Question d'origine :
Bonjour, Pourriez-vous, s’il vous plaît, me dire de quelle façon l’art chinois est perçu en France au XIXe siècle? Je vous en remercie
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 26/08/2019 à 15h01
Bonjour,
Après un énorme engouement aux XVII-XVIIIe siècles, dû notamment aux missions jésuites françaises envoyées dans l’Empire du Milieu, le début du XIXe siècle a vu une certaine désaffection de l’art chinois en France. Cependant, l’évolution des échanges et des relations entre les deux pays au long du siècle vont favoriser un retour en grâce vers le milieu de celui-ci, mais dans un sens très différent. Cette évolution des relations est relatée dans l’article « La France et la Chine : itinéraire d’une rencontre », par Marianne Bastid-Bruguière, membre de l'Institut de France, lisible sur bnf.fr:
« Louis XVIII […], dès la première Restauration [...] inscrit la Chine dans le système universitaire, pour la première fois en Europe, en créant au Collège de France en 1814, une chaire de langue et littérature chinoises et tartares-mandchoues pour Abel-Rémusat (1788-1832). Également conservateur de la Bibliothèque royale, ce dernier met en ordre les fonds chinois, traduit, publie, forme des élèves et développe une sinologie savante. Dès le retour de la paix, Le commerce reprend avec la Chine, à l’initiative de négociants nantais, tel Dobrée, qui monte un voyage quasi annuel avec des partenaires anglais et collectionne des objets d’art chinois. Dans le public cultivé renaît un goût de la Chine qui prend un sens différent de celui du XVIIIe siècle. Dans L’Interdiction, Balzac décrit en 1836 un marquis d’Espard en proie depuis 1818 à la « monomanie de la Chine », « ce peuple dont l’administration est parfaite, chez lequel les révolutions sont impossibles, qui a jugé le beau idéal comme un principe d’art infécond, qui a poussé le luxe et l’industrie à un si haut degré que nous ne pouvons pas le surpasser, tandis qu’il nous égale là où nous nous croyons supérieurs ». Il fait sien le terme nouveau de « chinoiserie », forgé par Fourier en 1823, dont l’usage se répand alors pour désigner les objets décoratifs venus de Chine ou lui empruntant ses matières et motifs. Le mot n’a pas de sens péjoratif : Théophile Gautier en fait le titre d’un poème en 1838. C’est à la fin du siècle qu’il se charge de mépris pour des « articles de bazar » prisés par femmes légères ou parvenus. Très vivante et répandue dans tous les salons et les cercles artistiques de 1820 à 1870, la passion des chinoiseries fait alors partie, au contraire, de l’esthétique du chimérique, du fantastique, de l’exotisme, du renouveau d’un style baroque ou rococo qui accompagnent le romantisme. Dans leurs maisons d’exil à Guernesey, Victor Hugo avait dessiné pour lui, puis pour sa maîtresse Juliette Drouet en 1863, des salons chinois ornés de nombreuses chinoiseries, et de soieries venant directement du palais d’Été achetées à un officier anglais qui avait participé au sac de l’édifice en 1860. L’art chinois aide aussi, par contraste esthétique, à construire la tradition de l’art classique et de l’académisme. Après 1870, la découverte de l’art japonais influence alors le grand art. Mais les échanges culturels avec la Chine, qui s’appuient au long du siècle sur une connaissance beaucoup plus précise qu’au siècle précédent de la géographie, de l’histoire, des structures politiques, des conditions matérielles et de la vie quotidienne des habitants, rapportée par toute la presse et les illustrés populaires, conservent une vitalité et une originalité que ne peuvent obscurcir les violents paradoxes des relations politiques. »
Parmi les artefacts asiatiques qui se diffusent en Europe à l’époque, les porcelaines, forme d’art chinoise par excellence puisque jusqu’à leur principe de fabrication était inconnu en Occident au siècle précédent, occupent une place à part, selon l’article de Lucie Chopard, « La perception des porcelaines chinoises en France dans la seconde moitié du XIX ième siècle », disponible sur hypotheses.org :
« Dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que le Japon s’impose comme une source d’inspiration artistique, et que l’image de la Chine et de ses habitants se ternit, plusieurs collections de porcelaines chinoises, privées et publiques, sont réunies en France. Rarement isolées, souvent associées à d’autres objets orientaux ou occidentaux, ces pièces sont regroupées au sein d’ensembles importants par leur taille et par leur nombre. Ces collections rompent avec l’engouement pour les productions chinoises que connaît la France aux XVIIe et XVIIIe siècles : les marchands et les collectionneurs se tournent désormais vers de nouvelles pièces, s’éloignant des porcelaines montées et des bleu et blanc. Les céramiques chinoises continuent de hanter l’imaginaire populaire et font partie de la représentation de la Chine à cette époque. Les « potiches » sont un élément souvent associé aux collectionneurs et aux antiquaires. Elles restent une production mal connue et qui alimente les fantasmes : en effet, l’identification et la datation de ces pièces semblent être le privilège de quelques connaisseurs. Les certitudes d’alors sur les objets chinois, leurs techniques et leurs emplois sont encore restreintes. Il est donc nécessaire de considérer les porcelaines chinoises réunies en France au XIXe siècle selon l’identification dont elles étaient porteuses à l’époque. Il s’agit alors de partir de l’objet pour approcher une pensée disparue : celle de l’appréciation et du goût pour les porcelaines chinoises, et toutes les considérations sociales, historiques et économiques qui en découlent. Ces objets sont rapprochés des écrits du temps, afin de saisir le discours dont ils ont été le support.
Les raisons de cet intérêt pour la porcelaine de Chine se retrouvent dans les nombreux écrits qui leurs sont consacrées. L’un de ces motifs, souvent avancé par les auteurs et les journalistes, est la haute qualité technique des productions. La porcelaine chinoise fascine depuis plusieurs siècles déjà l’Occident et la mise au point d’une recette européenne au début du XVIIIe siècle n’empêche pas l’admiration des produits de la Chine. Au siècle suivant, les recherches menées sur les productions chinoises, qu’il s’agisse de pièces de forme ou d’échantillons, s’attachent à comprendre et à reproduire les effets de surface donnés aux porcelaines : les « flambés », « craquelés », « soufflés », « truités » suscitent la curiosité des auteurs des ouvrages spécialisés qui veulent classer méthodiquement les couvertes. Parallèlement, se répand la vision d’une Chine antique, dont la porcelaine est le témoin authentique. Cette idée d’une civilisation séculaire, ainsi mise en avant, ajoute de la valeur à ses productions qui gagnent en légitimité. En effet, la recherche d’objets considérés comme « véritables » doit être le fait des « connaisseurs », ces derniers s’opposant aux « faux collectionneurs » qui se piquent de réunir des objets sur le marché de l’art afin d’en tirer un prestige social. La collection devient, à partir des années 1870, un fait de mode], et la céramique est particulièrement concernée puisqu’une véritable « faïençomanie » – une passion sans limite pour les céramiques, occidentales, orientales et extrême-orientales, qui se traduit par une envolée des prix – saisit le monde de la curiosité.
Le souvenir des « lachinages » du XVIIIe siècle est par ailleurs encore vivace et les meubles rocailles et les porcelaines sont toujours associés, bien que ces dernières ne soient plus exactement celles collectées sous l’Ancien Régime. Le XVIIIe siècle est une référence du « bon goût » pour la nouvelle élite bourgeoise, qui participe activement au monde de la curiosité et cherche, dans les objets anciens, une reconnaissance de son rôle au sein de la société. Ces objets sont par ailleurs des pièces de grand prix et le marché parisien voit les valeurs des porcelaines s’envoler dans les dernières années du siècle. Les prix d’achats des objets de la collection d’Ernest Grandidier attestent des sommes élevées qu’atteignent les porcelaines, parfois plusieurs dizaines de milliers de francs.
