Pourquoi est-ce que l'on confond souvent notre subjectivité personnelle avec la vérité?
Question d'origine :
Pourquoi est-ce que l'on confond souvent notre subjectivité personnelle avec une grande vérité? Pourquoi est-ce que l'on pense souvent que notre point de vue, nos valeurs devraient être partagées par tout le monde?
Réponse du Guichet

Bien que notre subjectivité soit une forme de connaissance valable, la considérer comme la seule vérité relève d'un biais cognitif qui nous empêche d'accéder à une compréhension plus globale et objective de la réalité. La science reste la manière la plus fiable de neutraliser cette subjectivité grâce à l'usage de méthodes et de l'expérimentation. Certains philosophes estiment néanmoins que nos interprétations sensorielles du réel (et donc de la vérité) rendent impossible toute appréhension objective de celui-ci.
Bonjour,
A première vue, il peut sembler contre intuitif de ne pas se fier à notre propre subjectivité. Notre expérience du réel est difficile à remettre en question, elle s'impose à nous puisque nous l'avons expérimenté, vécu, ressenti. Comment se pourrait-il alors que ce que nous éprouvions ne soit pas totalement vrai, ou du moins que cela ne soit qu'un fragment d'une réalité plus globale ? Une expérience limitée et partielle du réel serait conditionnée par notre propre subjectivité et en premier lieu par nos sens. C'est la fameuse Allégorie de la Caverne, exposée par Platon dans La République, un des premiers grands textes de la philosophie occidentale mettant en garde hommes et femmes sur la confiance qu'ils accordent au sensible :
La première thèse de l'allégorie de la caverne est d'ordre métaphysique, car elle concerne la valeur de vérité que l'homme peut accorder à ce qu'il perçoit par ses sens. Platon dévalorise l'accès sensible à la connaissance, car le sensible ne permet de toucher que l'apparence phénoménale et non la chose en soi. Le message le plus fort de Platon est donc de ne pas prendre pour vraies les données de nos sens. Ceux-ci sont trompeurs, et font écran à une saisie adéquate du réel, qui ne peut se voir réduit à l'échelle humaine des sens. Seule l'intelligence rationnelle permet d'accéder à la réalité, selon Platon.
Source : Allégorie de la caverne (Wikipedia).
Nous manquons donc parfois de recul pour avoir une appréhension objective du réel, à savoir un alignement entre ce qu'est le réel et notre pensée. Notre seule expérience de la réalité est nécessairement subjective et intimement chevillée à notre intériorité. Comme le recommande Platon, l'usage de la raison permettrait de mettre à distance nos biais subjectifs tels que nos sens, nos préjugés, nos préférences et encore nos passions. Le philosophe Bernard Jolibert voit également une incompatibilité entre subjectivité et vérité. Sans être catégorique, il fait lui aussi le lien entre subjectivité et tromperie :
Lorsqu’une pensée des choses est à ce point relative au sujet pensant, alors son contenu risque de ne plus être conforme à la réalité de ces choses. L’arbitraire guette la subjectivité. Poussée au bout de l’usage courant, la subjectivité devient quasiment synonyme de fausseté, voire de tromperie. Elle indique l’inadéquation radicale de l’idée à son objet réel à cause d’une déformation, volontaire ou involontaire, apportée par le sujet. La représentation mentale, loin de cerner l’essence de la chose, trahit sa véritable nature. La subjectivité ne serait plus révélatrice de l’objet, y compris lorsque celui-ci est le sujet pensant lui-même. Bien au contraire, elle serait seulement l’expression du fonctionnement mental de celui qui pense. On entre alors de plain-pied dans le domaine de l’illusion, de la mauvaise foi ou de l’idéologie.
Source : Subjectivité et vérité, Bernard Jolibert (Subjectivité et vérité. Gilles Ferréol. Place et statut de la subjectivité dans les sciences sociales, EME éditions, pp.1-16, 2014.)
Dans ce cas, comment définir ce qui a valeur de connaissance objective ? La science fait partie de cet effort collectif de rationalisation du réel qui par ses méthodes est la discipline la plus à même de produire des vérités intangibles. Les résultats sont pour certains instables et les connaissances continuellement actualisées, mais elle permet par l'exercice de la raison, du doute et de l'expérimentation de nous accorder collectivement sur ce qu'est le réel. Peut-être jugé comme vrai, ce dont sur quoi les Hommes s'accordent après examen rationnel d'un phénomène. Nous vous conseillons la lecture de cet article de Edmond Marc, Connaissance de la vérité et vérité de la connaissance (Gestalt, 2008 sur Cairn) :
La réalité devient ce qui est partagé par l’ensemble des consciences dans une démarche rationnelle; elle est ce qui ne relève pas de l’imaginaire, de l’illusion, de la vision subjective (« la production de la vérité est un phénomène objectif, étranger au moi, qui se passe en nous, sans nous » E. Renan).
