Question d'origine :
Bonjour,
Existe-t-il de la documentation historique (textes, images, films) sur les cigarrera, les cigarières d'Espagne ? L'image romantique (libre, "sauvage", sensuelle, formant communauté avec les autres femmes) de ladite cigarière véhiculée par la littérature du XIXe siècle, pensons notamment à Carmen de Mérimée ou à la Femme et le pantin de Pierre Louÿs (chapitre V), se fonde-t-elle sur un socle historique concret ou s'agit-il purement et simplement d'une image fantasmatique ? d'un male gaze ?
Merci par avance
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 05/06/2019 à 14h10
Bonjour,
Sur la véritable histoire de la manufacture royale de tabac de Séville et de ses ouvrières, les sources en français manquent. Nous avons toutefois trouvé un chercheur s'étant intéressé à cette question, le spécialiste de Carmen Jean Sentaurens qui, bien que n'étant pas historien, a beaucoup étudié la condition des ouvrières du tabac à Séville au XIXè siècle, afin de démonter justement les clichés qui vous occupent.
Voyez d'abord l’article « Des effets pervers d'un mythe littéraire romantique : à Séville, toutes les cigarières s'appellent Carmen », paru dans la revue Bulletin hispanique et 1994 accessible via persee.fr :
« A l'époque où Mérimée effectue ses premiers voyages, l'Espagne compte huit manufactures royales de tabacs : La Corogne, Gijón, Santander, Madrid, Valence, Alicante, Cadix et Séville. Deux autres ouvriront leurs portes en 1878 : Bilbao et Saint- Sébastien. Une autre encore en 1890 : Logroño. Une dernière, enfin, en 1933 : Tarragona. A de très rares exceptions près, les auteurs français de livres de voyage en Espagne, n'ont d'yeux que pour les cigarières de Séville. Pourtant, la manufacture de Cadix revendique une ancienneté supérieure dans l'utilisation de la main d'oeuvre féminine, et celle de Madrid constitue une source d'inspiration équivalente, sinon supérieure, pour les auteurs espagnols de la littérature « costumbrista » et du « género chico » […]
C'est dans la période qui va de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe, que se produit cette mutation radicale des mœurs, qui substitue à la pratique de priser ou chiquer le tabac, celle de le fumer sous forme de cigares et de cigarettes. C'est le point de départ d'une industrie manufacturière promise au plus bel avenir ; une industrie qui, rapidement fait une place prépondérante à la main-d'œuvre féminine, jugée plus habile, plus prompte, et, surtout, moins onéreuse que sa rivale masculine. C'est dans les fabriques de Cadix et de La Corogne, qu'apparaissent, dès la fin du XVIIIe siècle, les premières cigarières. A Séville, en revanche, « cigarreras » et « pitilleras » n'arrivent qu'en 1813, et ne deviennent majoritaires, par rapport à leurs collègues masculins, qu'en 1820-1825. Vers 1835, époque où Mérimée fait ses premiers séjours en Espagne, la manufacture sévillane compte déjà 2900 ouvrières, mais conserve encore 700 ouvriers, parmi lesquels une importante proportion de rouleurs de cigares. A la fin du siècle, elle abritera la plus grande concentration de main-d'œuvre féminine jamais atteinte en Espagne. Pour les voyageurs français, la cigarière de Séville ne saurait avoir d'autre fonction que la spécialité, fortement connotée de symbolisme érotique, de rouleuse de cigares : image fort réductrice d'une profession, qui, en réalité, est divisée en plusieurs métiers particuliers, correspondant à toute une hiérarchie de tâches spécialisées. Tant qu'elle a conservé son statut de manufacture royale, la fabrique de Séville a offert aux ouvrières des conditions de travail marquées au sceau d'un paternalisme relativement libéral. Horaires d'embauché d'une extrême souplesse ; absences tolérées avec une bienveillance touchant au laxisme ; autorisation de garder près de soi les jeunes enfants et d'allaiter les nourrissons ; tolérance pour les chants ou les bavardages durant le travail : tout concourt à faire de l'atelier une sorte de prolongement de la vie dans la cellule familiale. Recrutées entre 12 et 30 ans, sur certificat du curé de leur paroisse attestant de leur bonne moralité, les cigarières sont généralement issues des quartiers pauvres de Séville -Macarena, Feria, San Bernardo, Triana -, mais elles comptent aussi dans leurs rangs quelques