Qu’elles soient privées ou publiques, les collections réunissent le même type de pièces. Un véritable « goût français » se développe, qui n’est pas le même que celui des Américains ou des Britanniques. Alors que ces derniers préfèrent les bleu et blanc et les monochromes aux couleurs pâles, les Français se tournent davantage vers les porcelaines polychromes, de la famille verte, de la famille rose, et les monochromes de couleurs vives : aubergine, vert camélia, bleu fouetté, rouge corail. Les porcelaines blanches sont elles aussi appréciées, et les « blanc de Chine » sont souvent mentionnés dans les inventaires et les ouvrages. Ces pièces diverses – vases, tasses, statues et statuettes – se distinguent, au-delà de leurs effets de surface, par leurs décors figurés. Les auteurs cherchent à percer la signification des croyances et des symboles chinois, et les porcelaines sont vues comme un témoin privilégié de cet ailleurs lointain et mystérieux. Elles ne restent pas l’exclusivité de quelques érudits interrogeant les énigmes de la civilisation chinoise : l’emploi des porcelaines chinoises se généralise dans le décor intérieur. Leur présentation dans des vitrines, sur des armoires ou au mur oriente sensiblement la perception de ces objets. Ils ne permettent plus d’évoquer directement la Chine mais participent à un décor coloré, remplis de bibelots et obéissant aux règles d’agencement édictées par les manuels dédiés à l’intérieur qui se diffusent à cette période.
Ainsi, ce n’est pas la porcelaine dans ses usages et dans ses codes d’appréciation d’origine qui est convoquée, mais l’image qui s’en construit en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. La porcelaine chinoise est ainsi polysémique : témoin de la grandeur d’un siècle passé, élément exotique acheminé à grand frais, produit exceptionnel qui a fasciné les générations précédentes, objet porteur d’un décor mystérieux qui demande à être déchiffré et s’offre à la curiosité de l’érudit. Leur très grand nombre réunit à Paris suggère des productions de plus ou moins bonne qualité, permettant la distinction de pièces exceptionnelles et renforçant le prestige qu’elles accordent à ceux qui les collectionnent. »
Assez paradoxalement, c’est la dégradation des rapports entre la Chine et les nations occidentales, et l’appétit colonial grandissant de celles-ci, qui amènera le marché de l’art chinois en France à se structurer, selon le mémoire de Marine Bassal, « Le marché de l’art chinois en France : origines, spécificités et évolution » (sur cnrs.fr) :
« Les évènements de la Seconde Guerre de l’Opium (1858–1860) vont renforcer la pression étrangère sur l’empire chinois mais également constituer un formidable tremplin pour le marché de l’art chinois. En effet, « malheureusement, c’est seulement au cause des conflits sino-européens qui ont lieu tout au long du XIXe siècle, qu’une poignée de connaisseurs va commencer à se rendre compte du vrai potentiel des productions artistiques chinoises ». […] »
Ainsi, le pillage du Palais d’été des empereurs chinois par la France et l’Angleterre, et le pillage qui s’ensuivit, contribuera à la connaissance de l’art chinois par le public français :
« Le général Cousin-Montauban envoya dès début novembre, un premier chargement constitué d’armes et des objets les plus précieux. Ainsi, dès le 23 février, les objets pris au Yuanming Yuan sont présentés au rez-de-chaussée du Pavillon de Marsan aux Tuileries. Les plus grandes pièces, le stupa en bronze doré etl’imposante garniture de temple en émaux cloisonnés, sont placées au centre de la salle. L’armure d’apparat de Qianlong est présentée sur l’un des murs, entourée d’armes. Les petits objets sont disposés sur les étagères. L’exposition va susciter de nombreuses réactions, tout d’abord celles du public, qui « se presse
dans une des salles du Pavillon Marsan pour voir les objets chinois que notre armée expéditionnaire a rapportée de Chine » mais également celles des critiques d’art et commentateurs de l’époque. En effet, ceux-ci vont s’enthousiasmer pour ces objets dont les techniques, les formes et les décors sont inédits en France. Ainsi, Guillaume Pauthier dans un article du 15 mars 1861 paru dans la Gazette des Arts écrit que « ces objets [...] sont cependant, à part un certain nombre d’exceptions, de beaux et grands échantillons de l’art chinois moderne, comme on n’en n’avait pas encore vu en Europe...». Il mentionne ainsi, « les belles pièces de jades », « un beau vase de porcelaine antique à fond jaune », « quelques petits objets en laque rouge délicatement fouillés », précisant qu’il
souhaitait « rendre à l’art et aux artistes chinois une justice que l’opinion des visiteurs, en général, ne semble pas leur accorder »
[…] de ces objets est l’élément le plus marquant de cette exposition. En effet, il n’y a cette époque que très peu de collectionneurs et d’amateurs d’art chinois. Celui-ci a été quelque peu oublié depuis la désaffection qu’il a subit à la fin du XVIIIe siècle. […] La présentation des objets du Palais d’Eté marque un tournant important dans l’histoire du marché de l’art chinois en France.
