord et le groupe d'oc au sud. En même temps, un nombre assez important d'éléments germaniques pénètrent dans la langue. […]
Tout au long de son histoire, l'unification linguistique de la France est liée à son unification politique et aux progrès de la centralisation. La cour du roi, fixée à Paris, est malgré quelques éclipses une des plus brillantes ; la capitale doit aussi son rayonnement intellectuel à ses écoles et à son Université. […]
Les transformations qui, sur le plan du système morpho-syntaxique, mènent du latin vulgaire à l'ancien français puis au moyen français s'expliquent en partie par l'action déstructurante de l'évolution phonétique, tantôt compensée, tantôt compliquée, tantôt accélérée par les changements sémantiques et par un processus analogique, important dans une langue évoluant librement. »
France (Arts et culture) : la langue française / Gérald Antoine, Jean-Claude Chevalier, Loïc Depecker et Françoise Helgorsky (in Encyclopaedia Universalis)
Afin de pouvoir vous apporter une réponse plus complète sur ce sujet, nous avons contacté l’Institut de Linguistique Française. Nous vous tiendrons informés de leur réponse dès qu'elle nous parviendra.
Bonne journée
En effet, tous les verbes en –eindre ont une terminaison au pluriel de l’indicatif présent en –eigne :
« A –indre et –soudre correspondent en latin –ngěre et –solvěre. Un d s’est développé à l’infinitif et dans les temps qui en dérivent, le futur simple et le conditionnel présent. »
« Dans les verbes en –indre, les consonnes –nd du radical de l’infinitif se changent en –gn (n mouillé) devant une désinence commençant par une voyelle : peindre , nous peiGN-ons, je peiGN-ais […]. »
Le bon usage : grammaire française / Maurice Grévisse et André Goosse
Ce changement de terminaison semble venir de la racine latine de ces différents verbes, ce que nous explique l’ouvrage Morphologie historique des verbes français : notions générales, conjugaisons régulières, verbes irréguliers d’André Lanly :
«
En principe chacun de ces types a une origine latine déterminée :
1°) – aindre < latin – ángěre (ex. : plaindre < plángěre)
2°) –eindre < latin – ingěre (ex. : feindre < fingěre)
(cf. ceindre < cingěre – peindre < pingěre)
3°) – oindre < latin – ungěre (ex. : poindre < pungěre)
(cf joindre < jungěre)
En réalité deux ordres de faits ont troublé l’ordonnance des deux premiers types :
a) –ain s’est confondu phonétiquement avec –ein dès le début du XIIXe siècle, semble-t-il : dès lors des hésitations graphiques se sont produites : ainsi *infrangěre a donné d’abord enfraindre , qui s’est écrit plus tard aussi enfreindre , graphie qui a finalement triomphé ; de même *attangěre a d’abord donné ataindre , encore courant au XVIe s., et finalement atteindre
b) Des verbes tels que
• Crěměre > ancien français criembre
• Gěměre > ancien français giembre
• Imprîmere > vulg. Imprěmere > ancien français empriembre
Ont rejoint assez tôt l’un ou l’autre des types précédents, d’où : craindre – geindre – empreindre
Signalons que ces verbes ont eu tendance, au XVIe surtout, à se conjuguer d’après l’infinitif : du moins observe-t-on de nombreuses formes de présent telles que :
• Nous complaindons
• Vous plaindez
• Ils conjoindent »
« Type en –aindre < latin – ángěre
Latin. Plangěre , plango, -is, planxi, planctum (1. Frapper. 2. Se frapper (la poitrine). 3. Se livrer à des manifestations de douleurs). »
L’évolution de la conjugaison de ce verbe à l’indicatif présent est la suivante :
- 1ere personne du singulier :
o Latin classique : plángo
o Latin vulgaire : pláng(o)
o Ancien français : planc puis plaing
o Français moderne : je plains
- 2eme personne du singulier :
o Latin classique : plángis
o Latin vulgaire : planyis > plánis > plains
o Ancien français : (tu) plains au XIIe s.