bourgeoises déclassées, ainsi que des paysannes des bourgs environnants. Peu nombreuses à l'époque de Mérimée, les gitanes, originaires, pour la plupart, du quartier de Triana, forment, à la fin du siècle, dans les ateliers de roulage de cigarettes, des escouades turbulentes, particulièrement redoutées, en périodes de grèves ou d'émeutes. L'origine sociale des cigarières, leur culture populaire, ainsi que leurs conditions de travail, par établis de 8 à 12 regroupés dans des ateliers où s'entassent, dans la chaleur et la poussière, plusieurs centaines d'ouvrières, expliquent cet esprit d'indépendance, cette liberté des mœurs, ce caractère révolté, qui constituent la marque originale de ce milieu social6. Elles n'en sont pas moins généreuses, solidaires, d'une religiosité fervente et enthousiaste, et fortes d'un esprit de caste de bon aloi, qui leur permet de revendiquer hautement leur dignité de femmes et leur habileté d'ouvrières. A tout cela, elles ajoutent une sorte de culte de leur propre image, comme un souci de faire honneur à une réputation qu'entretiennent, avec une inlassable dévotion, leurs thuriféraires sévillans ou étrangers, et qui est faite de coquetterie provocante, de franchise du langage, de refus de toute domination et de liberté des amours. A ce jeu des attitudes et des comportements attendus, les cigarières de Séville ont été, bien souvent, les propagandistes efficaces de leur propre mythe. »
L’auteur suit ensuite l’évolution de la figure littéraire de la cigarière, jusqu’à la privatisation de la manufacture en 1887, suite à quoi le souci de rationalisation budgétaire et la mécanisation feront disparaître les vastes communautés féminines qu’étaient les ateliers. Le trait saillant de tous les portraits des cigarières dus aux voyageurs français jusqu’aux années 1930 est que leur condition ouvrière est reléguée très vite au second plan au profit du type de la Gitane, de la femme fière et ténébreuse aux mœurs légères.
Pourtant, au-delà des clichés littéraro-érotiques, la vie de ces femmes s’enracine d’abord dans la réalité socio-économique d’une Espagne en mutation. Ce furent d’abord des ouvrières dotées d’une conscience de classe aiguë : à ce sujet nous vous renvoyons à la lecture d’un autre article de Jean Sentaurens, toujours dans le Bulletin hispanique et toujours disponible sur Persée, à propos de la grève sauvage à laquelle les cigarières sévillanes se livrèrent en 1896.
Bonne lecture.
Sur la véritable histoire de la manufacture royale de tabac de Séville et de ses ouvrières, les sources en français manquent. Nous avons toutefois trouvé un chercheur s'étant intéressé à cette question, le spécialiste de Carmen Jean Sentaurens qui, bien que n'étant pas historien, a beaucoup étudié la condition des ouvrières du tabac à Séville au XIXè siècle, afin de démonter justement les clichés qui vous occupent.
Voyez d'abord l’article « Des effets pervers d'un mythe littéraire romantique : à Séville, toutes les cigarières s'appellent Carmen », paru dans la revue Bulletin hispanique et 1994 accessible via persee.fr :
« A l'époque où Mérimée effectue ses premiers voyages, l'Espagne compte huit manufactures royales de tabacs : La Corogne, Gijón, Santander, Madrid, Valence, Alicante, Cadix et Séville. Deux autres ouvriront leurs portes en 1878 : Bilbao et Saint- Sébastien. Une autre encore en 1890 : Logroño. Une dernière, enfin, en 1933 : Tarragona. A de très rares exceptions près, les auteurs français de livres de voyage en Espagne, n'ont d'yeux que pour les cigarières de Séville. Pourtant, la manufacture de Cadix revendique une ancienneté supérieure dans l'utilisation de la main d'oeuvre féminine, et celle de Madrid constitue une source d'inspiration équivalente, sinon supérieure, pour les auteurs espagnols de la littérature « costumbrista » et du « género chico » […]
