interculturel
DIVERS
+ DE 2 ANS
Le 28/01/2020 à 09h15
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Question d'origine :
Bonjour,
Je voudrais savoir comment et quand est apparu le terme interculturel ou interculturalité et quelle est l'histoire de cette notion. cela m'aiderait à comprendre ce qu'elle couvre, par rapport aussi aux autres notions de multiculturalisme, transculturalisme, de pluriculturalisme...
Merci d'avance,
charlotte
Réponse du Guichet
gds_et
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 29/01/2020 à 14h26
Bonjour,
D’après le Dictionnaire culturel en langue française, l’adjectif « interculturel, elle » se rapportant aux rapports, échanges entre cultures, entre civilisations différentes, a été formé dans les années 1970-1980 à partir de « inter » et « culturel ».
Cependant, il semble que le terme « interculturel.le » soit apparu dès les années 1950 dans la littérature scientifique. On trouve en effet plusieurs articles de cette décennie dans Persée. Dès les années 60, son usage devient plus répandu (129 références dans Persée), pour les années 70 nous trouvons 322 références, 908 pour les années 80, plus de 2000 pour les années 90, et environ 1800 pour la décennie 2000-2010.
Son dérivé « interculturalité » est apparu plus tard, mais on en trouve une occurrence dès 1965. Son utilisation commence à être un peu plus répandue dans les années 1980 (53 références dans Persée), et encore davantage dans les années 1990 (282 références), et les années 2000-2010 (358).
Notons qu'en 1930, on trouve l’adjectif « interculturales » dans un article des Annales de Géographie, qui semble être construit sur le modèle de « internationales ».
En anglais, Google Livres nous permet de trouver des occurrences de « intercultural » dès les années 1940.
Au-delà des dates et des données quantitatives, votre question porte sur l’histoire de cette notion, le contexte de ses origines, et sa relation avec les notions voisines de multiculturalisme, pluriculturalisme, transculturalisme, etc. Voici donc plusieurs extraits d’articles qui apportent des précisions sur ces points :
« Généralement, l’histoire de la communication interculturelle aux États-Unis commence, avec la création, à Pittsburgh, en 1947, du Foreign Service Institute, service de formation des diplomates. W. Leeds-Hurwitz (1993b : 1706) a présenté l’histoire de cet institut. Remontons le temps pour souligner quelques étapes. Dans les décennies antérieures, des études se mettent en place sur les Indiens, puis sur les populations noires en interaction plus diversifiée. De plus, du fait d’une nécessité inattendue, le besoin de savoir, de connaître, se porte sur un « autre », radicalement extérieur aux États-Unis, les Japonais. Ruth Benedict (1946, 1987) reçoit commande d’une étude sur leur culture qu’elle fait à partir de documents. De son côté, l’armée américaine commande un film sur les Japonais. Les circonstances exceptionnelles de la Deuxième Guerre mondiale mettent en évidence les échecs graves résultant d’une méconnaissance de l’adversaire. Dans le contexte de l’immédiat après-guerre, le Foreign Service Institute forme les diplomates américains à la connaissance des langues et cultures étrangères. En puisant leurs exemples dans les situations des diplomates en poste, ces formations se centrent sur les phénomènes interculturels. À Pittsburgh encore, l’extension de ce type de formation conduit à la création des « ateliers de communication interculturelle », pour permettre une meilleure adaptation des étudiants étrangers à l’Université. Ceux-ci insistent, auprès de Edward T. Hall, pour obtenir plus de ressources directement utilisables (Winkin, 1993 : 1713). En fait, un ensemble d’études se développe alors en faveur de la prise en compte des subjectivités et de l’amélioration des communications : sémantique générale (Korzybski, 1933), la carte n’est pas le territoire ; non-directivisme (Porter, 1962) ; analyse transactionnelle (Berne, 1970) et programmation neuro-linguistique.
De telles situations, liées aux subjectivités et aux cultures, allaient se développer dans le contexte de concurrence économique exacerbée de l’économie mondiale, entraînant la nécessité de formations aux situations interculturelles : entrepreneuriales, managériales, productives, commerciales. Ainsi, la communication interculturelle bénéficie-t-elle d’un terrain favorable aux États-Unis (Leeds-Hurwitz, 1993a : 500). Devenue discipline spécifique, deux grandes revues lui sont consacrées : l’International and Intercultural Communication Annual (1974) et l’International Journal of Intercultural Relations (1977). Les titres l’indiquent, il s’agit de donner une extension internationale à la perspective interculturelle. D’ailleurs, dès 1974, des universitaires et des responsables internationaux (Banque mondiale) fondent la société pour l’éducation, la formation et la recherche interculturelles (Society for Intercultural, Education, Training and Research). Le réseau global Sietar International s’établit au Canada, au Mexique, en Europe, au Japon et en Indonésie. Les intitulés des dix-huit congrès de Sietar International, entre 1981 et 1998, soulignent la volonté de développer l’interculturel. Le terme lui-même apparaît dans onze intitulés sur dix-huit, « multiculturel » et « multiculturalisme » n’y étant présents qu’une fois chacun. Dans le quart de siècle qui va suivre, la communication interculturelle se construit comme discipline scientifique, tout en étant à la base de formations pratiques dans de multiples domaines. Pour ses futurs développements, de Triandis à Samovar, de Landis et Brislin, à Gudykunst, Gallois, Chen et Starosta, on se réfèrera, en français, aux exposés critiques détaillés de Tania Ogay (2000).
Contexte international et concurrence économique
L’interculturel, en Europe, est d’abord réception d’un champ notionnel édifié aux États-Unis. En témoignent, d’une part, le rôle de Sietar international dans la création de sociétés nationales européennes et, d’autre part, la diffusion massive, faite en Allemagne, par la Direction publicitaire du magazine Stern, des travaux de Edward T. Hall et Mildred Reed Hall (1984). Sietar France est créée en 1979, cinq ans après Sietar international, Sietar Allemagne, en 1982 et Sietar Hollande, en 1983. Sietar est aussi implantée en Grande-Bretagne, Autriche et Portugal. Ces influences américaines sont à comprendre dans la perspective mondiale qui englobe et dépasse les États-Unis. Les personnes, présentes aux premières rencontres de Sietar France, appartiennent à des institutions internationales (Banque mondiale, Ocde), de grandes entreprises (Shell, Renault, Elf Aquitaine), des instituts (Ined, Ina), des universités et centres de formation (Paris 9-Dauphine, Centre d’enseignement supérieur des affaires). À la sixième conférence de Sietar international, en 1980, les ateliers proposés portent sur : « Nouveau rôle du diplomate. Circulation libre de l’information à travers les cultures. Transfert de technologie à travers les cultures. Business à travers les cultures. Formation interculturelle pour l’assistance technique ». Ces intitulés stratégiques évoquent les cultures comme champs de ressources ou de résistances. C’est l’époque des cultures d’entreprises et des formations à l’expatriation. Les prises de position, inventées en Europe, n’allaient pas manquer. Ainsi, Geert Hofstede montre-t-il que l’importance accordée aux cultures d’entreprises a ses limites ; les cultures décisives des cadres des cinquante-six filiales IBM sont les cultures nationales. À la neuvième conférence annuelle de Sietar international, en Italie, on a déjà une table ronde sur les problèmes de la communication interculturelle dans la Communauté européenne. En 1991, Sietar Europa est créée.
Un second événement est, lui aussi, éclairant sur la réception de l’interculturel américain en Europe : l’édition et la diffusion, à des milliers d’exemplaires, auprès d’institutions publiques ou privées, de deux ouvrages d’Edward. T. Hall et Mildred Reed Hall (1984). Sous le titre, Les différences cachées. Une étude de la communication internationale, deux livres existent : Comment communiquer avec les Allemands et Comment communiquer avec les Français. Stern Publicité, stratège de l’opération, inscrit l’étude de la communication interculturelle dans le courant de ses propres recherches. Elles ont porté sur les médias dans dix-sept pays européens, sur les magazines, sur les campagnes publicitaires nationales et internationales. Le contexte international ne peut se ramener au seul terrain de l’économie mondiale. Rappelons les prises de position de l’Unesco (1980) qui, dès sa conférence générale de Nairobi, en 1976, souhaite que soient posés ensemble le respect de la spécificité des cultures et la nécessité des relations interculturelles.