o Français moderne : tu plains
- 1ere personne du pluriel :
o Latin classique : plángimus
o Latin vulgaire : plángimus > planimus > planumus
o Ancien français : (nos) plagnons puis plaignons (analogie du singulier ?)
o Français moderne : nous plaignons
- 2eme personne du pluriel :
o Latin classique : plángitis
o Latin vulgaire : plangitis > planitis
o Ancien français : (vos) plagnez puis plaigniez
o Français moderne : vous plaignez
« La transformation phonétique est assez complexe : en voici les étapes à la 3e personne : planit ou plainit (yod de transition) > plainit > plaint > pláĩnt > plāĩnt > plēĩnt > plē(nt)
P. Fouché ( Morphologie , p.130) dit qu’ici « playnons et playnez ont maintenu leur yod par analogie avec les personnes du singulier » »
« Conclusion : L’évolution du type latin en –ángěre (et –ingere) était phonétiquement complexe. Néanmoins, dans la première époque (jusqu’au XIIIe siècle), ces verbes ont évolué phonétiquement. Un peu de simplification est venue au passé simple et à l’imparfait du subjonctif, du fait de l’extension du radical plaign- des 1er et 2e pers. du plur. de l’indicatif présent, de l’imparfait, du participe présent. Il ne restait plus que trois radicaux : plain-, plaindr-, plaign- ; c’est encore beaucoup »
Il semble donc que ce soit par un glissement du latin vulgaire vers l’ancien français puis vers le français moderne que le radical plaign- s’impose pour les 1er, 2e et 3e personnes du pluriel de l’indicatif présent.
Cette évolution du latin classique au français moderne s’étend sur plusieurs siècles et résulte de plusieurs influences :
« L'histoire du français, langue romane, commence au latin, non pas au latin classique mais au latin « vulgaire » ou « populaire » ou encore « roman commun » : on appelle ainsi ce que l'on suppose avoir été la langue parlée dans la partie occidentale de l'Empire romain. De l'ancienne langue celtique gauloise, qui n'était pas écrite, il n'est resté que quelques mots. Les invasions germaniques en Gaule entraînent, avec le morcellement et la faiblesse du pouvoir politique, la ruine des lettres et des études latines et une accélération de l'évolution qui fait éclater le gallo-roman en dialectes multiples répartis en deux groupes principaux : le groupe d'oïl au nord et le groupe d'oc au sud. En même temps, un nombre assez important d'éléments germaniques pénètrent dans la langue. […]
Tout au long de son histoire, l'unification linguistique de la France est liée à son unification politique et aux progrès de la centralisation. La cour du roi, fixée à Paris, est malgré quelques éclipses une des plus brillantes ; la capitale doit aussi son rayonnement intellectuel à ses écoles et à son Université. […]
Les transformations qui, sur le plan du système morpho-syntaxique, mènent du latin vulgaire à l'ancien français puis au moyen français s'expliquent en partie par l'action déstructurante de l'évolution phonétique, tantôt compensée, tantôt compliquée, tantôt accélérée par les changements sémantiques et par un processus analogique, important dans une langue évoluant librement. »
France (Arts et culture) : la langue française / Gérald Antoine, Jean-Claude Chevalier, Loïc Depecker et Françoise Helgorsky (in Encyclopaedia Universalis)
Afin de pouvoir vous apporter une réponse plus complète sur ce sujet, nous avons contacté l’Institut de Linguistique Française. Nous vous tiendrons informés de leur réponse dès qu'elle nous parviendra.
Bonne journée
Réponse du Guichet
gds_se
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 23/02/2017 à 16h19
Bonjour
Michel Roché, linguiste au sein du Laboratoire Cognition, Langues, Langage, Ergonomie (CLLE) nous a aimablement répondu - et nous le remercions ici.
Vous trouverez sa réponse dans la pièce jointe.
Bonne journée
Michel Roché, linguiste au sein du Laboratoire Cognition, Langues, Langage, Ergonomie (CLLE) nous a aimablement répondu - et nous le remercions ici.
Vous trouverez sa réponse dans la pièce jointe.
Bonne journée
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