Question d'origine :
Je désire savoir s'il existe des études concernant les conditions de travail des ouvrières de l'usine Lumière dans les années 1890.
Merci infiniment
Dominique Paravel
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 19/11/2019 à 10h55
Bonjour,
Tout d’abord, quelques mots sur l’histoire des entreprises Lumière. Quand on parle de l’usine Lumière, on pense à l’usine de Monplaisir, première d’une longue série possédée par la société Lumière, emplacement actuel de l’Institut Lumière. Lorsque le local est acquis par la famille, en 1881, Monplaisir se trouve alors en-dehors de Lyon, c’est-à-dire au-delà de la barrière d’octroi. La zone est alors peu urbanisée et attire les industriels depuis quelques décennies :
« Lorsqu’en 1852 la ville de Lyon absorbe ses faubourgs elle récupère d’immenses étendues. Les quartiers Monplaisir et Bachût deviennent des lieux d’élection des activités mécaniques, et si l’industrie vient sur ce territoire c’est qu’elle y trouve son compte : de vastes terrains à bon marché nécessaires à son implantation, de l’eau dans les sous-sol pour alimenter les usines, une main d’œuvre abondante sur place, et une bonne desserte par les chemins de fer de l’est. La variété des activités est très grande, des pionniers de l’industrie chimique et métallurgique, aux grands établissements de l’industrie électrique et électronique.
C’est en 1881, au 25 rue Saint-Victor, à Monplaisir, à l’emplacement d’une ancienne chapellerie, qu’Antoine Lumière installe famille et usine. Dans cette zone frontière à l’est de la ville ancienne, où on peut voir « comme dans telle ville de l’Ouest américain, voisiner de modernes constructions, d’immenses usines aux lignes autoritaires, avec des villas aux ambitions bourgeoises et des masures, de minables et hésitants ramas de cours et d’entrepôts ».1
En 1890, les Lumière achètent les 4000m² de terrain qu’ils louaient encore, puis les parcelles environnantes. Au début du 20e siècle, les usines lumière occupent 30 000m² de terrain à Monplaisir. En 1906 plus de 900 personnes, ouvriers et ouvrières, chimistes et personnels administratifs œuvrent à la fabrication des plaques et papiers photographiques. »
(Source : L’influx)
Le domaine principal des Lumière était le matériel photographique, et ni Auguste, qui se passionnait par ailleurs pour la chimie médicale, ni Louis, à qui son frère attribuait tout le mérite de l’invention du cinéma, mais qui s’intéressait surtout à la photographie couleur, ne s’intéressaient beaucoup au 7e art. Les sources que nous avons consultées concordent pour dire que c’est leur père Antoine, entrepreneur fantasque, doué d’un grand flair pour les secteurs d’innovations porteurs mais piètre gestionnaire, qui les incita à lancer dans la recherche sur les images qui bouge. En 1892, il était revenu enthousiaste d’un voyage à Paris où il avait découvert le kinétoscope de Thomas Edison et le théâtre optique d’Emile Reynaud, précurseur du dessin animé. Malgré la réussite de leurs recherches sur le cinéma, et , leur centre d’activité restera la photographie, comme le résume bien l’Institut Lumière :
« Dès 1882, la fabrication des plaques photographiques instantanées mises au point par Louis Lumière représente l’activité principale de l’usine de Monplaisir. La fabrication, répartie en différents ateliers, mêle à la fois des tâches manuelles, accomplies essentiellement par des ouvrières, et des opérations automatisées grâce aux machines conçues par les frères Lumière. En 1890, la firme est florissante, la production des plaques « Etiquette bleue » atteint 350.000 douzaines pour l’année, si bien qu’en 1892 l’entreprise familiale acquière le terrain et devient une société anonyme au capital de 3,000,000 de francs. Sous l’impulsion d’Antoine, sont organisés, des services médicaux pour les ouvriers, une assistance aux femmes enceintes et aux mères, un système de cotisation pour la retraite des employés ... Le succès mondial de l’Etiquette bleue ne se démentira pas durant un demi-siècle. »
Ces quelques innovations sociales envers les ouvriers – nous sommes à l’époque de Zola , rappelons-le – sont peut-être en partie dues au souvenir des années d’efforts et de vache maigre que connut la famille avant la réussite. Un chapitre de l’ouvrage Les dynasties lyonnaises [Livre] : des Morin-Pons aux Mérieux : du XIXe siècle à nos jours / Bernadette Anglereau, Catherine Pellissier, consacrée à l’histoire des entreprises Lumière :
