Question d'origine :
Bonjour,
je recherche des informations sur le conflit qui a sévi en Cote d'Ivoire en 2002. Je souhaiterais connaitre le contexte, qu'est ce qui déclenché le conflit, le temps que cela a duré, les conséquences dans le pays et enfin les implications de la France et ses conséquences sur les relations entre Paris et Abidjan.
Je vous remercie de votre réponse et reste à votre disposition pour plus de précisions.
Bien cordialement,
Sophie Pé
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 13/05/2019 à 13h44
Bonjour,
Le site Géoconfluences, « Ressources de géographie pour les enseignants », propose une chronologie détaillée du conflit entre septembre 2002 et le 4 mars 2007, date des accords de paix de Ouagadougou. Nous vous invitons à la consulter sur ens-lyon.fr.
Début du conflit :
Le journal Jeune Afrique relate quant à lui le début du conflit, mettant notamment l’accent sur le doute qui a persisté pendant quelques jours sur l’identité des rebelles :
« Dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002, il est aux alentours de 3h du matin quand des hommes en armes lancent l’assaut sur plusieurs casernes et gendarmeries d’Abidjan. Mais la capitale économique n’est pas la seule ville à s’embraser. De manière simultanée, des attaques identiques sont menées dans le nord ivoirien, à Bouaké et Korhogo…
[…]
La confusion règne dans les rangs de l’armée qui ne va cependant pas tarder à lancer sa riposte. Mais contre qui doit-elle se battre ? À Abidjan, il semble tout d’abord que les assaillants soient des soldats de l’armée ivoirienne ayant appris qu’ils en seraient prochainement exclus. Une chose est sûre : la Côte d’Ivoire s’enfonce dans une période de troubles et d’incertitude telle qu’elle n’en a jamais vécu.
À Abidjan, les combats de rue tournent en faveur des loyalistes. L’armée traque les insurgés tout en restant sur le qui-vive au cas où une deuxième vague d’attaques se déclenche. Malgré le calme apparent, la journée est jalonnée de règlements de comptes sanglants. Le général Robert Gueï, suspecté d’être derrière le coup de force, est assassiné dans des circonstances non élucidées, ainsi que le ministre de l’Intérieur, Émile Boga Doudou.
Pendant ce temps, les premières tentatives de contre-offensives loyalistes à Bouaké et Korhogo échouent ce même 19 septembre. La nuit suivante, Alassane Ouattara et son épouse échappent de peu à une tentative d’assassinat menée par des « escadrons de la mort » (milices pro-Gbagbo), en se réfugiant in extremis dans l’ambassade d’Allemagne.
Au deuxième jour du putsch, Abidjan reste aux mains du gouvernement, les mutins sont parvenus à prendre possession de la deuxième ville du pays : Bouaké, mais aussi de la capitale du nord ivoirien : Korhogo. L’unité de la Côte d’Ivoire s’en trouve gravement compromise.
Le mystère entoure encore ces assaillants qui utilisent, selon les mots du président Laurent Gbagbo, alors en déplacement à Rome « des armes lourdes, nouvelles pour la plupart, des armes dont ne dispose pas notre armée – donc on ne peut pas dire que c’est l’armée de la Côte d’Ivoire qui se rebelle – des armes utilisées dans les armées étrangères ou achetées à des gouvernement ».
[...]
L’origine, les motivations, le financement et l’armement des rebelles sont encore très flous. Mais déjà circule l’information d’un entraînement des assaillants dans la base de Pô au Burkina, faits qui accréditent la thèse de l’ingérence burkinabé.
La scission « nord-sud » du pays s’opère lentement. Les rebelles annoncent leurs premières revendications par la voix d’un de leurs responsables, Guillaume Soro : le départ de Laurent Gbagbo, l’obtention de la nationalité ivoirienne par tous les habitants du pays, mais aussi et surtout l’arrêt de l’emploi de l’idéologie xénophobe de l’ivoirité… Un concept mis en place par les héritiers du père de la nation, Félix Houphouët-Boigny, à des fins électoralistes et économiques.
