Question d'origine :
Bonjour,
Timothée 11 ans me demande d'où vient l'exigence de cacher ses parties intimes.
Je pense que c'est une question de morale liée à la culture. Il me semble que cela est différent dans d'autres cultures ?
Quand ce besoin est-il apparu ?
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 15/06/2020 à 10h46
Bonjour,
Réponse du Département Civilisation :
La pudeur est une notion qui traverse tout autant la religion, l’anthropologie que la psychanalyse et l’histoire. Nous ne pouvons donc vous fournir ici une réponse définitive sur un sujet aussi débattu.
Ceci étant voici quelques pistes pour répondre à vos questionnements ainsi qu’à ceux de Timothée.
Référons nous dans un premier temps au Dictionnaire du corps paru aux éditions du CNRS et sous la direction de Bernard Andrieu et Gilles Boëtsch :
« La pudeur est un mot qui peut s’appliquer tant au domaine des sentiments qu’à celui des corps. En tant que sentiment elle retient d’accomplir ou de regarder toute action condamnée par un ordre moral personnel ou caractéristique d’une époque ou d’un lieu donné…la pudeur sociale définit les limites tolérées à l’exhibition du corps en fonction d’une époque et d’un lieu..ce que l’on nomme encore la décence ».
Cette définition reprend la pensée deJean Claude Bologne développée dans son « Histoire de la pudeur ». Ainsi donc il n‘y a pas de pudeur unique mais "un ensemble de comportements qui dans des contextes multiples peuvent révéler de la pudeur".
De même,revenant sur l’importance du vêtement dans l’histoire de l’humanité, l'auteur nous précise que : « couvrir ou orner son corps nu constitue sans doute le trait de singularité par lequel chaque culture et chaque société exprime son identité ».
Cette approche embrassant le champ anthropologique évite sans doute de faire de la pudeur une notion historiquement datée et une construction sociale.
Ainsi alors queNorbert Elias dans "La civilisation des moeurs en 1939 démontre que la pudeur depuis la Renaissance joue un rôle essentiel dans le processus de civilisation des sociétés occidentales, Hans Peter Duerr dans Nudité et pudeur : le mythe du processus de civilisation récuse la thèse d’Elias qui selon lui oppose l’Europe civilisée (et régit pas la censure et la contrainte) au sociétés dites « primitives ».
Suivant la théorie deHans Peter Duerr « il existe un fond culturel commun à toutes les sociétés, incitant à rompre avec l’animalité par la dissimulation de la nudité et des fonctions naturelles, des invariants psychologiques. » selon Gaëlle Deschodt (Source : article en ligne sur Cairn « La pudeur , un bilan »)
La pudeur comme « besoin » et outil de distinction
L’idée de penser la pudeur comme un besoin irrigue en quelque sorte le champ des études anthropologiques. En effet au besoin physiologique pour l’homme « ayant perdu ses poils » de se couvrir (cf. La préhistoire du sexe de Timothy Taylor) s’accole sans se substituer, une nécessité de se mettre à distance des animaux et de l’animalité humaine comme le développeDavid Le Breton dans son Anthropologie du corps et de la modernité.
Le philosopheEric Fia t un article intitulé Pudeur et intimité développe l’idée que cette incitation devenue nécessité de rompre avec l’animalité rejoint d’une certaine manière ce célèbre passage de la Genèse (3 :7) : «Les yeux de l'un et de l'autre s'ouvrirent, ils connurent qu'ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s'en firent des ceintures.» :
« Ce que nous murmure le récit de La Genèse, c’est que le sentiment de pudeur est à l’origine même du processus de civilisation, lequel est à interpréter comme un arrachement à l’immédiateté naturelle (unité immédiate esprit/corps, homme/monde, homme/Dieu, homme/femme). La « pomme d’Adam », bien entendu…, c’est d’abord à la conscience, c’est-à-dire à la distinction sujet/objet. Ce qui s’est perdu, dès après que fut croqué le fruit, c’est cette coïncidence, cette immédiateté, cette harmonie, cet accord préétabli entre soi et le monde, entre soi et son corps, dont jouit l’animal.
Avoir conscience de son corps comme étant son corps, avoir franchi le « stade du miroir » comme disent les analystes est donc la condition de possibilité de la pudeur. La nudité de l’animal n’est pas le résultat d’une décision…Aussi ne change-t-il pas son corps : il le laisse à l’état de nature, il le laisse dans l’état où la nature le lui livre, parce qu’il n’y a pas en lui cette instance qu’on appelle l’esprit, devant laquelle viendrait « comparaître » le corps.
Le philosophe revient également sur ce qu’il nomme « une géographie de la pudeur » :
« Aucun homme ne laisse donc son corps à l’état de nature. Oh, certes, il y a l’infinie variété culturelle, et il est important de ne pas oublier qu’habiller son corps ce n’est pas toujours le couvrir d’une feuille de vigne ou de figuier : l’étui pénien, l’épilation du crane comme du pubis, les breloques, la tache de peinture sur le front sont également des manières de ne pas laisser le corps à l’état de nature; il y a bien une histoire, une géographie de la pudeur.
La pudeur n’est pas donnée à la naissance : l’enfant n’a pas immédiatement souci de ce qu’il est physiquement aux yeux des autres : la pudeur n’est pas un immédiat, elle se construit au cours du temps.