« [En 1881] Toute la famille est mobilisée dans l’entreprise : Antoine et Auguste travaillent dans le studio [de photographie] du centre-ville, Louis, sa mère et ses sœurs travaillent à couler sur les plaques les fameuses émulsions. Mais les débuts sont peu encourageants, la production de plaques est insuffisante pour couvrir les frais. 1882 voit se profiler le spectre de la faillite. »
A cette époque, tous les membres de la famille travaillent tellement que le service militaire de Louis et ajourné ! Pourtant, dès qu’ils prennent à leur père les rennes de l’entreprise, Auguste et Louis Lumière fon prospérer l’affaire, et déjà « en 1884 l’usine emploie une dizaine de personnes par an. »
Huit ans plus tard, l’entreprise se transforme en société anonyme. Elle s’est considérablement développée
Les Lumière [Livre] / Bernard Chardère :
« La main d’œuvre féminine est majoritaire : sans qualification photographique à l’entrée, elle est formée sur place. Avec leur lampe inactinique individuelle, le chignon obligatoire pour que les cheveux ne trempent pas dans les émulsions, portant des pantalons de travail (un service de lingerie interne les fabrique et les entretient, la laverie les nettoie chaque semaine), ces ouvrières semblent poser pour quelque allégorie La Photographie témoignant contre le paternalisme. Un siècle plus tard, l’impression est à nuancer […]. »
Dans la suite du texte est cité un rapport d’un certain M. Pitiot, commissaire aux comptes « chargé de chiffrer la valeur des apports à la nouvelle société » [l’entreprise est devenue en 1892 la Société Anonyme Antoine Lumière et ses fils]. La bienveillance paternaliste très XIXe siècle de l’usine a pour corollaire une surveillance permanente :
« Vous devez aussi tenir compte de la clientèle ouvrière qu’on dresse à ce genre de travail [b] par une surveillance incessante exercée par ceux qui avaient pour mission d’en régler tous les mouvements. […] Cette organisation parfaite du travail permet, à la fin de chaque opération, d’attribuer à tel ou tel les vices de fabrication reconnus avant l’empaquetage et la livraison. »
L’ouvrage cite plus loin l’initiative d’une jeune étudiante sociologue, Micheline Guaita, qui recueillit en 1979 les souvenirs d’anciens employés des Lumière, ouvriers et cadres. La date des entretiens doit nous inciter à la prudence, mais les témoignages cités concordent sur un mélange de paternalisme d’époque et d’innovations sociales internes, dont beaucoup destinées aux femmes :
« Sur la vie et le travail dans le quartier au début du siècle, d’abord au plan général : la plupart des foyers n’ont pas l’eau courante, de WC, de gaz ni d’électricité ; il n’existe ni allocations familiales ni Sécurité sociale. (Les usines Lumière, où les salaires étaient relativement médiocres, paraissent d’avant-garde en assurant certaines mesures à cet égard. […] Louis Pradel s’en souvient en 1962 : « Par les bienfaits qu’ils ont sans cesse répandus autour d’eux, en créant de toutes pièces une industrie prospère, en multipliant au profit de leur nombreux personnel, bien avant les législations actuelles, des services admirables d’assistance sociale – services médicaux et pharmaceutiques d’urgence, assistance aux femmes enceintes et aux mères nourrices, protection de l’enfance, allocations aux vieux serviteurs [...]
Comme on pouvait encore voir des vaches et des chèvres dans le quartier, que le respect n’était pas perdu (« Maman me racontait toujours que les dimanches, la grande joie, c’était de voir partir la calèche de la famille Lumière ») et que la nostalgie sera toujours ce qu’elle était, il faut tenir pour un résumé valable cette phrase clef : « On était malheureux, et tout en étant malheureux, on était plus heureux. »
Sur le travail aux usines Lumière, les témoignages de satisfaction ne font pas défaut : « J’ai été bien contente d’y travailler pendant trente-huit ans… J’y suis restée quarante-sept ans : je peux dire que je ne le regrette pas, parce que j’ai bien aimé mon travail… » etc. Ne manquent pas non plus les détails montrant à la fois [b] que les conditions d’emploi étaient assez dures et que l’ambiance est toujours restée accueillante, privilégiant notamment la promotion interne. »
Deux témoignages tentent un rapide portrait politique des patrons :
« Les frères Lumière n’étaient pas, comme on dirait maintenant, des gens « de droite ». Certainement, c’étaient des gens avancés, déjà par leurs conceptions. » « Ils étaient d’une certaine liberté d’esprit, au point de vue de la religion, et même du point de vue social. »
Bonne journée.