Les immigrations et l’école
En France, l’interculturel sera reconnu à partir de l’immigration et de ses conséquences pour l’école. Martine Charlot (1982) souligne que, dès 1975, il existe un premier projet franco-portugais et une publication : Esquisse d’une méthodologie interculturelle pour la formation des enseignants et des opérateurs sociaux. En 1976, l’Association française des arabisants s’engage aussi dans l’optique interculturelle. Les instances européennes soutiennent ces engagements en s’appuyant sur les organismes nationaux comme, en France, le Centre de recherche et d’étude pour la diffusion du français (Crédif). Le Conseil de la coopération culturelle, du Conseil de l’Europe, s’engage avec Micheline Rey (1983, 1997), comme avec Louis Porcher (1979, 1981) qui souligne la nécessité de poursuivre les expériences « avant de pouvoir tracer les lignes d’une action d’ensemble, à l’échelle de l’Europe ». En France, les Centres de formation et d’information pour la scolarisation des enfants de migrants (Cefisem) sont mis en place. Le Centre national de documentation pédagogique (Cndp) prend en charge l’information. Migrants Formation (1981) publie un numéro spécial sur « L’éducation interculturelle », thème repris par Martine Abdallah-Pretceille (1982), H. Hannoun (1982), M. Huart (1982) et nombre d’autres auteurs cités par Claude Clanet (1990 : 54). Une rencontre nationale sur l’interculturel se tient à l’École normale de Toulouse, en 1982, sur la base d’une documentation établie par huit Cefisem et par l’équipe du Crédif. Claude Clanet (1986) tente de périodiciser l’évolution. Juste après 1970, c’est toujours la seule maîtrise de la langue française qui est mise en avant. L’arrêt de l’immigration, en juillet 1974, conduit à une politique du retour. D’où, sans doute, la prise en compte, dès 1973, des langues et cultures des pays d’origine, dans le cadre des activités d’éveil. Certains enseignants considèrent cette référence aux cultures, comme partageable par tous les enfants. Le mot interculturel est repris dans une circulaire du 25 juillet 1978.
Toutefois, les enseignants sont partagés, certains soulignent déjà les ambiguïtés de l’interculturel. Plus tard, Jean-Pierre Gaudier (1993), attribue « la fréquente paradoxalité des applications pédagogiques au caractère erroné de l’interculturalisme qui met au premier plan les différences culturelles et néglige les données socio-politiques ». En revanche, sous la revendication d’égalité républicaine, Claude Clanet (1990) voit, quant à lui, le refus du pluralisme, le maintien de la priorité accordée au contexte français. Il diagnostique le risque d’un effacement de l’interculturel. Moins de vingt ans après son article de 1982, Martine Abdallah-Pretceille (1999) publie L’Éducation interculturelle, dans la collection « Que sais-je ? » : indice d’une réception croissante de l’interculturel dans le grand public.
Contextes franco-allemand et européen
Lors du traité de l’Élysée, en 1963, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer décident de créer un Office franco-allemand pour la jeunesse (Ofaj), chargé de promouvoir les rencontres des deux jeunesses. En 2003, le quarantième anniversaire du Traité et le quarantième anniversaire de la naissance de l’Office ont été célébrés. La communication interculturelle franco-allemande ne se déploie pas aux seuls plans habituels des hommes d’affaires, des politiques, des artistes, mais s’étend aux jeunes et jeunes adultes, de différentes couches sociales. En quarante ans, sept millions en bénéficieront. Il n’existe que deux autres Offices : franco-québécois et germano-polonais. Cependant, l’Europe a souhaité mettre en place une approche multilatérale avec « Jeunesse pour l’Europe ». Divers chercheurs, dont Marie-Thérèse Albert (1999), ont étudié les modalités et les résultats des apprentissages interculturels, en fonction de ces diverses sortes de rencontres bi, tri ou multilatérales. Il faut préciser que, dès 1974, le service des recherches de l’Office franco-allemand pour la Jeunesse, sous la direction d’Ewald Brass, met en œuvre des recherches fondées surtout sur deux méthodes : l’observation participante de rencontres habituelles de jeunes ; la recherche-action expérimentale, conduite par de jeunes adultes bénéficiant d’une équipe binationale et interdisciplinaire de chercheurs. D’autres méthodes, plus spécifiques, sont utilisées : l’analyse institutionnelle, la méthode biographique, le photo-langage, la création esthétique et ludique, les méthodes non-verbales d’expression corporelle. Dans le temps qui sépare deux rencontres, des recherches approfondies, historiques par exemple, accompagnent et relayent les observations de terrain. En raison des évolutions européennes et mondiales, les perspectives de l’Office franco-allemand pour la jeunesse se sont étendues au-delà de la stricte relation franco-allemande.
Dans bien des cas, on trouve des minorités de jeunes issus des diverses immigrations. De plus, des rencontres tri-nationales à l’Ouest s’étendent du fait de l’élargissement de l’Europe à l’Est et des conséquences des guerres balkaniques. Ces rassemblements, recherches, échanges donnent lieu à nombre de publications. Tania Ogay (2000), de l’Université de Genève, a souligné l’originalité de cette interculturalité franco-allemande et européenne. Celle-ci se prolonge, aujourd’hui, au plan de formations professionnelles universitaires, avec, par exemple, des cursus intégrés franco-allemands et des doubles diplômes encouragés par l’Université franco-allemande (UFA). Deux importants colloques ont eu lieu sur ce sujet. Ces formations entraînent des séjours de six mois, un an, ou plus, dans l’autre pays, séjours favorables à des découvertes interculturelles approfondies. De plus en plus de formations, et surtout de diplômes d’études supérieures, présentent les perspectives interculturelles dans leur intitulé. Sans pouvoir être exhaustifs, Otto Lüdemann (2003) pour l’Allemagne, et Nelly Carpentier (2003) pour la France, en ont donné de nombreux exemples. Un autre domaine original, celui les échanges transfrontaliers, s’est ouvert avec le soutien de l’Europe. Pratiqués, d’abord, dans les régions situées de part et d’autre du Rhin, ils y ont bénéficié de formations, comme à l’Euro-Institut de Kehl. Cette perspective s’étend maintenant aux relations transfrontalières avec la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, l’Italie et l’Espagne. »
Source : Jacques Demorgon, « L’interculturel entre réception et invention. Contextes, médias, concepts », Questions de communication, 4 | 2003, 43-70.
« Actuellement, la théorie relativement influente du philosophe Wolfgang Welsch fait entrevoir trois étapes dans le développement de la triade multi- inter- et trans- depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. La première, représentée par le penseur allemand Herder et le XIXe siècle des nationalismes, se caractériserait par une conception selon laquelle chaque culture constitue une entité à part, close sur elle-même. Sur le plan de l’interculturel, ce cloisonnement serait remplacé par des rapports et des interactions entre cultures différentes, une conception qui, cependant, laisserait intacte l’autonomie fondamentale de chaque unité en jeu. Le transculturel, finalement, tendrait à dissoudre cette autonomie, en mettant l’accent sur l’interpénétration des cultures et leur enchevêtrement. En insistant sur la succession des phases, de la première à la troisième, Welsch souligne l’actualité du transculturel, correspondant le mieux aux tendances les plus marquantes du monde d’aujourd’hui. Dans une de ses publications, l’auteur qualifie de « poussiéreuse » la conception de l’interculturalité.2
• 3 Dagmar Reichardt, Cf. un exemple parmi bien d’autres : « Eine vorurteilslose transkulturelle Sicht (...)
• 4 Cf. aussi la version française « La francophonie du nord au sud : Manifestations du transculturel (...)