Mais il serait erroné d’en déduire qu’elle n’est pas naturelle à l’homme : parce que l’homme est un animal politique qui vit sous le regard des autres, il est dans sa nature d’éprouver quelque gêne à être réduit à ce corps plus ou moins animal qui est le sien. La pudeur fait donc partie de la « nature » de l’homme, parce qu’elle tient à sa manière d’être tout à fait spécifique dans la création : celle d’un être qui est à la fois un esprit et un corps. »
Pour aller plus loin :
Deux autres questions du GDS sur les « besoins naturels des esquimaux » (dans laquelle il est question de pudeur évidemment) et sur la pudeur dans les religions.
Une emission radiophonique sur le thème de la pudeur et de la religion
Un autre dictionnaire du corps
sous la direction de Michela Marzano qui revient en détail sur les développements psychanalytiques autour de la notion de pudeur.
Bonnes lectures !
La pudeur est une notion qui traverse tout autant la religion, l’anthropologie que la psychanalyse et l’histoire. Nous ne pouvons donc vous fournir ici une réponse définitive sur un sujet aussi débattu.
Ceci étant voici quelques pistes pour répondre à vos questionnements ainsi qu’à ceux de Timothée.
Référons nous dans un premier temps au Dictionnaire du corps paru aux éditions du CNRS et sous la direction de Bernard Andrieu et Gilles Boëtsch :
« La pudeur est un mot qui peut s’appliquer tant au domaine des sentiments qu’à celui des corps. En tant que sentiment elle retient d’accomplir ou de regarder toute action condamnée par un ordre moral personnel ou caractéristique d’une époque ou d’un lieu donné…la pudeur sociale définit les limites tolérées à l’exhibition du corps en fonction d’une époque et d’un lieu..ce que l’on nomme encore la décence ».
Cette définition reprend la pensée de
De même,revenant sur l’importance du vêtement dans l’histoire de l’humanité, l'auteur nous précise que : « couvrir ou orner son corps nu constitue sans doute le trait de singularité par lequel chaque culture et chaque société exprime son identité ».
Cette approche embrassant le champ anthropologique évite sans doute de faire de la pudeur une notion historiquement datée et une construction sociale.
Ainsi alors que
Suivant la théorie de
La pudeur comme « besoin » et outil de distinction
L’idée de penser la pudeur comme un besoin irrigue en quelque sorte le champ des études anthropologiques. En effet au besoin physiologique pour l’homme « ayant perdu ses poils » de se couvrir (cf. La préhistoire du sexe de Timothy Taylor) s’accole sans se substituer, une nécessité de se mettre à distance des animaux et de l’animalité humaine comme le développe
Le philosophe
« Ce que nous murmure le récit de La Genèse, c’est que le sentiment de pudeur est à l’origine même du processus de civilisation, lequel est à interpréter comme un arrachement à l’immédiateté naturelle (unité immédiate esprit/corps, homme/monde, homme/Dieu, homme/femme). La « pomme d’Adam », bien entendu…, c’est d’abord à la conscience, c’est-à-dire à la distinction sujet/objet. Ce qui s’est perdu, dès après que fut croqué le fruit, c’est cette coïncidence, cette immédiateté, cette harmonie, cet accord préétabli entre soi et le monde, entre soi et son corps, dont jouit l’animal.
Avoir conscience de son corps comme étant son corps, avoir franchi le « stade du miroir » comme disent les analystes est donc la condition de possibilité de la pudeur. La nudité de l’animal n’est pas le résultat d’une décision…Aussi ne change-t-il pas son corps : il le laisse à l’état de nature, il le laisse dans l’état où la nature le lui livre, parce qu’il n’y a pas en lui cette instance qu’on appelle l’esprit, devant laquelle viendrait « comparaître » le corps.
Le philosophe revient également sur ce qu’il nomme « une géographie de la pudeur » :
« Aucun homme ne laisse donc son corps à l’état de nature. Oh, certes, il y a l’infinie variété culturelle, et il est important de ne pas oublier qu’habiller son corps ce n’est pas toujours le couvrir d’une feuille de vigne ou de figuier : l’étui pénien, l’épilation du crane comme du pubis, les breloques, la tache de peinture sur le front sont également des manières de ne pas laisser le corps à l’état de nature; il y a bien une histoire, une géographie de la pudeur.
La pudeur n’est pas donnée à la naissance : l’enfant n’a pas immédiatement souci de ce qu’il est physiquement aux yeux des autres : la pudeur n’est pas un immédiat, elle se construit au cours du temps.
Mais il serait erroné d’en déduire qu’elle n’est pas naturelle à l’homme : parce que l’homme est un animal politique qui vit sous le regard des autres, il est dans sa nature d’éprouver quelque gêne à être réduit à ce corps plus ou moins animal qui est le sien. La pudeur fait donc partie de la « nature » de l’homme, parce qu’elle tient à sa manière d’être tout à fait spécifique dans la création : celle d’un être qui est à la fois un esprit et un corps. »
Pour aller plus loin :
Deux autres questions du GDS sur les « besoins naturels des esquimaux » (dans laquelle il est question de pudeur évidemment) et sur la pudeur dans les religions.
Une emission radiophonique sur le thème de la pudeur et de la religion
Un autre dictionnaire du corps
sous la direction de Michela Marzano qui revient en détail sur les développements psychanalytiques autour de la notion de pudeur.
Bonnes lectures !
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