Question d'origine :
Le cas Matzneff questionne. Est-il vrai que la sensibilité anti-pédophile est récente concernant les mœurs ? Et concernant la littérature ? Y a-t-il d'autres écrivains qui ont témoigné de leurs penchants ? Frédéric Mitterrand ?
Réponse du Guichet
gds_et
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 31/12/2019 à 08h38
Bonjour,
Vous lirez certainement avec intérêt l’enquête publiée dans le Magazine Littéraire en 2017 (n°577) : Pédophilie, des totems au tabou, dont voici des extraits :
« Michel Tournier vient d’entrer dans La Pléiade : l’imaginaire pédophile de certains de ses textes rebuterait sans doute aujourd’hui les éditeurs. Depuis une trentaine d’années, on touche là à une ligne rouge, y compris en pure fiction. Ce qui rend d’autant plus surprenante la tolérance qui a pu entourer auparavant certains auteurs reconnus.
Le 27 mai 2016, Jérôme Noirez, auteur de romans de science-fiction et de livres pour la jeunesse, était condamné en première instance à trente mois de prison (dont quinze fermes) pour avoir échangé en très grand nombre sur Internet des photos d’enfants à caractère sexuel […]. Très vite, l’un de ses éditeurs Gulf Stream, spécialisé en littérature jeunesse, annonçait non seulement qu’il renonçait à le publier mais arrêtait la commercialisation de ses livres encore inscrits à son catalogue, cinq romans dont le contenu n’a rien de pédophile. Dans un communiqué laconique, il précisait : « Certains sujets ne peuvent être traités avec nuance, et notre engagement auprès des jeunes lecteurs ne saurait s’accorder avec une demi-mesure sur la position à adopter. »
Les responsables de la maison d’édition n’ont pas souhaité commenter avec nous cette décision. Mais un autre crime aurait-il suscité une réaction aussi radicale ? Quand Bertrand Cantat tue sa compagne à coups de poings, nul ne songe à retirer de la vente les disques de Noir Désir. Quand Patrick Henry, célèbre assassin d’enfant, sort de prison, un éditeur […] lui fait écrire un livre. Un djihadiste avoué (Farid Benyettou, mentor repenti des frères Kouachi) passe à la télévision pour promouvoir ses « Mémoires ». Tout cela ne va certes pas sans débats mais n’a pas provoqué une aussi immédiate excommunication.
Disciples d’Oscar Wilde
Il y a cinquante ans, la pédophilie avait de fait droit de cité en littérature. D’André Gide à Tony Duvert, en passant par Henry de Montherlant, Roger Peyrefitte ou Michel Tournier, ses thuriféraires étaient publiés, lus, honorés parfois, critiqués souvent, mais pas ostracisés. Dans les années 1980, la donne change : « Les médias ont alors donné la parole aux victimes. D’objet de désir l’enfant abusé est devenu victime de crimes odieux, explique Anne-Claude Ambroise-Rendu, auteur d’une passionnante Histoire de la pédophilie. Sa parole a été écoutée. Elle a bouleversé. La littérature a suivi son époque et s’est mise à brûler ce qu’elle avait auparavant toléré. » Mais toléré quoi ?
Le mot même de « pédophilie » a eu des sens variables selon les époques. Si, aujourd’hui, il évoque exclusivement la prédation sexuelle, il désignait chez les Grecs anciens, sous le nom de « pédérastie », une relation de maître à élève entre un adulte et un enfant ou un adolescent, qui incluait des rapports sexuels – un type de relation avéré dans d’autres civilisations. A partir du XIXe siècle, se développe une confusion entre pédérastie et homosexualité (le fameux diminutif « pédé », encore employé aujourd’hui), que la dépénalisation de l’homosexualité (en 1982 en France) a réduit à néant. La pédophilie s’impose comme une catégorie psychiatrique, désignant l’attirance sexuelle d’un adulte pour un ou des enfants mineurs. Pour la loi, qui n’utilise jamais ce terme mais celui d’ « atteinte sexuelle sur mineur », elle est toujours fautive avant 15 ans, âge de la majorité sexuelle, et peut être admise entre 15 et 18 ans si le consentement du mineur est clairement prouvé. […]
Découverte des réseaux
L’œuvre de Tony Duvert est indissociable de la pédérastie et de l’homosexualité, poursuit son biographe Gilles Sebhan. Depuis Sade, il n’y a rien eu d’aussi violent. Il a commencé à écrire avant Mai 68. Son drame, c’est qu’il y a eu un moment assez court où il a cru que la pédérastie pourrait être admise. A l’époque, il y avait une réflexion sur l’enfance très ouverte. Matzneff allait chez Pivot. Puis la parenthèse s’est refermée. Il y a eu la dépénalisation de l’homosexualité, donc une rupture de situation commune entre homos et pédophiles, le sida a ajouté un élément grave à la sexualité, l’affaire Dutroux et les travaux des psychiatres sur le traumatisme des enfants ont déromantisé tout cela… Tony s’est arrêté d’écrire au moment où cela devenait dangereux. Il a senti le risque de la prison. Son dernier livre est sorti en 1989. […]
Dans les années 1980, cette vision complaisante de la pédophilie va basculer. La confession de deux victimes d’inceste, Claudine Joncour dans une émission de TF1 et Eva Thomas aux « Dossiers de l’écran », bouleverse l’opinion. On découvre les réseaux pédophiles. L’affaire du Coral (un lieu de vie accueillant des enfants dont les responsables abusaient) coûte sa chronique du Monde à Matzneff. Ce dernier, venu présenter ses Amours décomposés à « Apostrophes », se fait incendier par la journaliste canadienne Denise Bombardier. En juillet 1989 a été votée la loi de protection de l’enfance. Recriminalisé, le viol devient passible des assises. Des associations émergent comme Sos inceste, Enfance et partage, Enfance majuscule… Et l’on parle : les témoignages des victimes se font précis, les journaux s’en font le relais. Tortures, sodomies avec divers objets domestiques, enregistrements des cris de douleur qu’on écoute en groupe… Loin de l’éducation bienveillante de Gide. L’affaire Dutroux mettra le sceau d’une horreur très médiatisée sur ces pratiques. L’affaire d’Outreau, qui enverra en prison des innocents sur de simples ragots, montrera aussi qu’une certaine psychose a succédé à l’assourdissant silence.