La théorie de Wolfgang Welsch inspire Dagmar Reichardt qui enseigne les littératures romanes à l’Université de Groningen. Dans une de ses publications, Dagmar Reichardt propose à la « romanistique » de notre époque de se mettre – enfin – à la hauteur de l’approche nouvelle et appelée à jouer un rôle de plus en plus important à l’avenir.3 Ce qu’il faut dépasser, à son avis, c’est la conception « sphérique » de la culture qui nous est léguée par le XIXe siècle et dont une variante moderne serait le multiculturalisme. La thèse transculturaliste s’opposerait au multiculturel aussi bien qu’à l’interculturalité, conception apparue au cours de la seconde moitié du XXe siècle. L’interculturel, selon l’idée que Dagmar Reichardt partage avec Wolfgang Welsch, accepte les contacts et les échanges entre les cultures, tout en maintenant l’idée du caractère relativement autonome de chaque culture considérée dans l’optique de ses contacts avec les autres. Le transculturel, se nourrissant de la tradition de l’interculturalité, tout en allant plus loin que celle-ci, se caractérise par l’abolition des frontières, par les interpénétrations et les mélanges. Un bon exemple de cet avènement du transculturel serait représenté par la francophonie, ensemble d’envergure planétaire de cultures métissées faisant éclater les cloisonnements d’autrefois. Malheureusement, cet article, voulant dire tout à la fois et se contredisant souvent4, se contente d’un appel à la promotion des études francophones d’inspiration transculturelle, sans vraiment profiter de l’excellente présentation que le Handbuch Französisch, pourtant cité par l’auteure, consacre au « voisinage lointain » des pays où la langue française joue un rôle plus ou moins important. »
Source : Fritz Peter Kirsch, « L’Interculturalité – une notion périmée ? », Revue germanique internationale, 19 | 2014, 57-64.
« Pluri, mutli, inter, trans : de quoi parle-t-on?
Accolé au lexème « culture/culturel », les préfixes tels que « pluri », « inter », « multi » et « trans » sont particulièrement importants, car ils sont en soi porteurs de sens. Néanmoins, ce qui complique l’interprétation de mots comme « pluriculturel », « interculturel », « multiculturel » et « transculturel » est que ces termes renvoient à des concepts qui ont été développés dans différents champs disciplinaires, dans des acceptions qui ne renvoient pas nécessairement au sens premier du préfixe qui, cela dit, est lui-même rarement univoque. D’où une certaine confusion pour savoir à quoi réfèrent exactement ces termes qui sont régulièrement utilisés dans le cadre de la didactique des langues et des cultures.
Prenons d’abord le terme « multi » et ses dérivés (multiculturalisme, multiculturel, etc.). Le Petit Robert1 indique que ce préfixe est issu du latin « multus », signifiant « beaucoup », « nombreux ». Il indique donc la « multiplicité », soit « un grand nombre de ». « Multiculturel », si l’on se fie au sens du préfixe, renvoie donc à un grand nombre de cultures en présence, de manière objective. D’après Anderson, le multiculturalisme renvoie de fait à la « cœxistence de différentes cultures à l’intérieur d’une même société » (105). C’est en ce sens que le Conseil de l’Europe définit les sociétés européennes comme « multiculturelles » (Proposition de décision-cadre, 28/11/2001) alors que si l’on se réfère au multiculturalisme de Taylor (1994) notamment, cette acception renvoie à une politique volontariste par laquelle un État entend préserver ce qui est perçu comme étant les attributs et spécificités de différentes cultures qui vivent dans un même espace. Le multiculturalisme est en ce sens généralement associé à une vision anglo-saxonne de la société, dans la mesure où ces politiques ont été fortement revendiquées par les États-Unis et le Canada. Il est donc associé à un mode spécifique de gestion de la diversité. Levons le suspens immédiatement : dans le champ de la didactique francophone et plus particulièrement européenne des langues, dans le sillon des travaux du Conseil de l’Europe, moteur en la matière, on parle globalement peu d’« éducation multiculturelle ». La circulation des savoirs et l’influence de l’anglais, où l’on trouve l’expression « multicultural education », semblent en fait susciter peu de transferts, possiblement parce que le terme « multiculturel » est de fait sémantiquement chargé, en lien avec son acception politique. Qui plus est, certains pédagogues américains insistent sur le fait que ce qui est entendu par « multicultural education » réfère en Europe de l’Ouest au cadre conceptuel de l’éducation « interculturelle » (Banks 14), sans qu’il y ait toutefois consensus dans la communauté scientifique internationale sur ce point.
Le préfixe « trans », d’après Le Petit Robert, provient du latin « par-delà » et exprime l’idée de passage, de changement. Ce qui serait « transnational » ou « transculturel » serait ainsi au-delà des appartenances nationales ou cultu-relles. C’est cette acceptation qu’adopte le didacticien Puren (2008) lorsqu’il évoque la « composante transculturelle » de l’enseignement des langues et des cultures : cette composante, selon lui, « permet de retrouver, sous la diversité des manifestations culturelles, ce qu’Emile Durkheim appelait le “fonds commun d’humanité”, qui sous-tend tout “l’humanisme classique” : elle concerne principalement les valeurs universelles ». La focale serait donc de nature anthropologique. Mais la définition du Petit Robert nous intéresse en ce sens qu’elle évoque l’idée de « traversée », de « changement », qu’adopte le philosophe et créoliste Chamoiseau lorsqu’il traite de « transculturalité », qu’il oppose à la « multiculturalité » : « On peut donc avoir dans un espace un processus de multiculturalité juxtaposé, et on peut également avoir un espace et des mécanismes de transculturalité dans lesquels une culture est mise en relation ouverte et active, est affectée, infectée, inquiétée, modifiée, conditionnée par l’autre » (propos recueillis par Peterson).
Quant au préfixe « inter », toujours d’après Le Petit Robert, il vient du latin « inter », « entre », exprimant ou l’espacement, l’intervalle, ou une relation réciproque. Le double sens de ce préfixe sémantique, établi par le dictionnaire, est intéressant, nous semble-t-il, dans la mesure où il renvoie à deux façons distinctes de comprendre l’interculturalité. Précisons d’abord que ce terme est certes utilisé en sociologie, mais avant tout dans le champ éducatif. Costa-Lascoux, Camilleri, Demorgon sont autant de sociologues à avoir traité d’interculturalité, avec des positionnements qui peuvent apparaître abscons et aboutir à des mécompréhensions. Dans sa Critique de l’interculturel, Demorgon se distancie en effet d’un « interculturel volontariste » (2-3), qui de manière idéaliste entend faciliter les contacts entre cultures, dans une conception peu dynamique et peu évolutive des cultures, où les caractéristiques culturelles sont envisagées comme stables. Ce dont se distancie Demorgon est en fait un positionnement qui entend combler, avec de bonnes intentions, « l’intervalle » (cf. sens étymologique d’« inter ») entre deux cultures posées comme des entités fixes et distinctes. Le sociologue défend un « interculturel factuel », en tant que réalité indissociable de l’activité humaine. Dans la même veine que Camilleri (et al.), qui conçoit l’acculturation comme l’altération nécessaire et réciproque des uns et des autres, individus ou groupes, en situation de contact, Demorgon envisage l’interculturalité comme un fait et la culture comme un processus adaptatif, entre ouverture, fermeture et recherche de stabilité, et non comme des entités. Dans le Guide de l’interculturel en formation, qu’il codirige avec Lipiansky, on peut ainsi lire que l’approche interculturelle a pour but de faire passer « de la culture dictée par le groupe, imposée comme une transcendance à celle conçue comme un dialogue avec les autres, c’est-à-dire de la culture-produit à la culture-procès » (Demorgon 211). Elle vise également à faire émerger les raisons des relations à l’altérité et à les expliquer. On notera que cet ouvrage collectif comprend un chapitre sur l’éducation interculturelle, rédigé par Abdallah-Pretceille qui envisage quant à elle l’éducation interculturelle comme un apprentissage de soi et de l’altérité, comme un esprit d’analyse à faire sien en situation de communication : « le but d’une approche interculturelle n’est ni d’identifier autrui en l’enfermant dans un réseau de significations, ni d’établir une série de comparaisons sur la base d’une échelle ethno-centrée. Méthodologiquement l’accent doit être mis davantage sur les rapports que le “je” (individuel ou collectif) entretient avec autrui que sur autrui proprement dit. » (Abdallah-Pretceille, Vers une pédagogie40). Néanmoins, explique Abdallah-Pretceille, le glissement d’une approche interculturelle telle que définie ici à une approche « volontariste », si l’on reprend les termes de Demorgon, entraînera l’émergence, à partir des années 1980, d’une « pédagogie couscous », folklorisant les cultures en voulant leur rendre hommage. En se revendiquant « interculturelle », ce type de pédagogie jettera un certain discrédit sur les approches interculturelles de l’éducation ou tout au moins une certaine méfiance dont témoigne Nemni.
