Question d'origine :
Bonjour,
Quand on parle de Religion et d’athéisme (ou d'agnosticisme), il se dit souvent que les Religions ont apporté à l'Humanité des "Valeurs".
Je souhaiterais savoir quelles sont les "Valeurs" créées par les Religions (ou une seule), c'est à dire des "Valeurs" qui n’existaient pas avant l'avènement des religions et dont les êtres humains n'avaient jamais fait montre dans leur Histoire avant elles.
Bien entendu, comme je parle de Valeurs , j'exclue de fait les dogmes, les sacrements et les rituels qui n'en font pas partie.
Je vous remercie !
à bientôt
Anjinsan
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 07/08/2019 à 07h17
Bonjour,
Devant la complexité de votre question, nous ne pourrons vous proposer que quelques pistes de réflexions qui, espérons-le, vous donneront du grain à moudre… En effet, votre interrogation soulève de multiples problèmes, au premier rang desquels, celui de la définition de la valeur.
Nous partons du postulat que vous utilisez « valeur » dans son « usage absolument normatif » pour reprendre la distinction développée par Paul Mathias dans les Notions de philosophie. « Le terme de valeur s’emploie dans des domaines extrêmement divers, économique, esthétique, ou éthique. Il est possible […] de distinguer deux types d’usages : un usage relativement normatif, et un usage absolument normatif ».
« C’est à l’éthique que revient le privilège d’employer “valeur” dans un sens strictement absolu, c’est-à-dire de telle façon qu’à l’idée de valeur soient liés celle d’universalité et un caractère d’unicité. Dans les Fondements de la Métaphysique des mœurs, Kant prend soin de distinguer le “prix” d’une chose, qui consiste dans ce que nous appelons sa “valeur d’échange” […] et la “dignité” d’une chose […]. La distinction repose sur le fait que “ce qui à un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; mais qu’au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité, c’est-à-dire une valeur intrinsèque” ».
Une autre difficulté tient à l’ampleur du champ à étudier : la diversité des religions et les multiples formes qu'elles ont prises dans les sociétés où elles ont été diffusées rendent quasi impossible une généralisation sur leurs valeurs. Nous nous en tiendrons à quelques exemples, nécessairement limités, pour illustrer notre réponse…
***
Selon le sociologue Max Weber, « les valeurs proprement éthiques sont historiquement liées […] aux religions du salut ». Vous pourriez lire à profit son Ethique protestante et “l’esprit” du capitalisme où il avance l’idée (résumée ici très grossièrement) que l’aspiration au gain par le travail constitue une valeur engendrée par la morale protestante. s'appuyant sur les écrits théologiques de Richard Baxter, Weber analyse que « la dénonciation de l'avidité, de la jouissance liée à la possession et de la consommation, la bénédiction divine à l'aspiration au gain, l'encouragement à l'honnêteté et l'apologie du travail sans relâche, continu, systématique dans une profession séculière que ces textes expriment, sont autant d'éléments incitant à la formation du capital par l'épargne forcée de l'ascèse et à la vie bourgeoise. Ils entrent en effet dans une éthique puritaine à l'origine de l'esprit du capitalisme… » (source : Encyclopédie Universalis – article d’Eric Letonturier].
Prenons un autre exemple, bien connu des Chrétiens, celui de l’Agapè ou - si on le traduit de son équivalent latin - la charité. Cet « amour désintéressé de Dieu pour les hommes et l’amour fraternel pour les hommes entre eux » (Les Mots du christianisme, de D. Le Tourneau) est-il proprement chrétien ? Dans l’article de l’Encyclopédie Universalis qu’il lui consacre, le philosophe des religions Henry Duméry considère que « l'amour de sacrifice, jusqu'au mépris de soi inclus, jusqu'à la dérision consentie, ne figure nulle part dans le monde antique, pas même dans les contrastes violents du mythe de Dionysos. C'était une idée neuve, bouleversante ». Il rappelle en même temps ce que cette agapè doit au stoïcisme pour ce qu’elle contient de serviabilité.
