Chanson sur le milieu ouvrier textile
DIVERS
+ DE 2 ANS
Le 28/04/2019 à 13h46
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Question d'origine :
Bonjour,
Pierre BACHELET a écrit une belle chanson en hommage aux mineurs du Nord-Pas-de-Calais.
Cette région est également connue pour son activité textile.
Existe-t-il une chanson qui évoque ces ouvriers du textile du Nord-Pas-de-Calais ?
Merci beaucoup !
Réponse du Guichet
gds_et
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 30/04/2019 à 14h04
Bonjour,
Du côté de la chanson « professionnelle » et contemporaine, on trouve une (brève) évocation de l’industrie textile dans une chanson de Léo Ferré, Le conditionnel des variétés :
"Comme si je vous disais
Qu'à Tourcoing et plus généralement dans le textile, en ce moment, ça licencie facile"
Mais les ouvriers du textile du XIXe et du début du XXe ont eux-mêmes écrit de nombreuses chansons :
« Roubaix en 1900, c’est la capitale de la laine. Un siècle plus tôt, en 1800, ce n’était qu’un gros bourg de 8000 habitants, et, en quelques décennies, au fur et à mesure de l’implantation de la grande industrie mécanisée du textile, ce bourg se transforme en une « ville américaine », pour reprendre une expression de l’époque, comptant 140 000 habitants en 1900. La ville vit entièrement au rythme de l’industrie textile – peignages, filatures, tissages – 50 000 ouvriers y travaillent.
C’est un monde très dur : la forte concurrence entre les ouvriers, alimentée par l’afflux incessant d’immigrés belges, maintient les salaires à un niveau très bas. On travaille, depuis le plus jeune âge, jusqu’à l’épuisement et dans des conditions dangereuses. Le travail dans le textile, contrairement à la plupart des autres industries, est déjà très déqualifié, c’est un peu la condition d’O.S. avant la lettre : l’initiative de l’ouvrier se réduit à alimenter la machine et à en ressortir le produit fini. J’insiste sur ces questions parce que le monde de la chanson s’est constitué précisément en réaction contre cette dévalorisation. Cependant, il faut se garder d’une vision strictement politicienne des choses : les ouvriers avaient des organisations syndicales et politiques, mais ils n’étaient pas tous révolutionnaires, loin de là ; seule une petite minorité était engagée politiquement et syndicalement. Mais ils n’étaient pas non plus complètement soumis aux conditions de vie et de travail que leur imposait le capital : ils s’étaient constitué un monde à eux, un peu à part, sorte de territoire autonome leur permettant de survivre. Et c’est là que vivait la chanson.
Le chansonnier le plus populaire s’appelait Louis Catrice. Il a laissé plus de 200 chansons. A l’époque, il ne s’était pas soucié de les publier, car la chanson vivait et se transmettait oralement ; ce n’est que lorsque la chanson et le mode de vie qui l’accompagnait ont commencé à décliner que l’on a commencé à les « fixer » dans les livres.
Louis Catrice, donc, est né en 1850. La chanson, il l’a entendue d’abord chez lui : son père était tisserand à domicile et avait coutume de chanter en travaillant. Par la suite, Louis Catrice fréquente assidûment les cabarets, et c’est son second lieu d’apprentissage de la chanson.
Il faut s’arrêter un peu au cabaret : c’est là que naissent et vivent les chansons. Le cabaret est le véritable chez-soi de l’ouvrier, refuge chaleureux entre le bagne de l’usine et le taudis. Les ouvriers s’y retrouvent en sortant du travail, et le dimanche. On compte, en 1900, 2500 cabarets, soit un pour 50 habitants !
Dans les cabarets se réunissent les sociétés : sociétés de jeux, sociétés à boire, petits groupes d’amis. Et tous les ans a lieu le Carnaval : les sociétés sortent des cabarets, descendent dans la rue avec masques et déguisements, on s’amuse, on chahute, et on chante. Chaque société a composé pour l’occasion une chanson, elle s’arrête aux carrefours et se met à chanter en distribuant les paroles, les spectateurs peuvent ainsi reprendre le refrain.
