Question d'origine :
Bonjour Cher Guichet,
Dans l'ouvrage "contrepoint à la ligne et autres écrits" le pianiste Glenn Gould déclare vers 1980 qu' "il faudrait sans doute attendre l'an 2000 pour pouvoir dresser l'acte de décès du concert." (p.164)
Ce pronostic s'est-il vérifié ?
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 06/01/2020 à 15h57
Bonjour,
Nous ne possédons apparemment pas la même édition de Contrepoint à la ligne [Livre] que vous, et n’avons donc pas pu retrouver le contexte dans lequel s’inscrit la phrase que vous citez, mais elle n’est pas étonnante dans la bouche de Gould, pianiste connu pour son horreur de la scène, qu’il abandonna en 1964, au faîte d’une carrière de concertiste qui promettait encore beaucoup. La personnalité excentrique et ascétique du pianiste y était sans doute pour quelque chose, mais ce choix semble également avoir résulté d’une réelle démarche artistique :
« Sa décision de quitter la scène, notamment, reposait sur le refus de la concession symbolisée par le concert. Il comparait celui-ci à une arène sanglante où l'artiste et le public ne pouvaient avoir un contact véritable, car chacun détruisait en partie l'approche artistique de l'autre. La musique appelait, selon lui, à la contemplation. Il fallait créer une relation, à un niveau supérieur entre l'artiste et la musique d'une part, la musique et l'auditeur d'autre part. La solitude seule peut engendrer une telle relation car elle instaure un contexte d'où les passions sont exclues.
La transmission du message musical devait donc être scindée en deux étapes distinctes, la recréation et la diffusion, reliées par l'indispensable maillon des techniques audiovisuelles qui deviendra vite, pour Glenn Gould, un élément majeur : enregistrer sera, pour lui, une création totale. Il n'hésitera pas à enrichir la partition de choix que lui permet l'évolution de la technique et auxquels le compositeur n'a pu être confronté. Ainsi, devenu son propre ingénieur de son, il pratiquait volontiers le re-recording et se consacrait avec un soin minutieux au montage des séquences qu'il avait enregistrées : pour lui, la fabrication d'un disque s'apparentait à celle d'un film, alors que le concert n'était jamais que du théâtre. »
(Source : Encyclopaedia universalis)
Cependant, l’opposition entre concert et travail de studio, à l’époque où Gould se retira des planches, posait des questions autrement pragmatiques. C’est ce que suggère Bruno Monsaingeon dans sa préface au Dernier puritain, premier tome des Ecrits qui vous intéressent :
« Personne ne croyait sérieusement, au moment où Glenn Gould décida de se retirer de la scène, que les disques qu’il allait continuer à enregistrer pourraient avoir une existence commerciale prolongée, étant donné que celle-ci n’était pas susceptible d’être appuyée sur la continuité d’apparitions publiques – censées être l’instrument indispensable du maintien d’une image de marque autrement invendable –, étant donné également l’austérité supposée et le caractère intransigeant des choix de répertoire opérés par le pianiste. »
La suite prouve qu’il n’en était rien ; sans doute en partie parce que, comme Monsaingeon l’affirme, « en quelques années de concert, Glenn Gould s’était assuré des bases financières suffisamment solides pour lui permettre de résister à tout compromis », peut-être aussi parce que l’époque où Gould a fait ce choix est une époque de profond développement de l’industrie du disque et des moyens de diffusion audiovisuel. Rappelons que l’année où Gould renonça à la scène est seulement de deux ans antérieure à celle où les Beatles cessèrent de se produire en public – les uns comme l’autre poursuivant une carrière tout aussi mythique, se concentrant sur les expérimentations en studio, et assurant la « continuité d’apparitions publiques » nécessaire à leur promotion à travers le petit ou le grand écran…
Où en est-on, quarante ans après, de la prophétie de Glenn Gould ? A-t-on dressé « l'acte de décès du concert », qu’il appelait de ses vœux, avec sans nul doute une bonne dose d’humour ? Nous avons le regret de vous l’annoncer : la réponse est non. Non seulement musiciens de tous bords continuent à s’abaisser à se produire devant des gens, mais la fréquentation de nombreuses grandes salles aurait tendance à augmenter : l’Opéra de Paris a connu des chiffres records ces dernières années, multipliant par trois le nombre d’entrées encaissées en trente ans. Le festival de Bayreuth se joue toujours à guichet fermé, et de nombreuses salles européennes prestigieuses tirent la majorité de leurs ressources financières de leurs recettes, bien que cela soit parfois aux prix de programmations peu aventureuses… soit dit en passant, la mutation des moyens de diffusions audiovisuels ne semble pas en concurrence avec le concert, puisque c’est par les biais desdits moyens qu’un concert peut être vu par cinquante millions de personnes !
Notons cependant que le public des concerts classiques, en tout cas en France, est très homogène d’un point de vue socio-culturel… et générationnel. Nous le savons par deux enquêtes menées en 2015, l’une par l’association des orchestre de France, l’autre par Stéphane Dorin, professeur de sociologie à l'Université de Limoges et chercheur associé au Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP, Paris-I), travail présenté au cours d’un colloque international organisé par la Gaîté lyrique. Un portrait-robot de l’amateur de concerts classiques assez facétieux a été dressé par Télérama à partir des données de ces deux enquêtes : plutôt de sexe féminin, celui-ci est d’un âge médian de 61 an, est à 50% retraité, majoritairement d’emplois de cadre, ingénieur ou professeur, possède un niveau d’études très élevé et une formation musicale solide… comme pour rassurer à titre posthume le regretté Glenn Gould, il semble que l’individu se reproduise fort peu.