La littérature a suivi ce courant. Lolita, Lewis Carroll ou Edgar Poe (dont l’épouse et cousine Virginia avait 13 ans quand il l’a épousée) sont lus autrement. Devenu un monstre, le pédophile doit s’expliquer et est souvent seul à s’agripper au discours libertaire. Alain Robbe-Grillet, qui publie en 2001 La Reprise, roman fasciné par les très jeunes femmes, traite, dans Lire, de « grotesques » ces polémiques. Matzneff le rejoint, qui déclare : « Les gens qui dénoncent Robbe-Grillet et Matzneff sont les mêmes qui, il y a cinquante ans, dénonçaient les Juifs à la Gestapo. »
Quelques lectures complémentaires :
- Une histoire de la pédophilie : XIXe-XXIe siècle / Anne-Claude Ambroise-Rendu
Etude de l'approche juridique, médicale et médiatique des crimes sexuels contre des enfants depuis l'entrée en vigueur du Code pénal de 1810 en France. Analyse l'évolution du statut de l'enfant, des normes sexuelles, de l'émergence de la figure du pédophile, etc.
(présentation de l’ouvrage par Sébastien Roux dans Clio. Femmes, Genre, Histoire 2015/2 (n° 42), pages 244 à 247)
- Ambroise-Rendu, Anne-Claude, « Un siècle de pédophilie dans la presse (1880-2000) : accusation, plaidoirie, condamnation », Le Temps des médias, vol. 1, no. 1, 2003, pp. 31-41.
Bonne journée.
Vous lirez certainement avec intérêt l’enquête publiée dans le Magazine Littéraire en 2017 (n°577) : Pédophilie, des totems au tabou, dont voici des extraits :
« Michel Tournier vient d’entrer dans La Pléiade : l’imaginaire pédophile de certains de ses textes rebuterait sans doute aujourd’hui les éditeurs. Depuis une trentaine d’années, on touche là à une ligne rouge, y compris en pure fiction. Ce qui rend d’autant plus surprenante la tolérance qui a pu entourer auparavant certains auteurs reconnus.
Le 27 mai 2016, Jérôme Noirez, auteur de romans de science-fiction et de livres pour la jeunesse, était condamné en première instance à trente mois de prison (dont quinze fermes) pour avoir échangé en très grand nombre sur Internet des photos d’enfants à caractère sexuel […]. Très vite, l’un de ses éditeurs Gulf Stream, spécialisé en littérature jeunesse, annonçait non seulement qu’il renonçait à le publier mais arrêtait la commercialisation de ses livres encore inscrits à son catalogue, cinq romans dont le contenu n’a rien de pédophile. Dans un communiqué laconique, il précisait : « Certains sujets ne peuvent être traités avec nuance, et notre engagement auprès des jeunes lecteurs ne saurait s’accorder avec une demi-mesure sur la position à adopter. »
Les responsables de la maison d’édition n’ont pas souhaité commenter avec nous cette décision. Mais un autre crime aurait-il suscité une réaction aussi radicale ? Quand Bertrand Cantat tue sa compagne à coups de poings, nul ne songe à retirer de la vente les disques de Noir Désir. Quand Patrick Henry, célèbre assassin d’enfant, sort de prison, un éditeur […] lui fait écrire un livre. Un djihadiste avoué (Farid Benyettou, mentor repenti des frères Kouachi) passe à la télévision pour promouvoir ses « Mémoires ». Tout cela ne va certes pas sans débats mais n’a pas provoqué une aussi immédiate excommunication.