Tel est donc le cadre où naît et se développe la chanson ouvrière en 1900 à Roubaix, et dans lequel vit aussi notre ami Louis Catrice. Après un passage mouvementé à l’usine, Catrice ne tarde pas à ouvrir son propre bistrot. Là, il écrit ses chansons, seul ou avec des amis, le plus souvent sur des airs connus de tous, parfois sur des airs originaux faciles à reprendre. Les chansons que j’ai retrouvées sont, pour la quasi-totalité, écrites par des ouvriers, jamais par des professionnels de la chanson, tout au plus par des semi-professionnels qui peuvent rester au plus près de leur art en s’établissant comme cabaretier. Elles sont le plus souvent écrites dans le langage des ouvriers, c’est-à-dire le patois, dérivant du vieux picard.
L’action en retour de la chanson sur la vie sociale
De quoi parlent les chansons, quels en sont les thèmes ? S’y trouvent en fait tous les ingrédients d’un journal – on assistera d’ailleurs plus tard à une sorte de transfert ; lorsque déclinera cette forme de chanson, tous les thèmes qu’elle traitait se retrouveront dans une presse en plein essor, en particulier dans le populaire Journal de Roubaix.
La chanson est tour à tour chronique de la vie quotidienne, fable en forme de morale, publicité pour un cabaret, œuvre de charité, outil de propagande politique ou simple divertissement – elle est un journal chanté, une sorte de supra-langage de la communauté ouvrière. Née dans les lieux où vit l’ouvrier, elle y est reprise en écho, elle passe au-dessus des toits des courées et unit les milliers d’ouvriers dans l’expression et le divertissement, comme le travail les unit dans l’étouffement, la fatigue et la misère.
Les thèmes les plus fréquents sont le divertissement et la chronique des événements locaux.
Ce type de communication, à première vue anodin, a un rôle important dans la vie de la société : il fait partie de cette multitude de micro-relations qui finalement forme un véritable tissu social, la trame d’un mode de vie.
La chanson se fait le véhicule des valeurs de la communauté ouvrière. Parmi ces valeurs, il en est une qui tient une place centrale : la recherche du bien-être immédiat. Comme le dit Louis Catrice (par ailleurs militant socialiste) dans le refrain d’une de ses chansons :
Amis, la vie n’est qu’un passage,
Plaisir mangé, plaisir perdu…
… Pour le peu qu’on est sur terre
Pourquoi s’faire du chagrin ?
Pourquoi s’faire de la misère
Et penser au lend’main ?
Pour apprécier pleinement cette valeur de « soulagement de la peine » que véhiculent la chanson et les chansonniers, je citerai ce singulier témoignage d’un contemporain sur Louis Catrice :
« Cette verve infatigable qui était comme la menue monnaie de sa nature cordiale en faisait un guérisseur. Il guérissait comme les sorciers, les saints, les fontaines miraculeuses en exerçant sur les pauvres systèmes nerveux de ses chers malades une action complexe dont nous n’essaierons pas de démêler les éléments, mais dont tout le monde a pu constater les effets. Il survenait avec un bon sourire, les mains tendues ; puis c’était une caresse de paroles, dont il avait le secret et qui mettait en déroute les humeurs les plus noires, les neurasthénie les plus opiniâtres ; une amusante histoire, un couplet appliqué comme un irrésistible dictame sur la partie atteinte, et voilà le malade rit de sa maladie désarmée. »
Parmi les valeurs que véhicule la chanson ouvrière, signalons également une nette idéalisation des Français aux dépens des immigrés belges, très nombreux à l’époque, ainsi qu’un vigoureux mépris de la femme (une des chansons a pour thème « les filles d’à c’t’heure » qui suivent la mode, et sont assimilées aux prostituées…)
Dans le même temps, Louis Catrice et un certain nombre de chansonniers se font les porte-parole des idées socialistes, un peu comme les chanteurs d’aujourd’hui défendent les droits de l’homme. L’espace de la chanson, étant un espace d’expression, devient un lieu de pouvoir, et cela a des effets y compris sur le plan politique. Roubaix sera en 1892 parmi les premières municipalités socialistes de France – le réseau de la sociabilité ouvrière autour du cabaret, de la vie de quartier, et son « supra-langage » qu’est la chanson ont joué un rôle déterminant dans l’accession d’un ouvrier socialiste au pouvoir municipal.
La chanson est donc le produit de la vie de la communauté ouvrière, et elle agit en retour pour en assurer la cohésion, en véhiculer les valeurs. Elle est un élément du « savoir-vivre » de cette communauté. Et Louis Catrice, en s’initiant à la chanson et en la transmettant à son tour, en fut une cheville ouvrière. »
Source : La chanson, un savoir-vivre, Laurent Marty, Vibrations. Musiques, médias, société, Année 1988, 6, pp. 169-183
Si vous souhaitez approfondir, Laurent Marty s’est livré à l’étude de 400 chansons ouvrières, travail dont il rend compte dans l’ouvrage Chanter pour survivre : culture ouvrière, travail et techniques dans le textile : Roubaix 1850-1914.