En 1993, Henri Konan-Bédié puis le général Gueï s’étaient fait les chantres de cette idéologie destinée à marginaliser socialement et politiquement des populations vivant en Côte d’Ivoire et ayant des origines dans les pays limitrophes, notamment du Burkina-Faso. Mais la cible première, dans une logique inavouée, était surtout d’empêcher Alassane Ouatarra de parvenir au poste suprême.
La France entre dans la mêlée
L’ancienne puissance coloniale rentre dans la mêlée en lançant le 22 septembre l’opération Licorne pour sécuriser le statu quo entre le nord et le sud, et impose quelques mois plus tard les accords de Marcoussis, le 23 janvier 2003. Cependant, ces derniers se révéleront fragiles en raison de l’animosité qui oppose les deux parties ivoiriennes et de l’attitude de Gbagbo, qui assurera avoir été forcé de signer.
La crise ivoirienne s’enfonce dans un imbroglio sans précédent, dans lequel l’armée française est prise à partie à la fois par les rebelles et par les loyalistes. Le bombardement du camp français de Bouaké et la fusillade de l’Hôtel Ivoire seront des épisodes qui illustreront avec force l’enlisement de l’opération Licorne. »
Contexte :
Le concept d’ « ivoirité » mérite qu’on s’y attarde. Cette idéologie de préférence nationale, claironnée par la clan Gbagbo pour des raisons électoralistes, est en effet un élément-clé dans le climat explosif qui a régné dès les années 1990 en Côte d’Ivoire et a conduit au déclenchement de la crise en 2002 :
« À sa mort (7 décembre 1993), l'héritage politique d'Houphouët-Boigny n'avait pas été entièrement clarifié. D'une part subsistait une ambiguïté sur le nom du successeur interimaire : ce serait soit Henri Konan Bédié qui, en tant que président de l'Assemblée nationale, devait accéder au poste conformément à l'article 11 de la Constitution, soit Alassane Ouattara, Premier ministre en exercice qui avait pris l'habitude de remplacer le "Vieux" à chacune de ses nombreuses et longues absences. D'autre part, le processus démocratique plus ou moins imposé par la communauté internationale – notamment depuis le discours de François Mitterrand à La Baule en 1990 – n'était pas tout à fait achevé. Ainsi n'avait-on pas jugé bon d'organiser la Conférence nationale qui avait permis à bon nombre de pays africains de se rapprocher des règles occidentales de la démocratie.
Qu'on le veuille ou non, le spectre de l'ethnicisme planait sur la succession : Henri Konan Bédié (qui fut finalement investi) était baoulé, donc ivoirien "de souche" alors que son concurrent Alassane Ouattara était originaire du nord, voire voltaïque, donc dioula et à ce titre suspect dans son identité. Cette distinction d'essence communautariste était doublée d'une défiance de nature politique, car l'ancien président Houphouët-Boigny avait pris l'habitude de monnayer son hospitalité contre des bulletins de vote, et les étrangers apparaissaient comme le réservoir électoral de son parti, le Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI).
Mais, dans ce pays circonscrit comme beaucoup d'autres par des frontières coloniales peu respectueuses de l'identité linguistique ou culturelle, qui était "étranger" ? La carte des familles linguistiques (carte ci-contre) introduit un découpage éloquent :
• au sud-est se trouvent les Akan (dont font partie les Baoulé, ethnie de Konan Bédié), pratiquant la langue kwa. Ce groupe s'étend tout au long du Golfe de Guinée, jusqu'au Nigéria ;
• au sud-ouest est implanté le groupe kru (auquel sont rattachés les Bété, ethnie de Laurent Gbagbo), qui déborde sur la côte du Liberia ;
• au nord-ouest, s'étend très largement sur la Guinée, le Mali et jusqu'au Sénégal le groupe mandé, plus connu sous le nom générique de dioula (extension des Malinké, ethnie commerçante dont la langue est devenue véhiculaire) ;
• et au nord-est se trouve le groupe gur (autrefois appelé voltaïque) qui occupe un vaste territoire sahélo-soudanien, couvrant le Burkina Faso et le nord du Ghana, du Bénin et du Togo.
