Question d'origine :
Bonjour Cher Guichet,
Serait-il possible de savoir si des archives ont été incendiées en 1789 ?
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 12/09/2019 à 14h58
Bonjour,
Peu d’archives ont été incendiées en 1789, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, le souci archivistique en était alors à ses premiers balbutiements. Avait été créé en 1762 un « cabinet des chartes », chargé de recueillir, tant dans les archives royales que dans les papiers des églises, des villes, des particuliers, autant de documents que possible. Le but n’était pas seulement de servir la science historique, mais, dans la société d’Ancien régime, de garder trace des privilèges locaux et de prouver sa noblesse, le cas échéant :
« En effet, à mesure que la noblesse héréditaire et privilégiée faisait l'objet de plus en plus de critiques au nom de l'égalité des hommes — cela dès le XVIIe siècle en termes voilés, puis ouvertement avec Diderot, Rousseau, Beaumarchais et leurs amis — , elle trouvait des théoriciens pour affirmer, au contraire, sa spécificité et son utilité sociale. […] beaucoup de nobles se crispaient d'autant plus sur leurs privilèges qu'ils les sentaient menacés par l'esprit du siècle. Or, de ces privilèges, les «chartes » (terme vague qui recouvrait en fait tous les documents «formant titre », terriers, pouillés, généalogies, actes royaux) étaient à la fois le fondement et le garant. D'où l'intérêt nouveau qui leur est porté dans les années 1760-1780. […] : pouvoir prouver sa noblesse — les fameux «quatre degrés» exigés depuis 1781 pour devenir officier dans l'armée, ou remonter à 1 400 pour pouvoir être admis aux honneurs de la Cour — est une nécessité absolue pour toute famille qui veut vivre selon son rang. Tout cela ne peut se faire qu'à base de «parchemins » (l'expression commence alors à devenir à la mode, comme synonyme de titre nobiliaire). François Bluche cite l'exemple de ce marquis de Mailly, en Picardie, qui vers 1760-1770 est intraitable sur ses droits, ne parle que de poursuivre «l'épée dans les reins » ses fermiers et censitaires, et fait réviser son terrier avec une âpreté dont son receveur finit par être victime.
En 1789, les archives sont donc bien loin d'avoir une image neutre dans l'esprit du public. Aussi les parchemins nobiliaires sont-ils englobés dans la proscription qui frappe (après la séance de l'Assemblée constituante du 19 juin 1790) les marques de la noblesse disparue : armoiries, sceaux, blasons, tout ce qui «rappelle le système féodal et l'esprit chevaleresque ». Deux ans plus tard, Condorcet trouve qu'on n'est pas allé assez loin : «Des immenses volumes qui attestaient la vanité de cette caste, des vestiges subsistent encore dans les bibliothèques publiques, dans les chambres des comptes, dans les archives des chapitres à preuves, dans les maisons des généalogistes. Il faut envelopper ces dépôts dans une destruction commune » ; et l'Assemblée législative, en conséquence, vote la loi du 24 juin 1792, qui charge les directoires des départements de faire brûler, pour la fête du 10 août, tous les titres généalogiques, monuments de la vanité et de l'inégalité. Léon de Laborde a recueilli d'éloquents exemples des actes de vandalisme auxquels aboutit l'application de cette loi. À Sablé, les élèves des écoles déchirent et brûlent publiquement les titres de noblesse aux cris de «Hochets de la vanité ! ». À Nantes, on brûle le Livre d'or où étaient inscrits les titres de noblesse des anciens maires. À Abbeville, l'archiviste du district mène en personne un tombereau «chargé de titres et de papiers ensachés », portant l'inscription «Titres de privilèges et concessions royales, bulles des papes, papiers féodaux », et y met le feu dans un «respectueux silence ». Il y en a plusieurs pages de ce style. Les conditions dans lesquelles étaient accomplies ces destructions, le manque absolu de critères pour distinguer les «papiers féodaux » des autres archives, expliquent que des fonds entiers d'archives furent ainsi anéantis. Comment demander à des administrateurs, la plupart dépourvus de connaissances historiques, de savoir quels papiers étaient de nature à «blesser les principes de la liberté et de la raison » ? »
(Source : « La Révolution française et les archives : la mémoire et l'oubli dans l'imaginaire républicain («Liber Amicorum Pierre Bougard» : Mémoires de la Commission départementale d'histoire et d'archéologie du Pas-de-Calais, XXV et Revue du Nord, h. s. n° 3, 1987, lisible sur persee.fr)