Bonne journée.
Du côté de la chanson « professionnelle » et contemporaine, on trouve une (brève) évocation de l’industrie textile dans une chanson de Léo Ferré, Le conditionnel des variétés :
"Comme si je vous disais
Qu'à Tourcoing et plus généralement dans le textile, en ce moment, ça licencie facile"
Mais les ouvriers du textile du XIXe et du début du XXe ont eux-mêmes écrit de nombreuses chansons :
« Roubaix en 1900, c’est la capitale de la laine. Un siècle plus tôt, en 1800, ce n’était qu’un gros bourg de 8000 habitants, et, en quelques décennies, au fur et à mesure de l’implantation de la grande industrie mécanisée du textile, ce bourg se transforme en une « ville américaine », pour reprendre une expression de l’époque, comptant 140 000 habitants en 1900. La ville vit entièrement au rythme de l’industrie textile – peignages, filatures, tissages – 50 000 ouvriers y travaillent.
C’est un monde très dur : la forte concurrence entre les ouvriers, alimentée par l’afflux incessant d’immigrés belges, maintient les salaires à un niveau très bas. On travaille, depuis le plus jeune âge, jusqu’à l’épuisement et dans des conditions dangereuses. Le travail dans le textile, contrairement à la plupart des autres industries, est déjà très déqualifié, c’est un peu la condition d’O.S. avant la lettre : l’initiative de l’ouvrier se réduit à alimenter la machine et à en ressortir le produit fini. J’insiste sur ces questions parce que le monde de la chanson s’est constitué précisément en réaction contre cette dévalorisation. Cependant, il faut se garder d’une vision strictement politicienne des choses : les ouvriers avaient des organisations syndicales et politiques, mais ils n’étaient pas tous révolutionnaires, loin de là ; seule une petite minorité était engagée politiquement et syndicalement. Mais ils n’étaient pas non plus complètement soumis aux conditions de vie et de travail que leur imposait le capital : ils s’étaient constitué un monde à eux, un peu à part, sorte de territoire autonome leur permettant de survivre. Et c’est là que vivait la chanson.
Le chansonnier le plus populaire s’appelait Louis Catrice. Il a laissé plus de 200 chansons. A l’époque, il ne s’était pas soucié de les publier, car la chanson vivait et se transmettait oralement ; ce n’est que lorsque la chanson et le mode de vie qui l’accompagnait ont commencé à décliner que l’on a commencé à les « fixer » dans les livres.
Louis Catrice, donc, est né en 1850. La chanson, il l’a entendue d’abord chez lui : son père était tisserand à domicile et avait coutume de chanter en travaillant. Par la suite, Louis Catrice fréquente assidûment les cabarets, et c’est son second lieu d’apprentissage de la chanson.
Il faut s’arrêter un peu au cabaret : c’est là que naissent et vivent les chansons. Le cabaret est le véritable chez-soi de l’ouvrier, refuge chaleureux entre le bagne de l’usine et le taudis. Les ouvriers s’y retrouvent en sortant du travail, et le dimanche. On compte, en 1900, 2500 cabarets, soit un pour 50 habitants !
Dans les cabarets se réunissent les sociétés : sociétés de jeux, sociétés à boire, petits groupes d’amis. Et tous les ans a lieu le Carnaval : les sociétés sortent des cabarets, descendent dans la rue avec masques et déguisements, on s’amuse, on chahute, et on chante. Chaque société a composé pour l’occasion une chanson, elle s’arrête aux carrefours et se met à chanter en distribuant les paroles, les spectateurs peuvent ainsi reprendre le refrain.
Tel est donc le cadre où naît et se développe la chanson ouvrière en 1900 à Roubaix, et dans lequel vit aussi notre ami Louis Catrice. Après un passage mouvementé à l’usine, Catrice ne tarde pas à ouvrir son propre bistrot. Là, il écrit ses chansons, seul ou avec des amis, le plus souvent sur des airs connus de tous, parfois sur des airs originaux faciles à reprendre. Les chansons que j’ai retrouvées sont, pour la quasi-totalité, écrites par des ouvriers, jamais par des professionnels de la chanson, tout au plus par des semi-professionnels qui peuvent rester au plus près de leur art en s’établissant comme cabaretier. Elles sont le plus souvent écrites dans le langage des ouvriers, c’est-à-dire le patois, dérivant du vieux picard.