Enfin, en ce qui concerne le préfixe « pluri », Le Petit Robert indique qu’il provient du latin « plures », signifiant plusieurs, indiquant donc la pluralité. C’est ce préfixe, relativement neutre sur le plan des connotations, qui semble s’imposer dans les deux ouvrages à l’étude dans ce chapitre : « didactique du plurilinguisme et du plurilinguisme ». Mais la pluralité y est clairement associée aux notions de bricolage linguistique et identitaire, de dynamique plurielle, de métissage/hybridité2; dans un paradigme relativement similaire à celui développé par l’approche interculturelle de l’éducation, dans la lignée des travaux de Demorgon, Abdallah-Pretceille ou encore de Porcher. »
Source : Lemaire, E. (2012). Approches inter, trans, pluri, multiculturelles en didactique deslangues et des cultures. International Journal of Canadian Studies / Revue internationaled’études canadiennes, (45-46), 205–218
« Depuis sa première apparition en 1940 dans le domaine anthropologique, la notion de transculturalisme a élargi son champ d’application en tant que méthode d’interprétation potentielle de toute réalité métissée. […]
La notion du transculturel fait désormais partie du langage courant, ainsi qu’en témoigne l’inclusion du terme dans les principaux dictionnaires. Néanmoins, les définitions qu’ils en donnent ne rendent pas tout à fait compte des implications du mot. Si dans Le Grand Robert l’on indique de façon générique que transculturel c’est ce « qui concerne les transitions entre cultures différentes » (ad vocem), dans Le Petit Larousse l’idée même de mouvement et de passage entre les cultures est ramenée à la simple pluralité culturelle. Dans l’édition de 2003 on peut lire que transculturel c’est ce « qui concerne les relations entre plusieurs cultures » (ad vocem), tandis que dans une édition plus récente du dictionnaire en ligne (2009) on trouve la définition suivante : « se dit d’un phénomène social qui concerne plusieurs cultures, plusieurs civilisations différentes » (ad vocem).
Cette dernière formulation n’apporte guère davantage de précisions sur la spécificité du transculturel et, qui plus est, ces définitions ne permettent point de bien démarquer le transculturel des notions voisines du pluriculturel, de l’interculturel et du multiculturel. Pour ce faire, il convient de se rapporter aux définitions proposées par le Conseil de l’Europe. Dans le Cadre européen commun de référence pour les langues, la dimension pluriculturelle est définie en ces termes :
Les différentes cultures (nationale, régionale, sociale) auxquelles quelqu’un a accédé ne coexistent pas simplement côte à côte dans sa compétence culturelle. Elles se comparent, s’opposent et interagissent activement pour produire une compétence pluriculturelle enrichie et intégrée dont la compétence plurilingue est l’une des composantes, elle-même interagissant avec d’autres composantes.
p. 12
Il s’ensuit, ainsi que les commentateurs l’ont bien remarqué, que « le plurilinguisme et le pluriculturalisme correspondent à une spécificité personnelle mobilisée dans une situation de communication » (Bernaus et al. 12), là où le multiculturalisme et l’interculturalisme relèvent d’une dimension collective et sociétale. En ce qui concerne le premier, « il convient [...] de conserver les termes multilinguisme et multiculturalisme à la description de contextes mettant en contact différentes langues et cultures » (Bernaus et al. 12), tandis que « l’interculturalité est un terme qui désigne tout d’abord une situation de communication dans laquelle les participants mobilisent toutes leurs capacités pour interagir les uns avec les autres » (Bernaus et al. 13).
Les notions de pluriculturel, de multiculturel et d’interculturel font donc appel de façon respective à l’individu, au groupe et à la situation de communication : le transculturel se pose en point de convergence et dépassement de ces fondements, en processus dynamique entraînant une transmutation foncière de ses données de base par le biais de leur profonde interpénétration.
De l’origine du mot transculturel
Afin de bien saisir la prégnance de la notion de transculturel, il convient d’en retracer l’évolution. On fait remonter sa naissance à la réflexion de l’anthropologue cubain Fernando Ortiz : en 1940, dans son ouvrage Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar, il introduit le mot « transculturation » en substitution du terme « acculturation », pour mieux rendre compte de la complexité ethnique et de l’évolution ethnoculturelle dans l’île de Cuba. Ainsi que l’a expliqué Jean Lamore :
À cette époque, la notion d’acculturation est très en vogue : chère aux Nord-Américains, elle débouche sur l’idée d’assimilation [...] : fondée sur un fait éminemment eurocentriste, elle impliquait que l’indigène, le « sauvage », le « barbare » devait obligatoirement « s’assimiler », ou encore « se civiliser ». Or, Ortiz, en étudiant le processus de formation ethnoculturelle de Cuba, définit un processus totalement différent : la transculturation, qui se caractérise par le choc. L’« ex-culturation » des peuples conquis, soumis ou exploités, n’empêche pas certains syncrétismes : le conquérant prend lui aussi une part de sa culture. Il y a aussi « inculturation », c’est-à-dire une acquisition réciproque d’éléments culturels.
p. 45
Tout en dépassant la perspective eurocentrique dominante, le néologisme imaginé par Ortiz résume les implications multiples des transferts culturels, comme ce passage, ici rapporté dans la traduction qu’en offre Jean Lamore, met bien en évidence :
Le vocable « transculturation » exprime mieux les différentes phases du processus de transition d’une culture à l’autre, car celui-ci ne consiste pas seulement à acquérir une culture distincte – ce qui est en toute rigueur ce qu’exprime le mot anglo-américain d’ « acculturation » – mais que le processus implique aussi nécessairement la perte ou le déracinement d’une culture antérieure, – ce qu’on pourrait appeler « déculturation », et en outre, signifie la création consécutive de nouveaux phénomènes culturels que l’on pourrait dénommer « néo-culturation ». [...] Dans l’ensemble le processus est une transculturation, et ce vocable renferme toutes les phases de sa parabole
Lamore 44
Bronislaw Malinowski, dans son introduction au Contrapunteo d’Ortiz, saisit toute la valeur innovante de la transculturation, ainsi que sa charge transformationnelle de création :
Es un proceso en el cual emerge una nueva realidad, compuesta y compleja; una realidad que no es una aglomeración mecánica de caracteres, ni siquiera un mosaico, sino un fenómeno nuevo, original e independiente [...] una transición entre dos culturas, ambas activas, ambas contribuyentes con sendos aportes, y ambas cooperantes al advenimiento de una nueva realidad de civilización
Ortiz 5
Depuis, par suite de ce pouvoir de création dont il est porteur, le transculturel a dépassé les limites du domaine d’application d’origine pour élargir son champ d’action en tant que méthode d’interprétation potentielle de toute réalité métissée. Nous nous bornerons ici à en examiner les implications identitaires et littéraires dans l’interprétation toute particulière qu’en donne l’écrivain franco-ontarien d’origine tunisienne Hédi Bouraoui, qui nous paraît avoir exploité les potentialités du transculturel jusqu’à leur plein épanouissement. Pour mieux faire ressortir son approche originale, nous nous arrêterons brièvement sur l’expérience québécoise des fondateurs du magazine transculturel Vice Versa, desquels Bouraoui s’était un temps rapproché pour poursuivre ensuite sa réflexion individuelle sur le transculturel en tant que principe de création poétique. »
Source : Angela Buono, « Le transculturalisme : de l’origine du mot à « l’identité de la différence » chez Hédi Bouraoui. » International Journal of Canadian Studies / Revue internationale d’études canadiennes, numéro 43, 2011, p. 7–22
Vous pourrez aussi consulter, sur les définitions de multiculturel, pluriculturel, interculturel et transculturel, le document de réflexion d’Inter-Mondes Belgique : Des différences entre Inter-, Multi-, Pluri- et Trans-... culturel.