Tout d’abord, quelques mots sur l’histoire des entreprises Lumière. Quand on parle de l’usine Lumière, on pense à l’usine de Monplaisir, première d’une longue série possédée par la société Lumière, emplacement actuel de l’Institut Lumière. Lorsque le local est acquis par la famille, en 1881, Monplaisir se trouve alors en-dehors de Lyon, c’est-à-dire au-delà de la barrière d’octroi. La zone est alors peu urbanisée et attire les industriels depuis quelques décennies :
« Lorsqu’en 1852 la ville de Lyon absorbe ses faubourgs elle récupère d’immenses étendues. Les quartiers Monplaisir et Bachût deviennent des lieux d’élection des activités mécaniques, et si l’industrie vient sur ce territoire c’est qu’elle y trouve son compte : de vastes terrains à bon marché nécessaires à son implantation, de l’eau dans les sous-sol pour alimenter les usines, une main d’œuvre abondante sur place, et une bonne desserte par les chemins de fer de l’est. La variété des activités est très grande, des pionniers de l’industrie chimique et métallurgique, aux grands établissements de l’industrie électrique et électronique.
C’est en 1881, au 25 rue Saint-Victor, à Monplaisir, à l’emplacement d’une ancienne chapellerie, qu’Antoine Lumière installe famille et usine. Dans cette zone frontière à l’est de la ville ancienne, où on peut voir « comme dans telle ville de l’Ouest américain, voisiner de modernes constructions, d’immenses usines aux lignes autoritaires, avec des villas aux ambitions bourgeoises et des masures, de minables et hésitants ramas de cours et d’entrepôts ».1
En 1890, les Lumière achètent les 4000m² de terrain qu’ils louaient encore, puis les parcelles environnantes. Au début du 20e siècle, les usines lumière occupent 30 000m² de terrain à Monplaisir. En 1906 plus de 900 personnes, ouvriers et ouvrières, chimistes et personnels administratifs œuvrent à la fabrication des plaques et papiers photographiques. »
(Source : L’influx)
Le domaine principal des Lumière était le matériel photographique, et ni Auguste, qui se passionnait par ailleurs pour la chimie médicale, ni Louis, à qui son frère attribuait tout le mérite de l’invention du cinéma, mais qui s’intéressait surtout à la photographie couleur, ne s’intéressaient beaucoup au 7e art. Les sources que nous avons consultées concordent pour dire que c’est leur père Antoine, entrepreneur fantasque, doué d’un grand flair pour les secteurs d’innovations porteurs mais piètre gestionnaire, qui les incita à lancer dans la recherche sur les images qui bouge. En 1892, il était revenu enthousiaste d’un voyage à Paris où il avait découvert le kinétoscope de Thomas Edison et le théâtre optique d’Emile Reynaud, précurseur du dessin animé. Malgré la réussite de leurs recherches sur le cinéma, et , leur centre d’activité restera la photographie, comme le résume bien l’Institut Lumière :
« Dès 1882, la fabrication des plaques photographiques instantanées mises au point par Louis Lumière représente l’activité principale de l’usine de Monplaisir. La fabrication, répartie en différents ateliers, mêle à la fois des tâches manuelles, accomplies essentiellement par des ouvrières, et des opérations automatisées grâce aux machines conçues par les frères Lumière. En 1890, la firme est florissante, la production des plaques « Etiquette bleue » atteint 350.000 douzaines pour l’année, si bien qu’en 1892 l’entreprise familiale acquière le terrain et devient une société anonyme au capital de 3,000,000 de francs. Sous l’impulsion d’Antoine, sont organisés,
Ces quelques innovations sociales envers les ouvriers – nous sommes à l’époque de Zola , rappelons-le – sont peut-être en partie dues au souvenir des années d’efforts et de vache maigre que connut la famille avant la réussite. Un chapitre de l’ouvrage Les dynasties lyonnaises [Livre] : des Morin-Pons aux Mérieux : du XIXe siècle à nos jours / Bernadette Anglereau, Catherine Pellissier, consacrée à l’histoire des entreprises Lumière :