L’action en retour de la chanson sur la vie sociale
De quoi parlent les chansons, quels en sont les thèmes ? S’y trouvent en fait tous les ingrédients d’un journal – on assistera d’ailleurs plus tard à une sorte de transfert ; lorsque déclinera cette forme de chanson, tous les thèmes qu’elle traitait se retrouveront dans une presse en plein essor, en particulier dans le populaire Journal de Roubaix.
La chanson est tour à tour chronique de la vie quotidienne, fable en forme de morale, publicité pour un cabaret, œuvre de charité, outil de propagande politique ou simple divertissement – elle est un journal chanté, une sorte de supra-langage de la communauté ouvrière. Née dans les lieux où vit l’ouvrier, elle y est reprise en écho, elle passe au-dessus des toits des courées et unit les milliers d’ouvriers dans l’expression et le divertissement, comme le travail les unit dans l’étouffement, la fatigue et la misère.
Les thèmes les plus fréquents sont le divertissement et la chronique des événements locaux.
Ce type de communication, à première vue anodin, a un rôle important dans la vie de la société : il fait partie de cette multitude de micro-relations qui finalement forme un véritable tissu social, la trame d’un mode de vie.
La chanson se fait le véhicule des valeurs de la communauté ouvrière. Parmi ces valeurs, il en est une qui tient une place centrale : la recherche du bien-être immédiat. Comme le dit Louis Catrice (par ailleurs militant socialiste) dans le refrain d’une de ses chansons :
Amis, la vie n’est qu’un passage,
Plaisir mangé, plaisir perdu…
… Pour le peu qu’on est sur terre
Pourquoi s’faire du chagrin ?
Pourquoi s’faire de la misère
Et penser au lend’main ?
Pour apprécier pleinement cette valeur de « soulagement de la peine » que véhiculent la chanson et les chansonniers, je citerai ce singulier témoignage d’un contemporain sur Louis Catrice :
« Cette verve infatigable qui était comme la menue monnaie de sa nature cordiale en faisait un guérisseur. Il guérissait comme les sorciers, les saints, les fontaines miraculeuses en exerçant sur les pauvres systèmes nerveux de ses chers malades une action complexe dont nous n’essaierons pas de démêler les éléments, mais dont tout le monde a pu constater les effets. Il survenait avec un bon sourire, les mains tendues ; puis c’était une caresse de paroles, dont il avait le secret et qui mettait en déroute les humeurs les plus noires, les neurasthénie les plus opiniâtres ; une amusante histoire, un couplet appliqué comme un irrésistible dictame sur la partie atteinte, et voilà le malade rit de sa maladie désarmée. »
Parmi les valeurs que véhicule la chanson ouvrière, signalons également une nette idéalisation des Français aux dépens des immigrés belges, très nombreux à l’époque, ainsi qu’un vigoureux mépris de la femme (une des chansons a pour thème « les filles d’à c’t’heure » qui suivent la mode, et sont assimilées aux prostituées…)
Dans le même temps, Louis Catrice et un certain nombre de chansonniers se font les porte-parole des idées socialistes, un peu comme les chanteurs d’aujourd’hui défendent les droits de l’homme. L’espace de la chanson, étant un espace d’expression, devient un lieu de pouvoir, et cela a des effets y compris sur le plan politique. Roubaix sera en 1892 parmi les premières municipalités socialistes de France – le réseau de la sociabilité ouvrière autour du cabaret, de la vie de quartier, et son « supra-langage » qu’est la chanson ont joué un rôle déterminant dans l’accession d’un ouvrier socialiste au pouvoir municipal.
La chanson est donc le produit de la vie de la communauté ouvrière, et elle agit en retour pour en assurer la cohésion, en véhiculer les valeurs. Elle est un élément du « savoir-vivre » de cette communauté. Et Louis Catrice, en s’initiant à la chanson et en la transmettant à son tour, en fut une cheville ouvrière. »
Source : La chanson, un savoir-vivre, Laurent Marty, Vibrations. Musiques, médias, société, Année 1988, 6, pp. 169-183
Si vous souhaitez approfondir, Laurent Marty s’est livré à l’étude de 400 chansons ouvrières, travail dont il rend compte dans l’ouvrage Chanter pour survivre : culture ouvrière, travail et techniques dans le textile : Roubaix 1850-1914.
Bonne journée.
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