« L’un des évènements majeurs de ce nouvel attrait pour la Chine est sans nul doute l’exposition des pièces rapportées de Pékin suite au sac du Palais d’Eté... » car la nouveauté esthétique de ces objets et leur afflux consécutif au sac de 1860 vont stimuler la création artistique française, renouveler le goût des collectionneurs et ouvrir de nouveaux horizons au marché de l’art chinois. Un des actes fondateurs de cette nouvelle passion pour la Chine est la création d’un musée chinois par l’impératrice Eugénie elle-même, au sein du château de Fontainebleau. […] Ce goût renouvelé pour la Chine et ses productions artistiques est également développé et soutenu par la participation de la Chine aux Expositions universelles. Ainsi, la Chine participe à sa première Exposition Universelle en 1867 à Paris. Elle y présente ses savoir-faire et ses productions. »
Si les objets pillés en 1860 étaient davantage considérés comme des prises de guerre que comme des objets d’art, « Lors de pillages de 1900, à l’inverse, l’intérêt pour les arts décoratifs chinois a grandit de telle façon que le marché de l’art identifie les objets volés à de précieux objets d’art, minimisant leur provenance douteuse ».
On assiste à un véritable renversement de la perception de l’art chinois en moins de quarante ans dans les mentalités européennes. […] En effet, l’exposition du Pavillon de Marsan va renouveler l’image que le public occidental a de l’art chinois. Elle marque une véritable rupture avec le modèle crée au XVIIIe siècle, celui de la Chine rêvée et fantasmée au travers de la « chinoiserie ». Les objets ramenés de l’expédition de Pékin vont alimenter un regain d’intérêt pour la Chine et ses productions artistiques, dans les arts décoratifs et les beaux-arts ainsi que chez les collectionneurs, ouvrant la voie à la constitution des plus belles collections d’art chinois en France au tournant des XIXe et XXe siècle. »
Bonne journée.
Après un énorme engouement aux XVII-XVIIIe siècles, dû notamment aux missions jésuites françaises envoyées dans l’Empire du Milieu, le début du XIXe siècle a vu une certaine désaffection de l’art chinois en France. Cependant, l’évolution des échanges et des relations entre les deux pays au long du siècle vont favoriser un retour en grâce vers le milieu de celui-ci, mais dans un sens très différent. Cette évolution des relations est relatée dans l’article « La France et la Chine : itinéraire d’une rencontre », par Marianne Bastid-Bruguière, membre de l'Institut de France, lisible sur bnf.fr:
« Louis XVIII […], dès la première Restauration [...] inscrit la Chine dans le système universitaire, pour la première fois en Europe, en créant au Collège de France en 1814, une chaire de langue et littérature chinoises et tartares-mandchoues pour Abel-Rémusat (1788-1832). Également conservateur de la Bibliothèque royale, ce dernier met en ordre les fonds chinois, traduit, publie, forme des élèves et développe une sinologie savante. Dès le retour de la paix, Le commerce reprend avec la Chine, à l’initiative de négociants nantais, tel Dobrée, qui monte un voyage quasi annuel avec des partenaires anglais et collectionne des objets d’art chinois. Dans le public cultivé renaît un goût de la Chine qui prend un sens différent de celui du XVIIIe siècle. Dans L’Interdiction, Balzac décrit en 1836 un marquis d’Espard en proie depuis 1818 à la « monomanie de la Chine », « ce peuple dont l’administration est parfaite, chez lequel les révolutions sont impossibles, qui a jugé le beau idéal comme un principe d’art infécond, qui a poussé le luxe et l’industrie à un si haut degré que nous ne pouvons pas le surpasser, tandis qu’il nous égale là où nous nous croyons supérieurs ». Il fait sien le terme nouveau de « chinoiserie », forgé par Fourier en 1823, dont l’usage se répand alors pour désigner les objets décoratifs venus de Chine ou lui empruntant ses matières et motifs. Le mot n’a pas de sens péjoratif : Théophile Gautier en fait le titre d’un poème en 1838. C’est à la fin du siècle qu’il se charge de mépris pour des « articles de bazar » prisés par femmes légères ou parvenus. Très vivante et répandue dans tous les salons et les cercles artistiques de 1820 à 1870, la passion des chinoiseries fait alors partie, au contraire, de l’esthétique du chimérique, du fantastique, de l’exotisme, du renouveau d’un style baroque ou rococo qui accompagnent le romantisme. Dans leurs maisons d’exil à Guernesey, Victor Hugo avait dessiné pour lui, puis pour sa maîtresse Juliette Drouet en 1863, des salons