A l’inverse, l’historien Paul Veyne soutient que les valeurs n’ont pas eu besoin des religions pour se diffuser dans une civilisation… Dans Quand notre monde est devenu chrétien, il signale que « les Juifs, non plus que les autres peuples, n’avaient attendu le Décalogue pour ne pas tuer et ne pas voler ». Il existerait donc des attitudes et des comportements profondément éthiques avant que les religions ne les diffusent ou les imposent… Mais il précise : « le Décalogue leur avait rendu louable de croire qu’ils s’en abstenaient par obéissance à la Loi divine ». Aussi pourrait-on reformuler l’interrogation : quelles sont les principes de conduite des Hommes que les religions seraient venues ériger en valeurs absolues, transcendantes ? Certes, le meurtre n’a pas attendu les Dix Commandements pour être jugé répréhensible par la société, mais c’est bien l’inscription de son interdit, par une force divine, sur les Tables de la Loi, qui en ferait une valeur dans un « sens absolument normatif ».
Il est en réalité hasardeux de dire si une religion a « inventé une valeur » ex nihilo. Et il est bien difficile d’en faire l’histoire ou d’en retracer l’origine comme vous le demandez. D’abord, parce qu’on ne peut garantir qu’une valeur qui semble neuve n’ait pas à un moment ou un autre de l’histoire de l’humanité été déjà endossée par une société sans que nous en ayons conservé la trace. Mais surtout parce que les valeurs « ne sont certainement pas observables comme le sont des actions, des événements ou des individus ». Dans l'article "valeurs" de l'Universalis, Patrick Pharo rappelle qu'elles « relèvent en effet de ce qu'on souhaite ou de ce qui pourrait être et non pas de ce qui est. À ce titre, elles ne sont pas des faits comme le sont les événements matériels qui organisent la vie sociale des êtres humains ».
En revanche, ce qui fait la spécificité des valeurs religieuses, c’est quelles « se réclament d’une origine supranaturelle […] dont la transcendance s’affirme par le truchement des “médiateurs d’autorité”, dont les clergés des diverses confessions sont les exemples les plus immédiats » (source : Valeurs laïques, valeurs religieuses, spécificités anciennes, spécificités nouvelles, Ed. de l’Université de Bruxelles).
Pour aller plus loin :
- Deux anciens numéros de la revue Futuribles (n° 200 et 277) sont consacrés aux « valeurs des Européens ». Vous y trouverez à la fois des réflexions sur la notion même de valeur et un ou plusieurs articles consacrés aux valeurs religieuses.
- Les Racines des religions, du sociologue Henri Hatzfeld, notamment la partie intitulée « Les dieux et les valeurs ».
- Enfin, sur un sujet pareil nous ne saurions trop vous inviter à lire l’œuvre de Friedrich Nietzsche qui s’est largement penché, pour mieux la déconstruire, sur la question de la morale, et notamment celle du christianisme, laquelle aurait inversé les valeurs proprement humaines en une « morale d’esclaves ». Vous pourriez ainsi consulter Généalogie de la morale ou Par-delà le Bien et le mal.
Bonnes lectures !
Devant la complexité de votre question, nous ne pourrons vous proposer que quelques pistes de réflexions qui, espérons-le, vous donneront du grain à moudre… En effet, votre interrogation soulève de multiples problèmes, au premier rang desquels, celui de la définition de la valeur.
Nous partons du postulat que vous utilisez « valeur » dans son « usage absolument normatif » pour reprendre la distinction développée par Paul Mathias dans les Notions de philosophie. « Le terme de valeur s’emploie dans des domaines extrêmement divers, économique, esthétique, ou éthique. Il est possible […] de distinguer deux types d’usages : un usage relativement normatif, et un usage absolument normatif ».
« C’est à l’éthique que revient le privilège d’employer “valeur” dans un sens strictement absolu, c’est-à-dire de telle façon qu’à l’idée de valeur soient liés celle d’universalité et un caractère d’unicité. Dans les Fondements de la Métaphysique des mœurs, Kant prend soin de distinguer le “prix” d’une chose, qui consiste dans ce que nous appelons sa “valeur d’échange” […] et la “dignité” d’une chose […]. La distinction repose sur le fait que “ce qui à un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; mais qu’au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité, c’est-à-dire une valeur intrinsèque” ».
Une autre difficulté tient à l’ampleur du champ à étudier : la diversité des religions et les multiples formes qu'elles ont prises dans les sociétés où elles ont été diffusées rendent quasi impossible une généralisation sur leurs valeurs. Nous nous en tiendrons à quelques exemples, nécessairement limités, pour illustrer notre réponse…
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Selon le sociologue Max Weber, « les valeurs proprement éthiques sont historiquement liées […] aux religions du salut ». Vous pourriez lire à profit son Ethique protestante et “l’esprit” du capitalisme où il avance l’idée (résumée ici très grossièrement) que l’aspiration au gain par le travail constitue une valeur engendrée par la morale protestante. s'appuyant sur les écrits théologiques de Richard Baxter, Weber analyse que « la dénonciation de l'avidité, de la jouissance liée à la possession et de la consommation, la bénédiction divine à l'aspiration au gain, l'encouragement à l'honnêteté et l'apologie du travail sans relâche, continu, systématique dans une profession séculière que ces textes expriment, sont autant d'éléments incitant à la formation du capital par l'épargne forcée de l'ascèse et à la vie bourgeoise. Ils entrent en effet dans une éthique puritaine à l'origine de l'esprit du capitalisme… » (source : Encyclopédie Universalis – article d’Eric Letonturier].