On imagine que, dans ces conditions, la notion d'unité nationale à l'intérieur des limites issues du partage colonial manquait de pertinence.
[…]
D'une part, au plan politique, on avait mis fin au droit de vote des étrangers, faisant du même coup naître la suspicion au moment de l'établissement des listes électorales. D'autre part le régime de Konan Bédié, se sentant menacé par l'ascension d'Alassane Ouattara (qui avait fait sécession du PDCI en 1994 pour fonder le Rassemblement des Républicains / RDR), avait entrepris une vaste campagne tendant à le faire passer pour "étranger", fondant pour cela un corps de doctrine xénophobe ("l'ivoirité") qui allait sérieusement ébranler l'unité nationale. »
Cette situation rend la Côte d’Ivoire particulièrement instable à cette époque. Comme le remarque dès octobre 2002 Philippe Leymarie Le Monde doplomatique, « C’est le sixième putsch — ou tentative de putsch — en Côte-d’Ivoire en l’espace de deux ans et demi » :
« Avec à nouveau des centaines de morts : 300 officiellement reconnus (pour Abidjan seulement) le 24 septembre 2002 ; une centaine à Bouaké, après une première série de combats, le 25 septembre. A nouveau des menaces pèsent sur l’unité nationale : le Nord, à partir de Bouaké, est en quasi-sécession. A nouveau monte la tension régionale : frontières fermées, accusations contre des Etats voisins (Libéria, Burkina Faso), peur parmi les communautés immigrées (Burkinabés, Maliens, Sénégalais). Et à nouveau se ternit l’image de l’ancienne « vitrine », l’ex-« modèle » ou « miracle » de l’Afrique de l’ouest francophone.
Mais que pèse la question de « l’image » face à la dimension des questions internes, au point de destructuration où en est parvenue la société ivoirienne dans son ensemble : une armée éclatée, une classe politique déboussolée, une population apeurée, une guerre civile larvée, des immigrés montrés du doigt, et « les Blancs qui partent » ? La Côte-d’Ivoire, un des pôles économiques ouest-africains, rejoint le peloton des pays chroniquement instables au moment même où — après les incertitudes provoquées par le coup d’Etat de décembre 1999, et les désordres qui ont accompagné les élections d’octobre 2001 remportées à l’arraché par le parti de M. Laurent Gbagbo — un minimum de confiance revenait dans le secteur cacaoyer (dont la Côte-d’Ivoire reste le premier producteur mondial) et chez les bailleurs de fonds (Fonds monétaire international — FMI -, Union européenne), ou les touristes... »
La désunion des Ivoiriens et la complexité des forces en présence sera un facteur important dans la durée du conflit, de même que l’état de « déshérence » d’une armée peu nombreuse, mal entraînée et mal équipée.
Suivront donc, au fil des cinq années de la crise, les massacres, représailles, négociations, et des accords de paix chaque fois violés par l’un ou l’autre camp, malgré l’entré en scène de l’ONU, se proposant à partir d’avril 2004 de jouer les intermédiaires. C’est finalement une initiative de Laurent Gbagbo de négociation directe qui entraînera un processus de paix (très provisoire) dont l’aboutissement sera la signature des accords de Ouagadougou (entre Gbagbo et son riva Guillaume Soro, pourtant victime de tentatives d’assassinat de la part du parti du pouvoir.
Rôle de la France :
La responsabilité de la France dans le conflit est structurelle, puisque l’imbroglio ethnique ayant conduit au conflit prend sa source dans des décisions de découpages administratifs prises à l’époque coloniale. Vous en trouverez le détail dans un article de geoconfluences.ens-lyon.fr disponible en ligne.
Concernant la gestion du conflit, en voici les grandes lignes.