C'est dans la période qui va de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe, que se produit cette mutation radicale des mœurs, qui substitue à la pratique de priser ou chiquer le tabac, celle de le fumer sous forme de cigares et de cigarettes. C'est le point de départ d'une industrie manufacturière promise au plus bel avenir ; une industrie qui, rapidement fait une place prépondérante à la main-d'œuvre féminine, jugée plus habile, plus prompte, et, surtout, moins onéreuse que sa rivale masculine. C'est dans les fabriques de Cadix et de La Corogne, qu'apparaissent, dès la fin du XVIIIe siècle, les premières cigarières. A Séville, en revanche, « cigarreras » et « pitilleras » n'arrivent qu'en 1813, et ne deviennent majoritaires, par rapport à leurs collègues masculins, qu'en 1820-1825. Vers 1835, époque où Mérimée fait ses premiers séjours en Espagne, la manufacture sévillane compte déjà 2900 ouvrières, mais conserve encore 700 ouvriers, parmi lesquels une importante proportion de rouleurs de cigares. A la fin du siècle, elle abritera la plus grande concentration de main-d'œuvre féminine jamais atteinte en Espagne. Pour les voyageurs français, la cigarière de Séville ne saurait avoir d'autre fonction que la spécialité, fortement connotée de symbolisme érotique, de rouleuse de cigares : image fort réductrice d'une profession, qui, en réalité, est divisée en plusieurs métiers particuliers, correspondant à toute une hiérarchie de tâches spécialisées. Tant qu'elle a conservé son statut de manufacture royale, la fabrique de Séville a offert aux ouvrières des conditions de travail marquées au sceau d'un paternalisme relativement libéral. Horaires d'embauché d'une extrême souplesse ; absences tolérées avec une bienveillance touchant au laxisme ; autorisation de garder près de soi les jeunes enfants et d'allaiter les nourrissons ; tolérance pour les chants ou les bavardages durant le travail : tout concourt à faire de l'atelier une sorte de prolongement de la vie dans la cellule familiale. Recrutées entre 12 et 30 ans, sur certificat du curé de leur paroisse attestant de leur bonne moralité, les cigarières sont généralement issues des quartiers pauvres de Séville -Macarena, Feria, San Bernardo, Triana -, mais elles comptent aussi dans leurs rangs quelques bourgeoises déclassées, ainsi que des paysannes des bourgs environnants. Peu nombreuses à l'époque de Mérimée, les gitanes, originaires, pour la plupart, du quartier de Triana, forment, à la fin du siècle, dans les ateliers de roulage de cigarettes, des escouades turbulentes, particulièrement redoutées, en périodes de grèves ou d'émeutes. L'origine sociale des cigarières, leur culture populaire, ainsi que leurs conditions de travail, par établis de 8 à 12 regroupés dans des ateliers où s'entassent, dans la chaleur et la poussière, plusieurs centaines d'ouvrières, expliquent cet esprit d'indépendance, cette liberté des mœurs, ce caractère révolté, qui constituent la marque originale de ce milieu social6. Elles n'en sont pas moins généreuses, solidaires, d'une religiosité fervente et enthousiaste, et fortes d'un esprit de caste de bon aloi, qui leur permet de revendiquer hautement leur dignité de femmes et leur habileté d'ouvrières. A tout cela, elles ajoutent une sorte de culte de leur propre image, comme un souci de faire honneur à une réputation qu'entretiennent, avec une inlassable dévotion, leurs thuriféraires sévillans ou étrangers, et qui est faite de coquetterie provocante, de franchise du langage, de refus de toute domination et de liberté des amours. A ce jeu des attitudes et des comportements attendus, les cigarières de Séville ont été, bien souvent, les propagandistes efficaces de leur propre mythe. »
L’auteur suit ensuite l’évolution de la figure littéraire de la cigarière, jusqu’à la privatisation de la manufacture en 1887, suite à quoi le souci de rationalisation budgétaire et la mécanisation feront disparaître les vastes communautés féminines qu’étaient les ateliers. Le trait saillant de tous les portraits des cigarières dus aux voyageurs français jusqu’aux années 1930 est que leur condition ouvrière est reléguée très vite au second plan au profit du type de la Gitane, de la femme fière et ténébreuse aux mœurs légères.
Pourtant, au-delà des clichés littéraro-érotiques, la vie de ces femmes s’enracine d’abord dans la réalité socio-économique d’une Espagne en mutation. Ce furent d’abord des ouvrières dotées d’une conscience de classe aiguë : à ce sujet nous vous renvoyons à la lecture d’un autre article de Jean Sentaurens, toujours dans le Bulletin hispanique et toujours disponible sur Persée, à propos de la grève sauvage à laquelle les cigarières sévillanes se livrèrent en 1896.
Bonne lecture.
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