Prenons un autre exemple, bien connu des Chrétiens, celui de l’Agapè ou - si on le traduit de son équivalent latin - la charité. Cet « amour désintéressé de Dieu pour les hommes et l’amour fraternel pour les hommes entre eux » (Les Mots du christianisme, de D. Le Tourneau) est-il proprement chrétien ? Dans l’article de l’Encyclopédie Universalis qu’il lui consacre, le philosophe des religions Henry Duméry considère que « l'amour de sacrifice, jusqu'au mépris de soi inclus, jusqu'à la dérision consentie, ne figure nulle part dans le monde antique, pas même dans les contrastes violents du mythe de Dionysos. C'était une idée neuve, bouleversante ». Il rappelle en même temps ce que cette agapè doit au stoïcisme pour ce qu’elle contient de serviabilité.
A l’inverse, l’historien Paul Veyne soutient que les valeurs n’ont pas eu besoin des religions pour se diffuser dans une civilisation… Dans Quand notre monde est devenu chrétien, il signale que « les Juifs, non plus que les autres peuples, n’avaient attendu le Décalogue pour ne pas tuer et ne pas voler ». Il existerait donc des attitudes et des comportements profondément éthiques avant que les religions ne les diffusent ou les imposent… Mais il précise : « le Décalogue leur avait rendu louable de croire qu’ils s’en abstenaient par obéissance à la Loi divine ». Aussi pourrait-on reformuler l’interrogation : quelles sont les principes de conduite des Hommes que les religions seraient venues ériger en valeurs absolues, transcendantes ? Certes, le meurtre n’a pas attendu les Dix Commandements pour être jugé répréhensible par la société, mais c’est bien l’inscription de son interdit, par une force divine, sur les Tables de la Loi, qui en ferait une valeur dans un « sens absolument normatif ».
Il est en réalité hasardeux de dire si une religion a « inventé une valeur » ex nihilo. Et il est bien difficile d’en faire l’histoire ou d’en retracer l’origine comme vous le demandez. D’abord, parce qu’on ne peut garantir qu’une valeur qui semble neuve n’ait pas à un moment ou un autre de l’histoire de l’humanité été déjà endossée par une société sans que nous en ayons conservé la trace. Mais surtout parce que les valeurs « ne sont certainement pas observables comme le sont des actions, des événements ou des individus ». Dans l'article "valeurs" de l'Universalis, Patrick Pharo rappelle qu'elles « relèvent en effet de ce qu'on souhaite ou de ce qui pourrait être et non pas de ce qui est. À ce titre, elles ne sont pas des faits comme le sont les événements matériels qui organisent la vie sociale des êtres humains ».
En revanche, ce qui fait la spécificité des valeurs religieuses, c’est quelles « se réclament d’une origine supranaturelle […] dont la transcendance s’affirme par le truchement des “médiateurs d’autorité”, dont les clergés des diverses confessions sont les exemples les plus immédiats » (source : Valeurs laïques, valeurs religieuses, spécificités anciennes, spécificités nouvelles, Ed. de l’Université de Bruxelles).
Pour aller plus loin :
- Deux anciens numéros de la revue Futuribles (n° 200 et 277) sont consacrés aux « valeurs des Européens ». Vous y trouverez à la fois des réflexions sur la notion même de valeur et un ou plusieurs articles consacrés aux valeurs religieuses.
- Les Racines des religions, du sociologue Henri Hatzfeld, notamment la partie intitulée « Les dieux et les valeurs ».
- Enfin, sur un sujet pareil nous ne saurions trop vous inviter à lire l’œuvre de Friedrich Nietzsche qui s’est largement penché, pour mieux la déconstruire, sur la question de la morale, et notamment celle du christianisme, laquelle aurait inversé les valeurs proprement humaines en une « morale d’esclaves ». Vous pourriez ainsi consulter Généalogie de la morale ou Par-delà le Bien et le mal.
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