Au moment du putsch d’octobre 2002, elle lance l’opération Licorne, qui n’est initialement qu’une opération de protection et d’évacuation des ressortissants français vivant en Côte d’Ivoire, refusant d’activer « les accords de coopération militaire, estimant que la crise est "ivoiro-ivoirienne" et qu'il n'y a pas d'implication étrangère. » (ens-lyon.fr).
« Dans les jours qui suivent, elle se positionne le long d'une "Ligne de non-franchissement" (LNF), bordée par un glacis appelé "Zone de confiance" ( ZDC), qui va matérialiser la partition jusqu'aux accords de Ouagadougou du 4 mars 2007. » Une ligne de démarcation nord-sud, qui coupera le pays en deux pendant des années, donc.
La France refuse de prendre parti et de soutenir le camp loyaliste de Laurent Gbagbo, dont la gestion du conflit apparaît pour le moins musclée – refus qui ne fera qu’aggraver un sentiment anti-français déjà bien ancré, et que désormais Gbagbo va encourager. Jusqu’à la date du 6 novembre 2004, où il ne sera plus question pour l’ancien colonisateur de rester au-dessus de la mêlée :
« L'aviation ivoirienne, qui pilonnait Bouaké depuis le 4 novembre (en violation du cessez-le-feu conclu en octobre 2002), détruit le cantonnement français de la ville, faisant 12 victimes parmi les soldats de la Force Licorne. En représailles, l'armée française détruit au sol tous les avions de l'armée nationale ivoirienne. »
A partir de là, « la France cessait d’être un médiateur pour devenir, de facto, un protagoniste militaire dans la crise ivoirienne. La responsabilité première était celle du régime Gbagbo car c’est bien un Soukhoï ivoirien qui bombarda un camp militaire français, tuant neuf soldats. Mais, après les premières violences antifrançaises du 26 au 28 janvier 2003 et la « milicianisation » de la jeunesse « patriotique », on ne s’explique pas pourquoi la réaction française a pris une forme si unilatérale. La destruction totale de l’aviation militaire ivoirienne par les forces françaises « sur ordre de Jacques Chirac » ne pouvait que susciter une réaction violente.
[…]
Réaction française à chaud, bien compréhensible, mais réaction qui ne relevait pas d’une politique : la destruction des aéronefs « sur la demande des Nations unies » ou par les forces de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) aurait certainement évité à la France, en partie du moins, la « quasi-guerre » qui suivit avec ses violences contre ses ressortissants, ses pillages et, surtout, ses nombreuses victimes civiles ivoiriennes […] ; ce n’était pas pour déplaire au président Gbagbo qui a cherché à ramener une fois de plus le conflit ivoirien sur le terrain franco-ivoirien pour se présenter comme la victime d’une puissance cherchant à anéantir le désir légitime de « tout un peuple » de « se libérer du joug colonial ». »
(Source : Ruth Marshall, « La France en Côte d'Ivoire : l'interventionnisme à l'épreuve des faits », Politique africaine , 2005, consultable en bibliothèque sur cairn.info)
Conséquences :
Les accords de Ouagadougou conduisent à une réconciliation entre Laurent Gbagbo et ses principaux rivaux, Alassane Ouattara et Guillaume Soro. Mais celle-ci sera de courte durée, puisque, dès 2010, lorsqu’après « six années de report » Gbagbo lancera enfin le processus électoral pour sa propre succession, l’initiative provoquera une nouvelle crise provoquant la mort d’environ 3000 personnes et la chute de l’ancien président ivoirien lui-même. Cette fois, la France tergiversera moins, et, reconnaissant la victoire de Ouattara, enverra l’armée en renfort.
Ce sera, selon le journaliste Thomas Hofnung interrogé par Slate Afrique, comme le signe de la fin de l’ingérence française dans ses anciennes colonies :
« Rompant avec l'indécision qui a marqué les années Chirac, le président Sarkozy a alors fait un choix radical: avec l'aval de l'ONU, il a ordonné aux troupes françaises d'intervenir pour dénouer la crise. Le grand paradoxe de toute cette histoire, c'est que le successeur de Gbagbo, Ouattara, un ancien haut responsable au FMI, est beaucoup moins francophile que son prédécesseur. Finalement, toute cette crise n'aura été que le chant du cygne d'une relation particulière, qu'on a appelé la Françafrique, entre Paris et Abidjan. »
Bonne journée.