Bonne journée.
D’après le Dictionnaire culturel en langue française, l’adjectif « interculturel, elle » se rapportant aux rapports, échanges entre cultures, entre civilisations différentes, a été formé dans les années 1970-1980 à partir de « inter » et « culturel ».
Cependant, il semble que le terme « interculturel.le » soit apparu dès les années 1950 dans la littérature scientifique. On trouve en effet plusieurs articles de cette décennie dans Persée. Dès les années 60, son usage devient plus répandu (129 références dans Persée), pour les années 70 nous trouvons 322 références, 908 pour les années 80, plus de 2000 pour les années 90, et environ 1800 pour la décennie 2000-2010.
Son dérivé « interculturalité » est apparu plus tard, mais on en trouve une occurrence dès 1965. Son utilisation commence à être un peu plus répandue dans les années 1980 (53 références dans Persée), et encore davantage dans les années 1990 (282 références), et les années 2000-2010 (358).
Notons qu'en 1930, on trouve l’adjectif « interculturales » dans un article des Annales de Géographie, qui semble être construit sur le modèle de « internationales ».
En anglais, Google Livres nous permet de trouver des occurrences de « intercultural » dès les années 1940.
Au-delà des dates et des données quantitatives, votre question porte sur l’histoire de cette notion, le contexte de ses origines, et sa relation avec les notions voisines de multiculturalisme, pluriculturalisme, transculturalisme, etc. Voici donc plusieurs extraits d’articles qui apportent des précisions sur ces points :
« Généralement, l’histoire de la communication interculturelle aux États-Unis commence, avec la création, à Pittsburgh, en 1947, du Foreign Service Institute, service de formation des diplomates. W. Leeds-Hurwitz (1993b : 1706) a présenté l’histoire de cet institut. Remontons le temps pour souligner quelques étapes. Dans les décennies antérieures, des études se mettent en place sur les Indiens, puis sur les populations noires en interaction plus diversifiée. De plus, du fait d’une nécessité inattendue, le besoin de savoir, de connaître, se porte sur un « autre », radicalement extérieur aux États-Unis, les Japonais. Ruth Benedict (1946, 1987) reçoit commande d’une étude sur leur culture qu’elle fait à partir de documents. De son côté, l’armée américaine commande un film sur les Japonais. Les circonstances exceptionnelles de la Deuxième Guerre mondiale mettent en évidence les échecs graves résultant d’une méconnaissance de l’adversaire. Dans le contexte de l’immédiat après-guerre, le Foreign Service Institute forme les diplomates américains à la connaissance des langues et cultures étrangères. En puisant leurs exemples dans les situations des diplomates en poste, ces formations se centrent sur les phénomènes interculturels. À Pittsburgh encore, l’extension de ce type de formation conduit à la création des « ateliers de communication interculturelle », pour permettre une meilleure adaptation des étudiants étrangers à l’Université. Ceux-ci insistent, auprès de Edward T. Hall, pour obtenir plus de ressources directement utilisables (Winkin, 1993 : 1713). En fait, un ensemble d’études se développe alors en faveur de la prise en compte des subjectivités et de l’amélioration des communications : sémantique générale (Korzybski, 1933), la carte n’est pas le territoire ; non-directivisme (Porter, 1962) ; analyse transactionnelle (Berne, 1970) et programmation neuro-linguistique.
De telles situations, liées aux subjectivités et aux cultures, allaient se développer dans le contexte de concurrence économique exacerbée de l’économie mondiale, entraînant la nécessité de formations aux situations interculturelles : entrepreneuriales, managériales, productives, commerciales. Ainsi, la communication interculturelle bénéficie-t-elle d’un terrain favorable aux États-Unis (Leeds-Hurwitz, 1993a : 500). Devenue discipline spécifique, deux grandes revues lui sont consacrées : l’International and Intercultural Communication Annual (1974) et l’International Journal of Intercultural Relations (1977). Les titres l’indiquent, il s’agit de donner une extension internationale à la perspective interculturelle. D’ailleurs, dès 1974, des universitaires et des responsables internationaux (Banque mondiale) fondent la société pour l’éducation, la formation et la recherche interculturelles (Society for Intercultural, Education, Training and Research). Le réseau global Sietar International s’établit au Canada, au Mexique, en Europe, au Japon et en Indonésie. Les intitulés des dix-huit congrès de Sietar International, entre 1981 et 1998, soulignent la volonté de développer l’interculturel. Le terme lui-même apparaît dans onze intitulés sur dix-huit, « multiculturel » et « multiculturalisme » n’y étant présents qu’une fois chacun. Dans le quart de siècle qui va suivre, la communication interculturelle se construit comme discipline scientifique, tout en étant à la base de formations pratiques dans de multiples domaines. Pour ses futurs développements, de Triandis à Samovar, de Landis et Brislin, à Gudykunst, Gallois, Chen et Starosta, on se réfèrera, en français, aux exposés critiques détaillés de Tania Ogay (2000).
Contexte international et concurrence économique
L’interculturel, en Europe, est d’abord réception d’un champ notionnel édifié aux États-Unis. En témoignent, d’une part, le rôle de Sietar international dans la création de sociétés nationales européennes et, d’autre part, la diffusion massive, faite en Allemagne, par la Direction publicitaire du magazine Stern, des travaux de Edward T. Hall et Mildred Reed Hall (1984). Sietar France est créée en 1979, cinq ans après Sietar international, Sietar Allemagne, en 1982 et Sietar Hollande, en 1983. Sietar est aussi implantée en Grande-Bretagne, Autriche et Portugal. Ces influences américaines sont à comprendre dans la perspective mondiale qui englobe et dépasse les États-Unis. Les personnes, présentes aux premières rencontres de Sietar France, appartiennent à des institutions internationales (Banque mondiale, Ocde), de grandes entreprises (Shell, Renault, Elf Aquitaine), des instituts (Ined, Ina), des universités et centres de formation (Paris 9-Dauphine, Centre d’enseignement supérieur des affaires). À la sixième conférence de Sietar international, en 1980, les ateliers proposés portent sur : « Nouveau rôle du diplomate. Circulation libre de l’information à travers les cultures. Transfert de technologie à travers les cultures. Business à travers les cultures. Formation interculturelle pour l’assistance technique ». Ces intitulés stratégiques évoquent les cultures comme champs de ressources ou de résistances. C’est l’époque des cultures d’entreprises et des formations à l’expatriation. Les prises de position, inventées en Europe, n’allaient pas manquer. Ainsi, Geert Hofstede montre-t-il que l’importance accordée aux cultures d’entreprises a ses limites ; les cultures décisives des cadres des cinquante-six filiales IBM sont les cultures nationales. À la neuvième conférence annuelle de Sietar international, en Italie, on a déjà une table ronde sur les problèmes de la communication interculturelle dans la Communauté européenne. En 1991, Sietar Europa est créée.
Un second événement est, lui aussi, éclairant sur la réception de l’interculturel américain en Europe : l’édition et la diffusion, à des milliers d’exemplaires, auprès d’institutions publiques ou privées, de deux ouvrages d’Edward. T. Hall et Mildred Reed Hall (1984). Sous le titre, Les différences cachées. Une étude de la communication internationale, deux livres existent : Comment communiquer avec les Allemands et Comment communiquer avec les Français. Stern Publicité, stratège de l’opération, inscrit l’étude de la communication interculturelle dans le courant de ses propres recherches. Elles ont porté sur les médias dans dix-sept pays européens, sur les magazines, sur les campagnes publicitaires nationales et internationales. Le contexte international ne peut se ramener au seul terrain de l’économie mondiale. Rappelons les prises de position de l’Unesco (1980) qui, dès sa conférence générale de Nairobi, en 1976, souhaite que soient posés ensemble le respect de la spécificité des cultures et la nécessité des relations interculturelles.