Disciples d’Oscar Wilde
Il y a cinquante ans, la pédophilie avait de fait droit de cité en littérature. D’André Gide à Tony Duvert, en passant par Henry de Montherlant, Roger Peyrefitte ou Michel Tournier, ses thuriféraires étaient publiés, lus, honorés parfois, critiqués souvent, mais pas ostracisés. Dans les années 1980, la donne change : « Les médias ont alors donné la parole aux victimes. D’objet de désir l’enfant abusé est devenu victime de crimes odieux, explique Anne-Claude Ambroise-Rendu, auteur d’une passionnante Histoire de la pédophilie. Sa parole a été écoutée. Elle a bouleversé. La littérature a suivi son époque et s’est mise à brûler ce qu’elle avait auparavant toléré. » Mais toléré quoi ?
Le mot même de « pédophilie » a eu des sens variables selon les époques. Si, aujourd’hui, il évoque exclusivement la prédation sexuelle, il désignait chez les Grecs anciens, sous le nom de « pédérastie », une relation de maître à élève entre un adulte et un enfant ou un adolescent, qui incluait des rapports sexuels – un type de relation avéré dans d’autres civilisations. A partir du XIXe siècle, se développe une confusion entre pédérastie et homosexualité (le fameux diminutif « pédé », encore employé aujourd’hui), que la dépénalisation de l’homosexualité (en 1982 en France) a réduit à néant. La pédophilie s’impose comme une catégorie psychiatrique, désignant l’attirance sexuelle d’un adulte pour un ou des enfants mineurs. Pour la loi, qui n’utilise jamais ce terme mais celui d’ « atteinte sexuelle sur mineur », elle est toujours fautive avant 15 ans, âge de la majorité sexuelle, et peut être admise entre 15 et 18 ans si le consentement du mineur est clairement prouvé. […]
Découverte des réseaux
L’œuvre de Tony Duvert est indissociable de la pédérastie et de l’homosexualité, poursuit son biographe Gilles Sebhan. Depuis Sade, il n’y a rien eu d’aussi violent. Il a commencé à écrire avant Mai 68. Son drame, c’est qu’il y a eu un moment assez court où il a cru que la pédérastie pourrait être admise. A l’époque, il y avait une réflexion sur l’enfance très ouverte. Matzneff allait chez Pivot. Puis la parenthèse s’est refermée. Il y a eu la dépénalisation de l’homosexualité, donc une rupture de situation commune entre homos et pédophiles, le sida a ajouté un élément grave à la sexualité, l’affaire Dutroux et les travaux des psychiatres sur le traumatisme des enfants ont déromantisé tout cela… Tony s’est arrêté d’écrire au moment où cela devenait dangereux. Il a senti le risque de la prison. Son dernier livre est sorti en 1989. […]
Dans les années 1980, cette vision complaisante de la pédophilie va basculer. La confession de deux victimes d’inceste, Claudine Joncour dans une émission de TF1 et Eva Thomas aux « Dossiers de l’écran », bouleverse l’opinion. On découvre les réseaux pédophiles. L’affaire du Coral (un lieu de vie accueillant des enfants dont les responsables abusaient) coûte sa chronique du Monde à Matzneff. Ce dernier, venu présenter ses Amours décomposés à « Apostrophes », se fait incendier par la journaliste canadienne Denise Bombardier. En juillet 1989 a été votée la loi de protection de l’enfance. Recriminalisé, le viol devient passible des assises. Des associations émergent comme Sos inceste, Enfance et partage, Enfance majuscule… Et l’on parle : les témoignages des victimes se font précis, les journaux s’en font le relais. Tortures, sodomies avec divers objets domestiques, enregistrements des cris de douleur qu’on écoute en groupe… Loin de l’éducation bienveillante de Gide. L’affaire Dutroux mettra le sceau d’une horreur très médiatisée sur ces pratiques. L’affaire d’Outreau, qui enverra en prison des innocents sur de simples ragots, montrera aussi qu’une certaine psychose a succédé à l’assourdissant silence.
La littérature a suivi ce courant. Lolita, Lewis Carroll ou Edgar Poe (dont l’épouse et cousine Virginia avait 13 ans quand il l’a épousée) sont lus autrement. Devenu un monstre, le pédophile doit s’expliquer et est souvent seul à s’agripper au discours libertaire. Alain Robbe-Grillet, qui publie en 2001 La Reprise, roman fasciné par les très jeunes femmes, traite, dans Lire, de « grotesques » ces polémiques. Matzneff le rejoint, qui déclare : « Les gens qui dénoncent Robbe-Grillet et Matzneff sont les mêmes qui, il y a cinquante ans, dénonçaient les Juifs à la Gestapo. »
- Une histoire de la pédophilie : XIXe-XXIe siècle / Anne-Claude Ambroise-Rendu
Etude de l'approche juridique, médicale et médiatique des crimes sexuels contre des enfants depuis l'entrée en vigueur du Code pénal de 1810 en France. Analyse l'évolution du statut de l'enfant, des normes sexuelles, de l'émergence de la figure du pédophile, etc.
(présentation de l’ouvrage par Sébastien Roux dans Clio. Femmes, Genre, Histoire 2015/2 (n° 42), pages 244 à 247)
- Ambroise-Rendu, Anne-Claude, « Un siècle de pédophilie dans la presse (1880-2000) : accusation, plaidoirie, condamnation », Le Temps des médias, vol. 1, no. 1, 2003, pp. 31-41.
Bonne journée.
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