Le site Géoconfluences, « Ressources de géographie pour les enseignants », propose une chronologie détaillée du conflit entre septembre 2002 et le 4 mars 2007, date des accords de paix de Ouagadougou. Nous vous invitons à la consulter sur ens-lyon.fr.
Le journal Jeune Afrique relate quant à lui le début du conflit, mettant notamment l’accent sur le doute qui a persisté pendant quelques jours sur l’identité des rebelles :
« Dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002, il est aux alentours de 3h du matin quand des hommes en armes lancent l’assaut sur plusieurs casernes et gendarmeries d’Abidjan. Mais la capitale économique n’est pas la seule ville à s’embraser. De manière simultanée, des attaques identiques sont menées dans le nord ivoirien, à Bouaké et Korhogo…
[…]
La confusion règne dans les rangs de l’armée qui ne va cependant pas tarder à lancer sa riposte. Mais contre qui doit-elle se battre ? À Abidjan, il semble tout d’abord que les assaillants soient des soldats de l’armée ivoirienne ayant appris qu’ils en seraient prochainement exclus. Une chose est sûre : la Côte d’Ivoire s’enfonce dans une période de troubles et d’incertitude telle qu’elle n’en a jamais vécu.
À Abidjan, les combats de rue tournent en faveur des loyalistes. L’armée traque les insurgés tout en restant sur le qui-vive au cas où une deuxième vague d’attaques se déclenche. Malgré le calme apparent, la journée est jalonnée de règlements de comptes sanglants. Le général Robert Gueï, suspecté d’être derrière le coup de force, est assassiné dans des circonstances non élucidées, ainsi que le ministre de l’Intérieur, Émile Boga Doudou.
Pendant ce temps, les premières tentatives de contre-offensives loyalistes à Bouaké et Korhogo échouent ce même 19 septembre. La nuit suivante, Alassane Ouattara et son épouse échappent de peu à une tentative d’assassinat menée par des « escadrons de la mort » (milices pro-Gbagbo), en se réfugiant in extremis dans l’ambassade d’Allemagne.
Au deuxième jour du putsch, Abidjan reste aux mains du gouvernement, les mutins sont parvenus à prendre possession de la deuxième ville du pays : Bouaké, mais aussi de la capitale du nord ivoirien : Korhogo. L’unité de la Côte d’Ivoire s’en trouve gravement compromise.
Le mystère entoure encore ces assaillants qui utilisent, selon les mots du président Laurent Gbagbo, alors en déplacement à Rome « des armes lourdes, nouvelles pour la plupart, des armes dont ne dispose pas notre armée – donc on ne peut pas dire que c’est l’armée de la Côte d’Ivoire qui se rebelle – des armes utilisées dans les armées étrangères ou achetées à des gouvernement ».
[...]
L’origine, les motivations, le financement et l’armement des rebelles sont encore très flous. Mais déjà circule l’information d’un entraînement des assaillants dans la base de Pô au Burkina, faits qui accréditent la thèse de l’ingérence burkinabé.
La scission « nord-sud » du pays s’opère lentement. Les rebelles annoncent leurs premières revendications par la voix d’un de leurs responsables, Guillaume Soro : le départ de Laurent Gbagbo, l’obtention de la nationalité ivoirienne par tous les habitants du pays, mais aussi et surtout l’arrêt de l’emploi de l’idéologie xénophobe de l’ivoirité… Un concept mis en place par les héritiers du père de la nation, Félix Houphouët-Boigny, à des fins électoralistes et économiques.