Les immigrations et l’école
En France, l’interculturel sera reconnu à partir de l’immigration et de ses conséquences pour l’école. Martine Charlot (1982) souligne que, dès 1975, il existe un premier projet franco-portugais et une publication : Esquisse d’une méthodologie interculturelle pour la formation des enseignants et des opérateurs sociaux. En 1976, l’Association française des arabisants s’engage aussi dans l’optique interculturelle. Les instances européennes soutiennent ces engagements en s’appuyant sur les organismes nationaux comme, en France, le Centre de recherche et d’étude pour la diffusion du français (Crédif). Le Conseil de la coopération culturelle, du Conseil de l’Europe, s’engage avec Micheline Rey (1983, 1997), comme avec Louis Porcher (1979, 1981) qui souligne la nécessité de poursuivre les expériences « avant de pouvoir tracer les lignes d’une action d’ensemble, à l’échelle de l’Europe ». En France, les Centres de formation et d’information pour la scolarisation des enfants de migrants (Cefisem) sont mis en place. Le Centre national de documentation pédagogique (Cndp) prend en charge l’information. Migrants Formation (1981) publie un numéro spécial sur « L’éducation interculturelle », thème repris par Martine Abdallah-Pretceille (1982), H. Hannoun (1982), M. Huart (1982) et nombre d’autres auteurs cités par Claude Clanet (1990 : 54). Une rencontre nationale sur l’interculturel se tient à l’École normale de Toulouse, en 1982, sur la base d’une documentation établie par huit Cefisem et par l’équipe du Crédif. Claude Clanet (1986) tente de périodiciser l’évolution. Juste après 1970, c’est toujours la seule maîtrise de la langue française qui est mise en avant. L’arrêt de l’immigration, en juillet 1974, conduit à une politique du retour. D’où, sans doute, la prise en compte, dès 1973, des langues et cultures des pays d’origine, dans le cadre des activités d’éveil. Certains enseignants considèrent cette référence aux cultures, comme partageable par tous les enfants. Le mot interculturel est repris dans une circulaire du 25 juillet 1978.
Toutefois, les enseignants sont partagés, certains soulignent déjà les ambiguïtés de l’interculturel. Plus tard, Jean-Pierre Gaudier (1993), attribue « la fréquente paradoxalité des applications pédagogiques au caractère erroné de l’interculturalisme qui met au premier plan les différences culturelles et néglige les données socio-politiques ». En revanche, sous la revendication d’égalité républicaine, Claude Clanet (1990) voit, quant à lui, le refus du pluralisme, le maintien de la priorité accordée au contexte français. Il diagnostique le risque d’un effacement de l’interculturel. Moins de vingt ans après son article de 1982, Martine Abdallah-Pretceille (1999) publie L’Éducation interculturelle, dans la collection « Que sais-je ? » : indice d’une réception croissante de l’interculturel dans le grand public.
Contextes franco-allemand et européen
Lors du traité de l’Élysée, en 1963, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer décident de créer un Office franco-allemand pour la jeunesse (Ofaj), chargé de promouvoir les rencontres des deux jeunesses. En 2003, le quarantième anniversaire du Traité et le quarantième anniversaire de la naissance de l’Office ont été célébrés. La communication interculturelle franco-allemande ne se déploie pas aux seuls plans habituels des hommes d’affaires, des politiques, des artistes, mais s’étend aux jeunes et jeunes adultes, de différentes couches sociales. En quarante ans, sept millions en bénéficieront. Il n’existe que deux autres Offices : franco-québécois et germano-polonais. Cependant, l’Europe a souhaité mettre en place une approche multilatérale avec « Jeunesse pour l’Europe ». Divers chercheurs, dont Marie-Thérèse Albert (1999), ont étudié les modalités et les résultats des apprentissages interculturels, en fonction de ces diverses sortes de rencontres bi, tri ou multilatérales. Il faut préciser que, dès 1974, le service des recherches de l’Office franco-allemand pour la Jeunesse, sous la direction d’Ewald Brass, met en œuvre des recherches fondées surtout sur deux méthodes : l’observation participante de rencontres habituelles de jeunes ; la recherche-action expérimentale, conduite par de jeunes adultes bénéficiant d’une équipe binationale et interdisciplinaire de chercheurs. D’autres méthodes, plus spécifiques, sont utilisées : l’analyse institutionnelle, la méthode biographique, le photo-langage, la création esthétique et ludique, les méthodes non-verbales d’expression corporelle. Dans le temps qui sépare deux rencontres, des recherches approfondies, historiques par exemple, accompagnent et relayent les observations de terrain. En raison des évolutions européennes et mondiales, les perspectives de l’Office franco-allemand pour la jeunesse se sont étendues au-delà de la stricte relation franco-allemande.
Dans bien des cas, on trouve des minorités de jeunes issus des diverses immigrations. De plus, des rencontres tri-nationales à l’Ouest s’étendent du fait de l’élargissement de l’Europe à l’Est et des conséquences des guerres balkaniques. Ces rassemblements, recherches, échanges donnent lieu à nombre de publications. Tania Ogay (2000), de l’Université de Genève, a souligné l’originalité de cette interculturalité franco-allemande et européenne. Celle-ci se prolonge, aujourd’hui, au plan de formations professionnelles universitaires, avec, par exemple, des cursus intégrés franco-allemands et des doubles diplômes encouragés par l’Université franco-allemande (UFA). Deux importants colloques ont eu lieu sur ce sujet. Ces formations entraînent des séjours de six mois, un an, ou plus, dans l’autre pays, séjours favorables à des découvertes interculturelles approfondies. De plus en plus de formations, et surtout de diplômes d’études supérieures, présentent les perspectives interculturelles dans leur intitulé. Sans pouvoir être exhaustifs, Otto Lüdemann (2003) pour l’Allemagne, et Nelly Carpentier (2003) pour la France, en ont donné de nombreux exemples. Un autre domaine original, celui les échanges transfrontaliers, s’est ouvert avec le soutien de l’Europe. Pratiqués, d’abord, dans les régions situées de part et d’autre du Rhin, ils y ont bénéficié de formations, comme à l’Euro-Institut de Kehl. Cette perspective s’étend maintenant aux relations transfrontalières avec la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, l’Italie et l’Espagne. »
Source : Jacques Demorgon, « L’interculturel entre réception et invention. Contextes, médias, concepts », Questions de communication, 4 | 2003, 43-70.
« Actuellement, la théorie relativement influente du philosophe Wolfgang Welsch fait entrevoir trois étapes dans le développement de la triade multi- inter- et trans- depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. La première, représentée par le penseur allemand Herder et le XIXe siècle des nationalismes, se caractériserait par une conception selon laquelle chaque culture constitue une entité à part, close sur elle-même. Sur le plan de l’interculturel, ce cloisonnement serait remplacé par des rapports et des interactions entre cultures différentes, une conception qui, cependant, laisserait intacte l’autonomie fondamentale de chaque unité en jeu. Le transculturel, finalement, tendrait à dissoudre cette autonomie, en mettant l’accent sur l’interpénétration des cultures et leur enchevêtrement. En insistant sur la succession des phases, de la première à la troisième, Welsch souligne l’actualité du transculturel, correspondant le mieux aux tendances les plus marquantes du monde d’aujourd’hui. Dans une de ses publications, l’auteur qualifie de « poussiéreuse » la conception de l’interculturalité.2
• 3 Dagmar Reichardt, Cf. un exemple parmi bien d’autres : « Eine vorurteilslose transkulturelle Sicht (...)
• 4 Cf. aussi la version française « La francophonie du nord au sud : Manifestations du transculturel (...)