chinois ornés de nombreuses chinoiseries, et de soieries venant directement du palais d’Été achetées à un officier anglais qui avait participé au sac de l’édifice en 1860. L’art chinois aide aussi, par contraste esthétique, à construire la tradition de l’art classique et de l’académisme. Après 1870, la découverte de l’art japonais influence alors le grand art. Mais les échanges culturels avec la Chine, qui s’appuient au long du siècle sur une connaissance beaucoup plus précise qu’au siècle précédent de la géographie, de l’histoire, des structures politiques, des conditions matérielles et de la vie quotidienne des habitants, rapportée par toute la presse et les illustrés populaires, conservent une vitalité et une originalité que ne peuvent obscurcir les violents paradoxes des relations politiques. »
Parmi les artefacts asiatiques qui se diffusent en Europe à l’époque, les porcelaines, forme d’art chinoise par excellence puisque jusqu’à leur principe de fabrication était inconnu en Occident au siècle précédent, occupent une place à part, selon l’article de Lucie Chopard, « La perception des porcelaines chinoises en France dans la seconde moitié du XIX ième siècle », disponible sur hypotheses.org :
« Dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que le Japon s’impose comme une source d’inspiration artistique, et que l’image de la Chine et de ses habitants se ternit, plusieurs collections de porcelaines chinoises, privées et publiques, sont réunies en France. Rarement isolées, souvent associées à d’autres objets orientaux ou occidentaux, ces pièces sont regroupées au sein d’ensembles importants par leur taille et par leur nombre. Ces collections rompent avec l’engouement pour les productions chinoises que connaît la France aux XVIIe et XVIIIe siècles : les marchands et les collectionneurs se tournent désormais vers de nouvelles pièces, s’éloignant des porcelaines montées et des bleu et blanc. Les céramiques chinoises continuent de hanter l’imaginaire populaire et font partie de la représentation de la Chine à cette époque. Les « potiches » sont un élément souvent associé aux collectionneurs et aux antiquaires. Elles restent une production mal connue et qui alimente les fantasmes : en effet, l’identification et la datation de ces pièces semblent être le privilège de quelques connaisseurs. Les certitudes d’alors sur les objets chinois, leurs techniques et leurs emplois sont encore restreintes. Il est donc nécessaire de considérer les porcelaines chinoises réunies en France au XIXe siècle selon l’identification dont elles étaient porteuses à l’époque. Il s’agit alors de partir de l’objet pour approcher une pensée disparue : celle de l’appréciation et du goût pour les porcelaines chinoises, et toutes les considérations sociales, historiques et économiques qui en découlent. Ces objets sont rapprochés des écrits du temps, afin de saisir le discours dont ils ont été le support.
Les raisons de cet intérêt pour la porcelaine de Chine se retrouvent dans les nombreux écrits qui leurs sont consacrées. L’un de ces motifs, souvent avancé par les auteurs et les journalistes, est la haute qualité technique des productions. La porcelaine chinoise fascine depuis plusieurs siècles déjà l’Occident et la mise au point d’une recette européenne au début du XVIIIe siècle n’empêche pas l’admiration des produits de la Chine. Au siècle suivant, les recherches menées sur les productions chinoises, qu’il s’agisse de pièces de forme ou d’échantillons, s’attachent à comprendre et à reproduire les effets de surface donnés aux porcelaines : les « flambés », « craquelés », « soufflés », « truités » suscitent la curiosité des auteurs des ouvrages spécialisés qui veulent classer méthodiquement les couvertes. Parallèlement, se répand la vision d’une Chine antique, dont la porcelaine est le témoin authentique. Cette idée d’une civilisation séculaire, ainsi mise en avant, ajoute de la valeur à ses productions qui gagnent en légitimité. En effet, la recherche d’objets considérés comme « véritables » doit être le fait des « connaisseurs », ces derniers s’opposant aux « faux collectionneurs » qui se piquent de réunir des objets sur le marché de l’art afin d’en tirer un prestige social. La collection devient, à partir des années 1870, un fait de mode], et la céramique est particulièrement concernée puisqu’une véritable « faïençomanie » – une passion sans limite pour les céramiques, occidentales, orientales et extrême-orientales, qui se traduit par une envolée des prix – saisit le monde de la curiosité.