En 1993, Henri Konan-Bédié puis le général Gueï s’étaient fait les chantres de cette idéologie destinée à marginaliser socialement et politiquement des populations vivant en Côte d’Ivoire et ayant des origines dans les pays limitrophes, notamment du Burkina-Faso. Mais la cible première, dans une logique inavouée, était surtout d’empêcher Alassane Ouatarra de parvenir au poste suprême.
La France entre dans la mêlée
L’ancienne puissance coloniale rentre dans la mêlée en lançant le 22 septembre l’opération Licorne pour sécuriser le statu quo entre le nord et le sud, et impose quelques mois plus tard les accords de Marcoussis, le 23 janvier 2003. Cependant, ces derniers se révéleront fragiles en raison de l’animosité qui oppose les deux parties ivoiriennes et de l’attitude de Gbagbo, qui assurera avoir été forcé de signer.
La crise ivoirienne s’enfonce dans un imbroglio sans précédent, dans lequel l’armée française est prise à partie à la fois par les rebelles et par les loyalistes. Le bombardement du camp français de Bouaké et la fusillade de l’Hôtel Ivoire seront des épisodes qui illustreront avec force l’enlisement de l’opération Licorne. »
Le concept d’ « ivoirité » mérite qu’on s’y attarde. Cette idéologie de préférence nationale, claironnée par la clan Gbagbo pour des raisons électoralistes, est en effet un élément-clé dans le climat explosif qui a régné dès les années 1990 en Côte d’Ivoire et a conduit au déclenchement de la crise en 2002 :
« À sa mort (7 décembre 1993), l'héritage politique d'Houphouët-Boigny n'avait pas été entièrement clarifié. D'une part subsistait une ambiguïté sur le nom du successeur interimaire : ce serait soit Henri Konan Bédié qui, en tant que président de l'Assemblée nationale, devait accéder au poste conformément à l'article 11 de la Constitution, soit Alassane Ouattara, Premier ministre en exercice qui avait pris l'habitude de remplacer le "Vieux" à chacune de ses nombreuses et longues absences. D'autre part, le processus démocratique plus ou moins imposé par la communauté internationale – notamment depuis le discours de François Mitterrand à La Baule en 1990 – n'était pas tout à fait achevé. Ainsi n'avait-on pas jugé bon d'organiser la Conférence nationale qui avait permis à bon nombre de pays africains de se rapprocher des règles occidentales de la démocratie.
Qu'on le veuille ou non, le spectre de l'ethnicisme planait sur la succession : Henri Konan Bédié (qui fut finalement investi) était baoulé, donc ivoirien "de souche" alors que son concurrent Alassane Ouattara était originaire du nord, voire voltaïque, donc dioula et à ce titre suspect dans son identité. Cette distinction d'essence communautariste était doublée d'une défiance de nature politique, car l'ancien président Houphouët-Boigny avait pris l'habitude de monnayer son hospitalité contre des bulletins de vote, et les étrangers apparaissaient comme le réservoir électoral de son parti, le Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI).
Mais, dans ce pays circonscrit comme beaucoup d'autres par des frontières coloniales peu respectueuses de l'identité linguistique ou culturelle, qui était "étranger" ? La carte des familles linguistiques (carte ci-contre) introduit un découpage éloquent :
• au sud-est se trouvent les Akan (dont font partie les Baoulé, ethnie de Konan Bédié), pratiquant la langue kwa. Ce groupe s'étend tout au long du Golfe de Guinée, jusqu'au Nigéria ;
• au sud-ouest est implanté le groupe kru (auquel sont rattachés les Bété, ethnie de Laurent Gbagbo), qui déborde sur la côte du Liberia ;
• au nord-ouest, s'étend très largement sur la Guinée, le Mali et jusqu'au Sénégal le groupe mandé, plus connu sous le nom générique de dioula (extension des Malinké, ethnie commerçante dont la langue est devenue véhiculaire) ;
• et au nord-est se trouve le groupe gur (autrefois appelé voltaïque) qui occupe un vaste territoire sahélo-soudanien, couvrant le Burkina Faso et le nord du Ghana, du Bénin et du Togo.
On imagine que, dans ces conditions, la notion d'unité nationale à l'intérieur des limites issues du partage colonial manquait de pertinence.