« [En 1881] Toute la famille est mobilisée dans l’entreprise : Antoine et Auguste travaillent dans le studio [de photographie] du centre-ville, Louis, sa mère et ses sœurs travaillent à couler sur les plaques les fameuses émulsions. Mais les débuts sont peu encourageants, la production de plaques est insuffisante pour couvrir les frais. 1882 voit se profiler le spectre de la faillite. »
A cette époque, tous les membres de la famille travaillent tellement que le service militaire de Louis et ajourné ! Pourtant, dès qu’ils prennent à leur père les rennes de l’entreprise, Auguste et Louis Lumière fon prospérer l’affaire, et déjà « en 1884 l’usine emploie une dizaine de personnes par an. »
Huit ans plus tard, l’entreprise se transforme en société anonyme. Elle s’est considérablement développée
Les Lumière [Livre] / Bernard Chardère :
« La main d’œuvre féminine est majoritaire : sans qualification photographique à l’entrée, elle est formée sur place. Avec leur lampe inactinique individuelle, le chignon obligatoire pour que les cheveux ne trempent pas dans les émulsions, portant des pantalons de travail (un service de lingerie interne les fabrique et les entretient, la laverie les nettoie chaque semaine), ces ouvrières semblent poser pour quelque allégorie La Photographie témoignant contre le paternalisme. Un siècle plus tard, l’impression est à nuancer […]. »
Dans la suite du texte est cité un rapport d’un certain M. Pitiot, commissaire aux comptes « chargé de chiffrer la valeur des apports à la nouvelle société » [l’entreprise est devenue en 1892 la Société Anonyme Antoine Lumière et ses fils]. La bienveillance paternaliste très XIXe siècle de l’usine a pour corollaire une surveillance permanente :
« Vous devez aussi tenir compte de la clientèle ouvrière
L’ouvrage cite plus loin l’initiative d’une jeune étudiante sociologue, Micheline Guaita, qui recueillit en 1979 les souvenirs d’anciens employés des Lumière, ouvriers et cadres. La date des entretiens doit nous inciter à la prudence, mais les témoignages cités concordent sur un mélange de paternalisme d’époque et d’innovations sociales internes, dont beaucoup destinées aux femmes :
« Sur la vie et le travail dans le quartier au début du siècle, d’abord au plan général : la plupart des foyers n’ont pas l’eau courante, de WC, de gaz ni d’électricité ; il n’existe ni allocations familiales ni Sécurité sociale. (Les usines Lumière, où les salaires étaient relativement médiocres, paraissent d’avant-garde en assurant certaines mesures à cet égard. […] Louis Pradel s’en souvient en 1962 : « Par les bienfaits qu’ils ont sans cesse répandus autour d’eux, en créant de toutes pièces une industrie prospère, en multipliant au profit de leur nombreux personnel, bien avant les législations actuelles, des services admirables d’assistance sociale – services médicaux et pharmaceutiques d’urgence, assistance aux femmes enceintes et aux mères nourrices, protection de l’enfance, allocations aux vieux serviteurs [...]
Comme on pouvait encore voir des vaches et des chèvres dans le quartier, que le respect n’était pas perdu (« Maman me racontait toujours que les dimanches, la grande joie, c’était de voir partir la calèche de la famille Lumière ») et que la nostalgie sera toujours ce qu’elle était, il faut tenir pour un résumé valable cette phrase clef : « On était malheureux, et tout en étant malheureux, on était plus heureux. »
Sur le travail aux usines Lumière, les témoignages de satisfaction ne font pas défaut : « J’ai été bien contente d’y travailler pendant trente-huit ans… J’y suis restée quarante-sept ans : je peux dire que je ne le regrette pas, parce que j’ai bien aimé mon travail… » etc. Ne manquent pas non plus les détails montrant à la fois [b] que les conditions d’emploi étaient assez dures et que l’ambiance est toujours restée accueillante, privilégiant notamment la promotion interne. »
Deux témoignages tentent un rapide portrait politique des patrons :
« Les frères Lumière n’étaient pas, comme on dirait maintenant, des gens « de droite ». Certainement, c’étaient des gens avancés, déjà par leurs conceptions. » « Ils étaient d’une certaine liberté d’esprit, au point de vue de la religion, et même du point de vue social. »
Bonne journée.
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