Le souvenir des « lachinages » du XVIIIe siècle est par ailleurs encore vivace et les meubles rocailles et les porcelaines sont toujours associés, bien que ces dernières ne soient plus exactement celles collectées sous l’Ancien Régime. Le XVIIIe siècle est une référence du « bon goût » pour la nouvelle élite bourgeoise, qui participe activement au monde de la curiosité et cherche, dans les objets anciens, une reconnaissance de son rôle au sein de la société. Ces objets sont par ailleurs des pièces de grand prix et le marché parisien voit les valeurs des porcelaines s’envoler dans les dernières années du siècle. Les prix d’achats des objets de la collection d’Ernest Grandidier attestent des sommes élevées qu’atteignent les porcelaines, parfois plusieurs dizaines de milliers de francs.
Qu’elles soient privées ou publiques, les collections réunissent le même type de pièces. Un véritable « goût français » se développe, qui n’est pas le même que celui des Américains ou des Britanniques. Alors que ces derniers préfèrent les bleu et blanc et les monochromes aux couleurs pâles, les Français se tournent davantage vers les porcelaines polychromes, de la famille verte, de la famille rose, et les monochromes de couleurs vives : aubergine, vert camélia, bleu fouetté, rouge corail. Les porcelaines blanches sont elles aussi appréciées, et les « blanc de Chine » sont souvent mentionnés dans les inventaires et les ouvrages. Ces pièces diverses – vases, tasses, statues et statuettes – se distinguent, au-delà de leurs effets de surface, par leurs décors figurés. Les auteurs cherchent à percer la signification des croyances et des symboles chinois, et les porcelaines sont vues comme un témoin privilégié de cet ailleurs lointain et mystérieux. Elles ne restent pas l’exclusivité de quelques érudits interrogeant les énigmes de la civilisation chinoise : l’emploi des porcelaines chinoises se généralise dans le décor intérieur. Leur présentation dans des vitrines, sur des armoires ou au mur oriente sensiblement la perception de ces objets. Ils ne permettent plus d’évoquer directement la Chine mais participent à un décor coloré, remplis de bibelots et obéissant aux règles d’agencement édictées par les manuels dédiés à l’intérieur qui se diffusent à cette période.
Ainsi, ce n’est pas la porcelaine dans ses usages et dans ses codes d’appréciation d’origine qui est convoquée, mais l’image qui s’en construit en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. La porcelaine chinoise est ainsi polysémique : témoin de la grandeur d’un siècle passé, élément exotique acheminé à grand frais, produit exceptionnel qui a fasciné les générations précédentes, objet porteur d’un décor mystérieux qui demande à être déchiffré et s’offre à la curiosité de l’érudit. Leur très grand nombre réunit à Paris suggère des productions de plus ou moins bonne qualité, permettant la distinction de pièces exceptionnelles et renforçant le prestige qu’elles accordent à ceux qui les collectionnent. »
Assez paradoxalement, c’est la dégradation des rapports entre la Chine et les nations occidentales, et l’appétit colonial grandissant de celles-ci, qui amènera le marché de l’art chinois en France à se structurer, selon le mémoire de Marine Bassal, « Le marché de l’art chinois en France : origines, spécificités et évolution » (sur cnrs.fr) :
« Les évènements de la Seconde Guerre de l’Opium (1858–1860) vont renforcer la pression étrangère sur l’empire chinois mais également constituer un formidable tremplin pour le marché de l’art chinois. En effet, « malheureusement, c’est seulement au cause des conflits sino-européens qui ont lieu tout au long du XIXe siècle, qu’une poignée de connaisseurs va commencer à se rendre compte du vrai potentiel des productions artistiques chinoises ». […] »
Ainsi, le pillage du Palais d’été des empereurs chinois par la France et l’Angleterre, et le pillage qui s’ensuivit, contribuera à la connaissance de l’art chinois par le public français :