[…]
D'une part, au plan politique, on avait mis fin au droit de vote des étrangers, faisant du même coup naître la suspicion au moment de l'établissement des listes électorales. D'autre part le régime de Konan Bédié, se sentant menacé par l'ascension d'Alassane Ouattara (qui avait fait sécession du PDCI en 1994 pour fonder le Rassemblement des Républicains / RDR), avait entrepris une vaste campagne tendant à le faire passer pour "étranger", fondant pour cela un corps de doctrine xénophobe ("l'ivoirité") qui allait sérieusement ébranler l'unité nationale. »
Cette situation rend la Côte d’Ivoire particulièrement instable à cette époque. Comme le remarque dès octobre 2002 Philippe Leymarie Le Monde doplomatique, « C’est le sixième putsch — ou tentative de putsch — en Côte-d’Ivoire en l’espace de deux ans et demi » :
« Avec à nouveau des centaines de morts : 300 officiellement reconnus (pour Abidjan seulement) le 24 septembre 2002 ; une centaine à Bouaké, après une première série de combats, le 25 septembre. A nouveau des menaces pèsent sur l’unité nationale : le Nord, à partir de Bouaké, est en quasi-sécession. A nouveau monte la tension régionale : frontières fermées, accusations contre des Etats voisins (Libéria, Burkina Faso), peur parmi les communautés immigrées (Burkinabés, Maliens, Sénégalais). Et à nouveau se ternit l’image de l’ancienne « vitrine », l’ex-« modèle » ou « miracle » de l’Afrique de l’ouest francophone.
Mais que pèse la question de « l’image » face à la dimension des questions internes, au point de destructuration où en est parvenue la société ivoirienne dans son ensemble : une armée éclatée, une classe politique déboussolée, une population apeurée, une guerre civile larvée, des immigrés montrés du doigt, et « les Blancs qui partent » ? La Côte-d’Ivoire, un des pôles économiques ouest-africains, rejoint le peloton des pays chroniquement instables au moment même où — après les incertitudes provoquées par le coup d’Etat de décembre 1999, et les désordres qui ont accompagné les élections d’octobre 2001 remportées à l’arraché par le parti de M. Laurent Gbagbo — un minimum de confiance revenait dans le secteur cacaoyer (dont la Côte-d’Ivoire reste le premier producteur mondial) et chez les bailleurs de fonds (Fonds monétaire international — FMI -, Union européenne), ou les touristes... »
La désunion des Ivoiriens et la complexité des forces en présence sera un facteur important dans la durée du conflit, de même que l’état de « déshérence » d’une armée peu nombreuse, mal entraînée et mal équipée.
Suivront donc, au fil des cinq années de la crise, les massacres, représailles, négociations, et des accords de paix chaque fois violés par l’un ou l’autre camp, malgré l’entré en scène de l’ONU, se proposant à partir d’avril 2004 de jouer les intermédiaires. C’est finalement une initiative de Laurent Gbagbo de négociation directe qui entraînera un processus de paix (très provisoire) dont l’aboutissement sera la signature des accords de Ouagadougou (entre Gbagbo et son riva Guillaume Soro, pourtant victime de tentatives d’assassinat de la part du parti du pouvoir.
La responsabilité de la France dans le conflit est structurelle, puisque l’imbroglio ethnique ayant conduit au conflit prend sa source dans des décisions de découpages administratifs prises à l’époque coloniale. Vous en trouverez le détail dans un article de geoconfluences.ens-lyon.fr disponible en ligne.
Concernant la gestion du conflit, en voici les grandes lignes.
Au moment du putsch d’octobre 2002, elle lance l’opération Licorne, qui n’est initialement qu’une opération de protection et d’évacuation des ressortissants français vivant en Côte d’Ivoire, refusant d’activer « les accords de coopération militaire, estimant que la crise est "ivoiro-ivoirienne" et qu'il n'y a pas d'implication étrangère. » (ens-lyon.fr).