La théorie de Wolfgang Welsch inspire Dagmar Reichardt qui enseigne les littératures romanes à l’Université de Groningen. Dans une de ses publications, Dagmar Reichardt propose à la « romanistique » de notre époque de se mettre – enfin – à la hauteur de l’approche nouvelle et appelée à jouer un rôle de plus en plus important à l’avenir.3 Ce qu’il faut dépasser, à son avis, c’est la conception « sphérique » de la culture qui nous est léguée par le XIXe siècle et dont une variante moderne serait le multiculturalisme. La thèse transculturaliste s’opposerait au multiculturel aussi bien qu’à l’interculturalité, conception apparue au cours de la seconde moitié du XXe siècle. L’interculturel, selon l’idée que Dagmar Reichardt partage avec Wolfgang Welsch, accepte les contacts et les échanges entre les cultures, tout en maintenant l’idée du caractère relativement autonome de chaque culture considérée dans l’optique de ses contacts avec les autres. Le transculturel, se nourrissant de la tradition de l’interculturalité, tout en allant plus loin que celle-ci, se caractérise par l’abolition des frontières, par les interpénétrations et les mélanges. Un bon exemple de cet avènement du transculturel serait représenté par la francophonie, ensemble d’envergure planétaire de cultures métissées faisant éclater les cloisonnements d’autrefois. Malheureusement, cet article, voulant dire tout à la fois et se contredisant souvent4, se contente d’un appel à la promotion des études francophones d’inspiration transculturelle, sans vraiment profiter de l’excellente présentation que le Handbuch Französisch, pourtant cité par l’auteure, consacre au « voisinage lointain » des pays où la langue française joue un rôle plus ou moins important. »
Source : Fritz Peter Kirsch, « L’Interculturalité – une notion périmée ? », Revue germanique internationale, 19 | 2014, 57-64.
« Pluri, mutli, inter, trans : de quoi parle-t-on?
Accolé au lexème « culture/culturel », les préfixes tels que « pluri », « inter », « multi » et « trans » sont particulièrement importants, car ils sont en soi porteurs de sens. Néanmoins, ce qui complique l’interprétation de mots comme « pluriculturel », « interculturel », « multiculturel » et « transculturel » est que ces termes renvoient à des concepts qui ont été développés dans différents champs disciplinaires, dans des acceptions qui ne renvoient pas nécessairement au sens premier du préfixe qui, cela dit, est lui-même rarement univoque. D’où une certaine confusion pour savoir à quoi réfèrent exactement ces termes qui sont régulièrement utilisés dans le cadre de la didactique des langues et des cultures.
Prenons d’abord le terme « multi » et ses dérivés (multiculturalisme, multiculturel, etc.). Le Petit Robert1 indique que ce préfixe est issu du latin « multus », signifiant « beaucoup », « nombreux ». Il indique donc la « multiplicité », soit « un grand nombre de ». « Multiculturel », si l’on se fie au sens du préfixe, renvoie donc à un grand nombre de cultures en présence, de manière objective. D’après Anderson, le multiculturalisme renvoie de fait à la « cœxistence de différentes cultures à l’intérieur d’une même société » (105). C’est en ce sens que le Conseil de l’Europe définit les sociétés européennes comme « multiculturelles » (Proposition de décision-cadre, 28/11/2001) alors que si l’on se réfère au multiculturalisme de Taylor (1994) notamment, cette acception renvoie à une politique volontariste par laquelle un État entend préserver ce qui est perçu comme étant les attributs et spécificités de différentes cultures qui vivent dans un même espace. Le multiculturalisme est en ce sens généralement associé à une vision anglo-saxonne de la société, dans la mesure où ces politiques ont été fortement revendiquées par les États-Unis et le Canada. Il est donc associé à un mode spécifique de gestion de la diversité. Levons le suspens immédiatement : dans le champ de la didactique francophone et plus particulièrement européenne des langues, dans le sillon des travaux du Conseil de l’Europe, moteur en la matière, on parle globalement peu d’« éducation multiculturelle ». La circulation des savoirs et l’influence de l’anglais, où l’on trouve l’expression « multicultural education », semblent en fait susciter peu de transferts, possiblement parce que le terme « multiculturel » est de fait sémantiquement chargé, en lien avec son acception politique. Qui plus est, certains pédagogues américains insistent sur le fait que ce qui est entendu par « multicultural education » réfère en Europe de l’Ouest au cadre conceptuel de l’éducation « interculturelle » (Banks 14), sans qu’il y ait toutefois consensus dans la communauté scientifique internationale sur ce point.
Le préfixe « trans », d’après Le Petit Robert, provient du latin « par-delà » et exprime l’idée de passage, de changement. Ce qui serait « transnational » ou « transculturel » serait ainsi au-delà des appartenances nationales ou cultu-relles. C’est cette acceptation qu’adopte le didacticien Puren (2008) lorsqu’il évoque la « composante transculturelle » de l’enseignement des langues et des cultures : cette composante, selon lui, « permet de retrouver, sous la diversité des manifestations culturelles, ce qu’Emile Durkheim appelait le “fonds commun d’humanité”, qui sous-tend tout “l’humanisme classique” : elle concerne principalement les valeurs universelles ». La focale serait donc de nature anthropologique. Mais la définition du Petit Robert nous intéresse en ce sens qu’elle évoque l’idée de « traversée », de « changement », qu’adopte le philosophe et créoliste Chamoiseau lorsqu’il traite de « transculturalité », qu’il oppose à la « multiculturalité » : « On peut donc avoir dans un espace un processus de multiculturalité juxtaposé, et on peut également avoir un espace et des mécanismes de transculturalité dans lesquels une culture est mise en relation ouverte et active, est affectée, infectée, inquiétée, modifiée, conditionnée par l’autre » (propos recueillis par Peterson).
Quant au préfixe « inter », toujours d’après Le Petit Robert, il vient du latin « inter », « entre », exprimant ou l’espacement, l’intervalle, ou une relation réciproque. Le double sens de ce préfixe sémantique, établi par le dictionnaire, est intéressant, nous semble-t-il, dans la mesure où il renvoie à deux façons distinctes de comprendre l’interculturalité. Précisons d’abord que ce terme est certes utilisé en sociologie, mais avant tout dans le champ éducatif. Costa-Lascoux, Camilleri, Demorgon sont autant de sociologues à avoir traité d’interculturalité, avec des positionnements qui peuvent apparaître abscons et aboutir à des mécompréhensions. Dans sa Critique de l’interculturel, Demorgon se distancie en effet d’un « interculturel volontariste » (2-3), qui de manière idéaliste entend faciliter les contacts entre cultures, dans une conception peu dynamique et peu évolutive des cultures, où les caractéristiques culturelles sont envisagées comme stables. Ce dont se distancie Demorgon est en fait un positionnement qui entend combler, avec de bonnes intentions, « l’intervalle » (cf. sens étymologique d’« inter ») entre deux cultures posées comme des entités fixes et distinctes. Le sociologue défend un « interculturel factuel », en tant que réalité indissociable de l’activité humaine. Dans la même veine que Camilleri (et al.), qui conçoit l’acculturation comme l’altération nécessaire et réciproque des uns et des autres, individus ou groupes, en situation de contact, Demorgon envisage l’interculturalité comme un fait et la culture comme un processus adaptatif, entre ouverture, fermeture et recherche de stabilité, et non comme des entités. Dans le Guide de l’interculturel en formation, qu’il codirige avec Lipiansky, on peut ainsi lire que l’approche interculturelle a pour but de faire passer « de la culture dictée par le groupe, imposée comme une transcendance à celle conçue comme un dialogue avec les autres, c’est-à-dire de la culture-produit à la culture-procès » (Demorgon 211). Elle vise également à faire émerger les raisons des relations à l’altérité et à les expliquer. On notera que cet ouvrage collectif comprend un chapitre sur l’éducation interculturelle, rédigé par Abdallah-Pretceille qui envisage quant à elle l’éducation interculturelle comme un apprentissage de soi et de l’altérité, comme un esprit d’analyse à faire sien en situation de communication : « le but d’une approche interculturelle n’est ni d’identifier autrui en l’enfermant dans un réseau de significations, ni d’établir une série de comparaisons sur la base d’une échelle ethno-centrée. Méthodologiquement l’accent doit être mis davantage sur les rapports que le “je” (individuel ou collectif) entretient avec autrui que sur autrui proprement dit. » (Abdallah-Pretceille, Vers une pédagogie40). Néanmoins, explique Abdallah-Pretceille, le glissement d’une approche interculturelle telle que définie ici à une approche « volontariste », si l’on reprend les termes de Demorgon, entraînera l’émergence, à partir des années 1980, d’une « pédagogie couscous », folklorisant les cultures en voulant leur rendre hommage. En se revendiquant « interculturelle », ce type de pédagogie jettera un certain discrédit sur les approches interculturelles de l’éducation ou tout au moins une certaine méfiance dont témoigne Nemni.