Les premières destructions ont lieu à partir du 20 juillet 1789, au cours de l’événement que l’histoire a conservé sous le nom de Grande Peur : suite à la prise de la Bastille le 14 juillet, la rumeur s’était répandue dans le royaume de France qu’en représailles, la noblesse s’était alliée à des soldats étrangers pour punir le tiers-état français, tuer et accaparer les biens – rumeur qui se révéla vite infondée, mais qui donna lieu un peu partout à des révoltes locales, faisant peu de victimes parmi les humains, un peu plus parmi les parchemins :
« Le château du seigneur peut alors recevoir des visiteurs plus ou moins bien intentionnés, ici se contentant de rituels carnavalesques et de vérification des archives, là consumant celles-ci en un autodafé purificateur […] »
Notons, que la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, avait vu non pas la destruction des archives de la prison mais leur conservation. C’est qu’au XVIIIe siècle, brûler des papiers n’est pas un acte anodin :
« En cette fin du XVIIIe siècle, et jusque tard dans le geste suivant, le papier, et plus encore le parchemin, ont une valeur matérielle beaucoup trop forte pour qu’on puisse se permettre de les vouer à une annihilation complète. Au minimum, la violence redistribuitrice suppose l’alimentation d’un marché […]. Si les papiers considérés comme inutiles vont aussi servir de matière première aux artisans, relieurs et emballeurs de tout genre, ou encore à l’armée (sous forme de gargousses pour allumer les canons), peu à peu une partie d’entre eux sera mise en réserve par les libraires les plus imaginatifs, en vue d’une spéculation sur la valeur historique des documents […]. »
(Source : Une expérience du chaos [Livre] : destructions, spoliations et sauvetages d'archives, 1789-1945 : [exposition Paris, Archives nationales, Hôtel de Soubise, 17 mai-18 septembre 2017] /)
L’article « La Révolution française et les archives : la mémoire et l'oubli dans l'imaginaire républicain », cité plus haut, appuie ce constat :
« Cependant, il ne faut pas négliger un autre aspect des destructions révolutionnaires d'archives : l'aspect économique. En vendant les papiers au poids, en transformant les parchemins en gargousses pour l'artillerie, la République gagnait ou économisait des sommes importantes. En Côte-d'Or, au Ier germinal an IV, le département a ainsi touché 66 638 livres pour la vente des «livres et papiers blessant les principes de la liberté et de la raison » ; 14 000 parchemins sont envoyés à Toulon le 2 ventôse an II pour faire des gargousses. »
Et de fait, l’assemblée nationale aura tôt fait de tenter d’en finir avec ces mouvements populaires non contrôlés. Ce qui explique que la prise de la Bastille et les destructions d’archives seigneuriales qui l’ont suivie aient été entre autres l’acte fondateur des archives nationales. Toujours selon Une expérience du chaos, c’est ce même été qui voit « La création, à partir du règlement de l’Assemblée nationale du 29 juillet 1789, d’un dépôt d’Archives auprès de cette nouvelle instance suprême […] Dès le 13 octobre 1790, un décret charge les directoires de département de « veiller, par tous les moyens qui seront en leur pouvoir, à la conservation des monuments des églises et maisons devenus domaines nationaux. »
Entretemps, la nuit du 4 août et l’abolition des privilèges étant passés par là, conserver les archives n’était plus un geste de domination, mais, au contraire, d’émancipation. Les destructions de papiers, quand elles auront lieu, prendront alors un sens singulier. Une expérience du chaos :
« Tandis que sont créées, en 1790, les Archives nationales pour être « le dépôt de tous les actes qui établissent la Constitution du Royaume, son droit public, ses lois et sa distribution en départements », il est envisagé « de réunir dans un seul et même dépôt les actes relatifs à l’état ancien de la monarchie, ainsi que les actes émanés des Cours et autres établissements qui seront supprimés de manière que tous lesdits actes puissent être sûrement conservés comme monuments historiques ». Si on ajoute l’amorce d’un marché du papier, voire d’un marché des autographes, « la destruction, sans recyclage, ni sauvegarde indirecte possible, par brûlement notamment, constitue donc l’exception […]. Elle se concentre pour l’essentiel sur les titres des ordres nobiliaires et les papiers généalogiques, comme négation de principes des droits de l’homme ». Ce sera alors un « brûlement symbolique ». Mais nous parlons alors des années 1792 et 93.
« Serge Bianchi évalue, sur l’ensemble du territoire, à près de 4000 les chartriers détruits plus ou moins partiellement, entre la « grande peur » de 1789 et l’abolition définitive des droits féodaux par la loi du 17 juillet 1793. »
Bonne journée.