Bonne journée.
Nous ne possédons apparemment pas la même édition de Contrepoint à la ligne [Livre] que vous, et n’avons donc pas pu retrouver le contexte dans lequel s’inscrit la phrase que vous citez, mais elle n’est pas étonnante dans la bouche de Gould, pianiste connu pour son horreur de la scène, qu’il abandonna en 1964, au faîte d’une carrière de concertiste qui promettait encore beaucoup. La personnalité excentrique et ascétique du pianiste y était sans doute pour quelque chose, mais ce choix semble également avoir résulté d’une réelle démarche artistique :
« Sa décision de quitter la scène, notamment, reposait sur le refus de la concession symbolisée par le concert. Il comparait celui-ci à une arène sanglante où l'artiste et le public ne pouvaient avoir un contact véritable, car chacun détruisait en partie l'approche artistique de l'autre. La musique appelait, selon lui, à la contemplation. Il fallait créer une relation, à un niveau supérieur entre l'artiste et la musique d'une part, la musique et l'auditeur d'autre part. La solitude seule peut engendrer une telle relation car elle instaure un contexte d'où les passions sont exclues.
La transmission du message musical devait donc être scindée en deux étapes distinctes, la recréation et la diffusion, reliées par l'indispensable maillon des techniques audiovisuelles qui deviendra vite, pour Glenn Gould, un élément majeur : enregistrer sera, pour lui, une création totale. Il n'hésitera pas à enrichir la partition de choix que lui permet l'évolution de la technique et auxquels le compositeur n'a pu être confronté. Ainsi, devenu son propre ingénieur de son, il pratiquait volontiers le re-recording et se consacrait avec un soin minutieux au montage des séquences qu'il avait enregistrées : pour lui, la fabrication d'un disque s'apparentait à celle d'un film, alors que le concert n'était jamais que du théâtre. »
(Source : Encyclopaedia universalis)
Cependant, l’opposition entre concert et travail de studio, à l’époque où Gould se retira des planches, posait des questions autrement pragmatiques. C’est ce que suggère Bruno Monsaingeon dans sa préface au Dernier puritain, premier tome des Ecrits qui vous intéressent :
« Personne ne croyait sérieusement, au moment où Glenn Gould décida de se retirer de la scène, que les disques qu’il allait continuer à enregistrer pourraient avoir une existence commerciale prolongée, étant donné que celle-ci n’était pas susceptible d’être appuyée sur la continuité d’apparitions publiques – censées être l’instrument indispensable du maintien d’une image de marque autrement invendable –, étant donné également l’austérité supposée et le caractère intransigeant des choix de répertoire opérés par le pianiste. »
La suite prouve qu’il n’en était rien ; sans doute en partie parce que, comme Monsaingeon l’affirme, « en quelques années de concert, Glenn Gould s’était assuré des bases financières suffisamment solides pour lui permettre de résister à tout compromis », peut-être aussi parce que l’époque où Gould a fait ce choix est une époque de profond développement de l’industrie du disque et des moyens de diffusion audiovisuel. Rappelons que l’année où Gould renonça à la scène est seulement de deux ans antérieure à celle où les Beatles cessèrent de se produire en public – les uns comme l’autre poursuivant une carrière tout aussi mythique, se concentrant sur les expérimentations en studio, et assurant la « continuité d’apparitions publiques » nécessaire à leur promotion à travers le petit ou le grand écran…
Où en est-on, quarante ans après, de la prophétie de Glenn Gould ? A-t-on dressé « l'acte de décès du concert », qu’il appelait de ses vœux, avec sans nul doute une bonne dose d’humour ? Nous avons le regret de vous l’annoncer : la réponse est non. Non seulement musiciens de tous bords continuent à s’abaisser à se produire devant des gens, mais la fréquentation de nombreuses grandes salles aurait tendance à augmenter : l’Opéra de Paris a connu des chiffres records ces dernières années, multipliant par trois le nombre d’entrées encaissées en trente ans. Le festival de Bayreuth se joue toujours à guichet fermé, et de nombreuses salles européennes prestigieuses tirent la majorité de leurs ressources financières de leurs recettes, bien que cela soit parfois aux prix de programmations peu aventureuses… soit dit en passant, la mutation des moyens de diffusions audiovisuels ne semble pas en concurrence avec le concert, puisque c’est par les biais desdits moyens qu’un concert peut être vu par cinquante millions de personnes !
Notons cependant que le public des concerts classiques, en tout cas en France, est très homogène d’un point de vue socio-culturel… et générationnel. Nous le savons par deux enquêtes menées en 2015, l’une par l’association des orchestre de France, l’autre par Stéphane Dorin, professeur de sociologie à l'Université de Limoges et chercheur associé au Centre européen de sociologie et de sciences politiques (CESSP, Paris-I), travail présenté au cours d’un colloque international organisé par la Gaîté lyrique. Un portrait-robot de l’amateur de concerts classiques assez facétieux a été dressé par Télérama à partir des données de ces deux enquêtes : plutôt de sexe féminin, celui-ci est d’un âge médian de 61 an, est à 50% retraité, majoritairement d’emplois de cadre, ingénieur ou professeur, possède un niveau d’études très élevé et une formation musicale solide… comme pour rassurer à titre posthume le regretté Glenn Gould, il semble que l’individu se reproduise fort peu.
Bonne journée.
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