« Le général Cousin-Montauban envoya dès début novembre, un premier chargement constitué d’armes et des objets les plus précieux. Ainsi, dès le 23 février, les objets pris au Yuanming Yuan sont présentés au rez-de-chaussée du Pavillon de Marsan aux Tuileries. Les plus grandes pièces, le stupa en bronze doré etl’imposante garniture de temple en émaux cloisonnés, sont placées au centre de la salle. L’armure d’apparat de Qianlong est présentée sur l’un des murs, entourée d’armes. Les petits objets sont disposés sur les étagères. L’exposition va susciter de nombreuses réactions, tout d’abord celles du public, qui « se presse
dans une des salles du Pavillon Marsan pour voir les objets chinois que notre armée expéditionnaire a rapportée de Chine » mais également celles des critiques d’art et commentateurs de l’époque. En effet, ceux-ci vont s’enthousiasmer pour ces objets dont les techniques, les formes et les décors sont inédits en France. Ainsi, Guillaume Pauthier dans un article du 15 mars 1861 paru dans la Gazette des Arts écrit que « ces objets [...] sont cependant, à part un certain nombre d’exceptions, de beaux et grands échantillons de l’art chinois moderne, comme on n’en n’avait pas encore vu en Europe...». Il mentionne ainsi, « les belles pièces de jades », « un beau vase de porcelaine antique à fond jaune », « quelques petits objets en laque rouge délicatement fouillés », précisant qu’il
souhaitait « rendre à l’art et aux artistes chinois une justice que l’opinion des visiteurs, en général, ne semble pas leur accorder »
[…] de ces objets est l’élément le plus marquant de cette exposition. En effet, il n’y a cette époque que très peu de collectionneurs et d’amateurs d’art chinois. Celui-ci a été quelque peu oublié depuis la désaffection qu’il a subit à la fin du XVIIIe siècle. […] La présentation des objets du Palais d’Eté marque un tournant important dans l’histoire du marché de l’art chinois en France.
« L’un des évènements majeurs de ce nouvel attrait pour la Chine est sans nul doute l’exposition des pièces rapportées de Pékin suite au sac du Palais d’Eté... » car la nouveauté esthétique de ces objets et leur afflux consécutif au sac de 1860 vont stimuler la création artistique française, renouveler le goût des collectionneurs et ouvrir de nouveaux horizons au marché de l’art chinois. Un des actes fondateurs de cette nouvelle passion pour la Chine est la création d’un musée chinois par l’impératrice Eugénie elle-même, au sein du château de Fontainebleau. […] Ce goût renouvelé pour la Chine et ses productions artistiques est également développé et soutenu par la participation de la Chine aux Expositions universelles. Ainsi, la Chine participe à sa première Exposition Universelle en 1867 à Paris. Elle y présente ses savoir-faire et ses productions. »
Si les objets pillés en 1860 étaient davantage considérés comme des prises de guerre que comme des objets d’art, « Lors de pillages de 1900, à l’inverse, l’intérêt pour les arts décoratifs chinois a grandit de telle façon que le marché de l’art identifie les objets volés à de précieux objets d’art, minimisant leur provenance douteuse ».
On assiste à un véritable renversement de la perception de l’art chinois en moins de quarante ans dans les mentalités européennes. […] En effet, l’exposition du Pavillon de Marsan va renouveler l’image que le public occidental a de l’art chinois. Elle marque une véritable rupture avec le modèle crée au XVIIIe siècle, celui de la Chine rêvée et fantasmée au travers de la « chinoiserie ». Les objets ramenés de l’expédition de Pékin vont alimenter un regain d’intérêt pour la Chine et ses productions artistiques, dans les arts décoratifs et les beaux-arts ainsi que chez les collectionneurs, ouvrant la voie à la constitution des plus belles collections d’art chinois en France au tournant des XIXe et XXe siècle. »
Bonne journée.
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