Peu d’archives ont été incendiées en 1789, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, le souci archivistique en était alors à ses premiers balbutiements. Avait été créé en 1762 un « cabinet des chartes », chargé de recueillir, tant dans les archives royales que dans les papiers des églises, des villes, des particuliers, autant de documents que possible. Le but n’était pas seulement de servir la science historique, mais, dans la société d’Ancien régime, de garder trace des privilèges locaux et de prouver sa noblesse, le cas échéant :
« En effet, à mesure que la noblesse héréditaire et privilégiée faisait l'objet de plus en plus de critiques au nom de l'égalité des hommes — cela dès le XVIIe siècle en termes voilés, puis ouvertement avec Diderot, Rousseau, Beaumarchais et leurs amis — , elle trouvait des théoriciens pour affirmer, au contraire, sa spécificité et son utilité sociale. […] beaucoup de nobles se crispaient d'autant plus sur leurs privilèges qu'ils les sentaient menacés par l'esprit du siècle. Or, de ces privilèges, les «chartes » (terme vague qui recouvrait en fait tous les documents «formant titre », terriers, pouillés, généalogies, actes royaux) étaient à la fois le fondement et le garant. D'où l'intérêt nouveau qui leur est porté dans les années 1760-1780. […] : pouvoir prouver sa noblesse — les fameux «quatre degrés» exigés depuis 1781 pour devenir officier dans l'armée, ou remonter à 1 400 pour pouvoir être admis aux honneurs de la Cour — est une nécessité absolue pour toute famille qui veut vivre selon son rang. Tout cela ne peut se faire qu'à base de «parchemins » (l'expression commence alors à devenir à la mode, comme synonyme de titre nobiliaire). François Bluche cite l'exemple de ce marquis de Mailly, en Picardie, qui vers 1760-1770 est intraitable sur ses droits, ne parle que de poursuivre «l'épée dans les reins » ses fermiers et censitaires, et fait réviser son terrier avec une âpreté dont son receveur finit par être victime.
En 1789, les archives sont donc bien loin d'avoir une image neutre dans l'esprit du public. Aussi les parchemins nobiliaires sont-ils englobés dans la proscription qui frappe (après la séance de l'Assemblée constituante du 19 juin 1790) les marques de la noblesse disparue : armoiries, sceaux, blasons, tout ce qui «rappelle le système féodal et l'esprit chevaleresque ». Deux ans plus tard, Condorcet trouve qu'on n'est pas allé assez loin : «Des immenses volumes qui attestaient la vanité de cette caste, des vestiges subsistent encore dans les bibliothèques publiques, dans les chambres des comptes, dans les archives des chapitres à preuves, dans les maisons des généalogistes. Il faut envelopper ces dépôts dans une destruction commune » ; et l'Assemblée législative, en conséquence, vote la loi du 24 juin 1792, qui charge les directoires des départements de faire brûler, pour la fête du 10 août, tous les titres généalogiques, monuments de la vanité et de l'inégalité. Léon de Laborde a recueilli d'éloquents exemples des actes de vandalisme auxquels aboutit l'application de cette loi. À Sablé, les élèves des écoles déchirent et brûlent publiquement les titres de noblesse aux cris de «Hochets de la vanité ! ». À Nantes, on brûle le Livre d'or où étaient inscrits les titres de noblesse des anciens maires. À Abbeville, l'archiviste du district mène en personne un tombereau «chargé de titres et de papiers ensachés », portant l'inscription «Titres de privilèges et concessions royales, bulles des papes, papiers féodaux », et y met le feu dans un «respectueux silence ». Il y en a plusieurs pages de ce style. Les conditions dans lesquelles étaient accomplies ces destructions, le manque absolu de critères pour distinguer les «papiers féodaux » des autres archives, expliquent que des fonds entiers d'archives furent ainsi anéantis. Comment demander à des administrateurs, la plupart dépourvus de connaissances historiques, de savoir quels papiers étaient de nature à «blesser les principes de la liberté et de la raison » ? »
(Source : « La Révolution française et les archives : la mémoire et l'oubli dans l'imaginaire républicain («Liber Amicorum Pierre Bougard» : Mémoires de la Commission départementale d'histoire et d'archéologie du Pas-de-Calais, XXV et Revue du Nord, h. s. n° 3, 1987, lisible sur persee.fr)