Enfin, en ce qui concerne le préfixe « pluri », Le Petit Robert indique qu’il provient du latin « plures », signifiant plusieurs, indiquant donc la pluralité. C’est ce préfixe, relativement neutre sur le plan des connotations, qui semble s’imposer dans les deux ouvrages à l’étude dans ce chapitre : « didactique du plurilinguisme et du plurilinguisme ». Mais la pluralité y est clairement associée aux notions de bricolage linguistique et identitaire, de dynamique plurielle, de métissage/hybridité2; dans un paradigme relativement similaire à celui développé par l’approche interculturelle de l’éducation, dans la lignée des travaux de Demorgon, Abdallah-Pretceille ou encore de Porcher. »
Source : Lemaire, E. (2012). Approches inter, trans, pluri, multiculturelles en didactique deslangues et des cultures. International Journal of Canadian Studies / Revue internationaled’études canadiennes, (45-46), 205–218
« Depuis sa première apparition en 1940 dans le domaine anthropologique, la notion de transculturalisme a élargi son champ d’application en tant que méthode d’interprétation potentielle de toute réalité métissée. […]
La notion du transculturel fait désormais partie du langage courant, ainsi qu’en témoigne l’inclusion du terme dans les principaux dictionnaires. Néanmoins, les définitions qu’ils en donnent ne rendent pas tout à fait compte des implications du mot. Si dans Le Grand Robert l’on indique de façon générique que transculturel c’est ce « qui concerne les transitions entre cultures différentes » (ad vocem), dans Le Petit Larousse l’idée même de mouvement et de passage entre les cultures est ramenée à la simple pluralité culturelle. Dans l’édition de 2003 on peut lire que transculturel c’est ce « qui concerne les relations entre plusieurs cultures » (ad vocem), tandis que dans une édition plus récente du dictionnaire en ligne (2009) on trouve la définition suivante : « se dit d’un phénomène social qui concerne plusieurs cultures, plusieurs civilisations différentes » (ad vocem).
Cette dernière formulation n’apporte guère davantage de précisions sur la spécificité du transculturel et, qui plus est, ces définitions ne permettent point de bien démarquer le transculturel des notions voisines du pluriculturel, de l’interculturel et du multiculturel. Pour ce faire, il convient de se rapporter aux définitions proposées par le Conseil de l’Europe. Dans le Cadre européen commun de référence pour les langues, la dimension pluriculturelle est définie en ces termes :
Les différentes cultures (nationale, régionale, sociale) auxquelles quelqu’un a accédé ne coexistent pas simplement côte à côte dans sa compétence culturelle. Elles se comparent, s’opposent et interagissent activement pour produire une compétence pluriculturelle enrichie et intégrée dont la compétence plurilingue est l’une des composantes, elle-même interagissant avec d’autres composantes.
p. 12
Il s’ensuit, ainsi que les commentateurs l’ont bien remarqué, que « le plurilinguisme et le pluriculturalisme correspondent à une spécificité personnelle mobilisée dans une situation de communication » (Bernaus et al. 12), là où le multiculturalisme et l’interculturalisme relèvent d’une dimension collective et sociétale. En ce qui concerne le premier, « il convient [...] de conserver les termes multilinguisme et multiculturalisme à la description de contextes mettant en contact différentes langues et cultures » (Bernaus et al. 12), tandis que « l’interculturalité est un terme qui désigne tout d’abord une situation de communication dans laquelle les participants mobilisent toutes leurs capacités pour interagir les uns avec les autres » (Bernaus et al. 13).
Les notions de pluriculturel, de multiculturel et d’interculturel font donc appel de façon respective à l’individu, au groupe et à la situation de communication : le transculturel se pose en point de convergence et dépassement de ces fondements, en processus dynamique entraînant une transmutation foncière de ses données de base par le biais de leur profonde interpénétration.
De l’origine du mot transculturel
Afin de bien saisir la prégnance de la notion de transculturel, il convient d’en retracer l’évolution. On fait remonter sa naissance à la réflexion de l’anthropologue cubain Fernando Ortiz : en 1940, dans son ouvrage Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar, il introduit le mot « transculturation » en substitution du terme « acculturation », pour mieux rendre compte de la complexité ethnique et de l’évolution ethnoculturelle dans l’île de Cuba. Ainsi que l’a expliqué Jean Lamore :
À cette époque, la notion d’acculturation est très en vogue : chère aux Nord-Américains, elle débouche sur l’idée d’assimilation [...] : fondée sur un fait éminemment eurocentriste, elle impliquait que l’indigène, le « sauvage », le « barbare » devait obligatoirement « s’assimiler », ou encore « se civiliser ». Or, Ortiz, en étudiant le processus de formation ethnoculturelle de Cuba, définit un processus totalement différent : la transculturation, qui se caractérise par le choc. L’« ex-culturation » des peuples conquis, soumis ou exploités, n’empêche pas certains syncrétismes : le conquérant prend lui aussi une part de sa culture. Il y a aussi « inculturation », c’est-à-dire une acquisition réciproque d’éléments culturels.
p. 45
Tout en dépassant la perspective eurocentrique dominante, le néologisme imaginé par Ortiz résume les implications multiples des transferts culturels, comme ce passage, ici rapporté dans la traduction qu’en offre Jean Lamore, met bien en évidence :
Le vocable « transculturation » exprime mieux les différentes phases du processus de transition d’une culture à l’autre, car celui-ci ne consiste pas seulement à acquérir une culture distincte – ce qui est en toute rigueur ce qu’exprime le mot anglo-américain d’ « acculturation » – mais que le processus implique aussi nécessairement la perte ou le déracinement d’une culture antérieure, – ce qu’on pourrait appeler « déculturation », et en outre, signifie la création consécutive de nouveaux phénomènes culturels que l’on pourrait dénommer « néo-culturation ». [...] Dans l’ensemble le processus est une transculturation, et ce vocable renferme toutes les phases de sa parabole
Lamore 44
Bronislaw Malinowski, dans son introduction au Contrapunteo d’Ortiz, saisit toute la valeur innovante de la transculturation, ainsi que sa charge transformationnelle de création :
Es un proceso en el cual emerge una nueva realidad, compuesta y compleja; una realidad que no es una aglomeración mecánica de caracteres, ni siquiera un mosaico, sino un fenómeno nuevo, original e independiente [...] una transición entre dos culturas, ambas activas, ambas contribuyentes con sendos aportes, y ambas cooperantes al advenimiento de una nueva realidad de civilización
Ortiz 5
Depuis, par suite de ce pouvoir de création dont il est porteur, le transculturel a dépassé les limites du domaine d’application d’origine pour élargir son champ d’action en tant que méthode d’interprétation potentielle de toute réalité métissée. Nous nous bornerons ici à en examiner les implications identitaires et littéraires dans l’interprétation toute particulière qu’en donne l’écrivain franco-ontarien d’origine tunisienne Hédi Bouraoui, qui nous paraît avoir exploité les potentialités du transculturel jusqu’à leur plein épanouissement. Pour mieux faire ressortir son approche originale, nous nous arrêterons brièvement sur l’expérience québécoise des fondateurs du magazine transculturel Vice Versa, desquels Bouraoui s’était un temps rapproché pour poursuivre ensuite sa réflexion individuelle sur le transculturel en tant que principe de création poétique. »
Source : Angela Buono, « Le transculturalisme : de l’origine du mot à « l’identité de la différence » chez Hédi Bouraoui. » International Journal of Canadian Studies / Revue internationale d’études canadiennes, numéro 43, 2011, p. 7–22
Vous pourrez aussi consulter, sur les définitions de multiculturel, pluriculturel, interculturel et transculturel, le document de réflexion d’Inter-Mondes Belgique : Des différences entre Inter-, Multi-, Pluri- et Trans-... culturel.
Bonne journée.
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