« Dans les jours qui suivent, elle se positionne le long d'une "Ligne de non-franchissement" (LNF), bordée par un glacis appelé "Zone de confiance" ( ZDC), qui va matérialiser la partition jusqu'aux accords de Ouagadougou du 4 mars 2007. » Une ligne de démarcation nord-sud, qui coupera le pays en deux pendant des années, donc.
La France refuse de prendre parti et de soutenir le camp loyaliste de Laurent Gbagbo, dont la gestion du conflit apparaît pour le moins musclée – refus qui ne fera qu’aggraver un sentiment anti-français déjà bien ancré, et que désormais Gbagbo va encourager. Jusqu’à la date du 6 novembre 2004, où il ne sera plus question pour l’ancien colonisateur de rester au-dessus de la mêlée :
« L'aviation ivoirienne, qui pilonnait Bouaké depuis le 4 novembre (en violation du cessez-le-feu conclu en octobre 2002), détruit le cantonnement français de la ville, faisant 12 victimes parmi les soldats de la Force Licorne. En représailles, l'armée française détruit au sol tous les avions de l'armée nationale ivoirienne. »
A partir de là, « la France cessait d’être un médiateur pour devenir, de facto, un protagoniste militaire dans la crise ivoirienne. La responsabilité première était celle du régime Gbagbo car c’est bien un Soukhoï ivoirien qui bombarda un camp militaire français, tuant neuf soldats. Mais, après les premières violences antifrançaises du 26 au 28 janvier 2003 et la « milicianisation » de la jeunesse « patriotique », on ne s’explique pas pourquoi la réaction française a pris une forme si unilatérale. La destruction totale de l’aviation militaire ivoirienne par les forces françaises « sur ordre de Jacques Chirac » ne pouvait que susciter une réaction violente.
[…]
Réaction française à chaud, bien compréhensible, mais réaction qui ne relevait pas d’une politique : la destruction des aéronefs « sur la demande des Nations unies » ou par les forces de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) aurait certainement évité à la France, en partie du moins, la « quasi-guerre » qui suivit avec ses violences contre ses ressortissants, ses pillages et, surtout, ses nombreuses victimes civiles ivoiriennes […] ; ce n’était pas pour déplaire au président Gbagbo qui a cherché à ramener une fois de plus le conflit ivoirien sur le terrain franco-ivoirien pour se présenter comme la victime d’une puissance cherchant à anéantir le désir légitime de « tout un peuple » de « se libérer du joug colonial ». »
(Source : Ruth Marshall, « La France en Côte d'Ivoire : l'interventionnisme à l'épreuve des faits », Politique africaine , 2005, consultable en bibliothèque sur cairn.info)
Les accords de Ouagadougou conduisent à une réconciliation entre Laurent Gbagbo et ses principaux rivaux, Alassane Ouattara et Guillaume Soro. Mais celle-ci sera de courte durée, puisque, dès 2010, lorsqu’après « six années de report » Gbagbo lancera enfin le processus électoral pour sa propre succession, l’initiative provoquera une nouvelle crise provoquant la mort d’environ 3000 personnes et la chute de l’ancien président ivoirien lui-même. Cette fois, la France tergiversera moins, et, reconnaissant la victoire de Ouattara, enverra l’armée en renfort.
Ce sera, selon le journaliste Thomas Hofnung interrogé par Slate Afrique, comme le signe de la fin de l’ingérence française dans ses anciennes colonies :
« Rompant avec l'indécision qui a marqué les années Chirac, le président Sarkozy a alors fait un choix radical: avec l'aval de l'ONU, il a ordonné aux troupes françaises d'intervenir pour dénouer la crise. Le grand paradoxe de toute cette histoire, c'est que le successeur de Gbagbo, Ouattara, un ancien haut responsable au FMI, est beaucoup moins francophile que son prédécesseur. Finalement, toute cette crise n'aura été que le chant du cygne d'une relation particulière, qu'on a appelé la Françafrique, entre Paris et Abidjan. »
Bonne journée.
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