Les premières destructions ont lieu à partir du 20 juillet 1789, au cours de l’événement que l’histoire a conservé sous le nom de Grande Peur : suite à la prise de la Bastille le 14 juillet, la rumeur s’était répandue dans le royaume de France qu’en représailles, la noblesse s’était alliée à des soldats étrangers pour punir le tiers-état français, tuer et accaparer les biens – rumeur qui se révéla vite infondée, mais qui donna lieu un peu partout à des révoltes locales, faisant peu de victimes parmi les humains, un peu plus parmi les parchemins :
« Le château du seigneur peut alors recevoir des visiteurs plus ou moins bien intentionnés, ici se contentant de rituels carnavalesques et de vérification des archives, là consumant celles-ci en un autodafé purificateur […] »
Notons, que la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, avait vu non pas la destruction des archives de la prison mais leur conservation. C’est qu’au XVIIIe siècle, brûler des papiers n’est pas un acte anodin :
« En cette fin du XVIIIe siècle, et jusque tard dans le geste suivant, le papier, et plus encore le parchemin, ont une valeur matérielle beaucoup trop forte pour qu’on puisse se permettre de les vouer à une annihilation complète. Au minimum, la violence redistribuitrice suppose l’alimentation d’un marché […]. Si les papiers considérés comme inutiles vont aussi servir de matière première aux artisans, relieurs et emballeurs de tout genre, ou encore à l’armée (sous forme de gargousses pour allumer les canons), peu à peu une partie d’entre eux sera mise en réserve par les libraires les plus imaginatifs, en vue d’une spéculation sur la valeur historique des documents […]. »
(Source : Une expérience du chaos [Livre] : destructions, spoliations et sauvetages d'archives, 1789-1945 : [exposition Paris, Archives nationales, Hôtel de Soubise, 17 mai-18 septembre 2017] /)
L’article « La Révolution française et les archives : la mémoire et l'oubli dans l'imaginaire républicain », cité plus haut, appuie ce constat :
« Cependant, il ne faut pas négliger un autre aspect des destructions révolutionnaires d'archives : l'aspect économique. En vendant les papiers au poids, en transformant les parchemins en gargousses pour l'artillerie, la République gagnait ou économisait des sommes importantes. En Côte-d'Or, au Ier germinal an IV, le département a ainsi touché 66 638 livres pour la vente des «livres et papiers blessant les principes de la liberté et de la raison » ; 14 000 parchemins sont envoyés à Toulon le 2 ventôse an II pour faire des gargousses. »
Et de fait, l’assemblée nationale aura tôt fait de tenter d’en finir avec ces mouvements populaires non contrôlés. Ce qui explique que la prise de la Bastille et les destructions d’archives seigneuriales qui l’ont suivie aient été entre autres l’acte fondateur des archives nationales. Toujours selon Une expérience du chaos, c’est ce même été qui voit « La création, à partir du règlement de l’Assemblée nationale du 29 juillet 1789, d’un dépôt d’Archives auprès de cette nouvelle instance suprême […] Dès le 13 octobre 1790, un décret charge les directoires de département de « veiller, par tous les moyens qui seront en leur pouvoir, à la conservation des monuments des églises et maisons devenus domaines nationaux. »
Entretemps, la nuit du 4 août et l’abolition des privilèges étant passés par là, conserver les archives n’était plus un geste de domination, mais, au contraire, d’émancipation. Les destructions de papiers, quand elles auront lieu, prendront alors un sens singulier. Une expérience du chaos :
« Tandis que sont créées, en 1790, les Archives nationales pour être « le dépôt de tous les actes qui établissent la Constitution du Royaume, son droit public, ses lois et sa distribution en départements », il est envisagé « de réunir dans un seul et même dépôt les actes relatifs à l’état ancien de la monarchie, ainsi que les actes émanés des Cours et autres établissements qui seront supprimés de manière que tous lesdits actes puissent être sûrement conservés comme monuments historiques ». Si on ajoute l’amorce d’un marché du papier, voire d’un marché des autographes, « la destruction, sans recyclage, ni sauvegarde indirecte possible, par brûlement notamment, constitue donc l’exception […]. Elle se concentre pour l’essentiel sur les titres des ordres nobiliaires et les papiers généalogiques, comme négation de principes des droits de l’homme ». Ce sera alors un « brûlement symbolique ». Mais nous parlons alors des années 1792 et 93.
« Serge Bianchi évalue, sur l’ensemble du territoire, à près de 4000 les chartriers détruits plus ou moins partiellement, entre la « grande peur » de 1789 et l’abolition définitive des droits féodaux par la loi du 17 juillet 1793. »
Bonne journée.
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