(...)
Comme le souligne le savant Henri Poincaré, « une réalité complètement indépendante de l’esprit qui la conçoit la voit ou la sent, c’est une impossibilité ». Dès lors, l’objectivité est ce qui nous est donné dans l’expérience comme objets extérieurs à nous, constitués de manière fixe et stable, indépendants des désirs ou des opinions du sujet et qui relèvent d’une représentation commune. Ces objets, tout en étant portés par une conscience individuelle, « sont néanmoins objectifs parce qu’ils sont, deviendront ou resteront communs à tous les être pensants » (Poincaré, La valeur de la science).
Il n'existerait donc pas de réalité qui soit indépendante d'une conscience ou d'une subjectivité. Néanmoins, une démarche rationnelle ou méthodique permettrait de neutraliser les biais sensoriels individuels et de s'accorder collectivement sur une vérité objective. Sur ces questions, nous vous suggérons aussi la lecture de cet entretien sur France Culture, avec le philosophe des sciences Philippe Huneman, qui pourrait alimenter votre réflexion : Vérité scientifique : "Il faut des choses dont vous ne doutez pas pour pouvoir douter correctement".
Aussi comme nous l'évoquions dans une précédente réponse : "L’objectivité serait le caractère de la démarche scientifique en ce qu’elle « tend à s’affranchir de la sensibilité subjective en construisant méthodologiquement son objet à partir de l’observation et de l’expérimentation » (La philosophie de A à Z / Elisabeth Clément, Chantal Demonque, Laurence Hansen-Love, Pierre Khan, Hatier, 2004).
Enfin, certains penseurs ne croient pas en la capacité des Hommes à s'approprier le réel. Selon Nietzsche cette aspiration est un idéal, mais aucunement une possibilité. C'est la réponse de l'Homme face à son incapacité à embrasser l'instable, l'insaisissable et l'incertain. Il fabrique des certitudes et des vérités pour calmer ses angoisses et mettre du sens sur ce qui l'entoure.
En effet selon Nietzsche dans les Fragments posthumes, "Il n'y a pas de faits, juste des interprétations". C'est l'un des points essentiels développés dans l'émission Tout n’est-il qu’interprétation ? (Avec Philosophie, France Culture, 2022), où deux spécialistes du philosophe allemand, Céline Denat et Dorian Astor, résument la position de Nietzsche quant à l'impossibilité physique de l'Homme à accéder à une compréhension globale du réel, c'est à dire à la vérité.
Il n'existerait donc pas de vérité absolue. Tout ce que nous nommons visuellement "réalité" ou "fait" ne serait que le résultat de notre point de vue et de notre propre processus d'interprétation. Chaque chose que nous ressentons, que nous regardons, chaque réflexion que nous nourrissons passe nécessairement par un filtre qui est notre corps et qui falsifie le réel. Notre perception est nécessairement une interprétation corporelle du réel. Selon Nietzsche, si nous ne pouvons pas directement appréhender le réel (ou la vérité) du fait de nos barrières corporelles, nous devons plutôt nous attacher à comprendre comment fonctionne le corps du sujet connaissant pour déterminer comment il comprend. Bien qu'il ne nous permette pas de dire quoi que ce soit de la réalité extérieure en soit...
Par ailleurs, et cela rejoint de nombreuses questions que vous avez pu nous poser, Céline Denat précise que :
Toute interprétation implique des valeurs, c'est-à-dire des choix, des préférences, qui font que nous voyons "la réalité" de telle manière plutôt que d'une autre. Par exemple, Nietzsche dit que lorsqu'un penseur ou une culture choisit de placer l'homme au sommet des vivants, et même de le considérer comme étant d'une toute autre nature que les autres vivants, c'est parce que l'interprétation de la réalité qui est posée ici implique un choix, en l'occurrence une préférence absolue accordée à l'homme. Dans toute interprétation, il y a des choix, le plus souvent des choix inconscients."
En espérant avoir répondu à votre question,
Pour poursuivre sur le même sujet :
L'Ultime scepticisme ». la vérité comme régime d'interprétation - Patrick Wolting (Revue philosophique de la France et de l'étranger 2006/4 (Tome 131), Cairn)
Le chercheur et son expérience de la subjectivité : une sensibilité partagée - Marie-Josée Girard, Fanny Bréart De Boisanger, Isabelle Boisvert, Mélanie Vachon ( Spécificités 2015/2 (n° 8), pages 10 à 20, Cairn)
La subjectivité comme vérité. Réflexions sur l'essai biographique - Robert Vigneault (Les nouvelles écritures biographiques, 2013).