Question d'origine :
Bonjour
Comment ça se fait que la doxa (l'opinion publique) quand elle voit un enfant sans sa mère/ sans nouvelle de sa mère biologique, elle dit "c'est terrible!!", "oh le pauvre enfant!!!"?
Merci!!
Réponse du Guichet
gds_db
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 01/04/2019 à 10h56
Bonjour,
La "doxa" pense probablement que la construction d'un enfant ne peut se réaliser sans la présence d'une mère à ses côtés. Or, les études prouvent le contraire. L'attachement de l'enfant peut se faire auprès d'autres adultes dès lors qu'une réelle relation avec des personnes de l’entourage proche se met en place et génère cette "base sécurisante" dont l'enfant a besoin pour grandir et s'épanouir émotionnellement.
Pour l’opinion commune, c’est souvent à la mère seule qu’incombe le soin des enfants. Pourquoi la société valorise-t-elle tant les soins maternels ? Le poids des conventions sociales trouve probablement son origine dans des éléments historiques et socio-culturels.
C'est en tous cas ce qu'indique Blaise Pierrehumbert dans son article « L'amour maternel... un amour impératif » (Spirale, 2001/2 (no 18), p. 83-112). En voici quelques extraits :
" La « préoccupation maternelle » peut certainement être définie comme unefonction adaptative essentielle , permettant à l’enfant de recevoir les soins adéquats. Et il ne fait pas de doute que cette « préoccupation » soit déclenchée par des facteurs provenant à la fois de la mère (hormones) et du bébé (appels) ; les « déclencheurs » impliqueraient du reste autant l’un que l’autre des partenaires. Cette fonction serait ainsi profondément ancrée dans la nature humaine. Une abondante littérature, largement relayée par les médias, a fait état de l’importance de cette relation privilégiée , censée se développer dès la naissance entre mère et bébé.
Cependant, l’être humain semble également pouvoir montrer une relative indépendance de sa « nature » (comme de ses gènes, « égoïstes » ou non). L’intérêt de l’adulte pour soigner le jeune enfant peut parfaitement se développer en l’absence de précurseurs hormonaux et de contact post-natal immédiat, comme par exemple dans l’adoption ; dans d’autres cas, l’accessibilité de la mère durant les premiers mois de la vie se trouve empêchée. Faut-il vraiment attendre de ces situations les conséquences redoutables sur le développement de l’enfant que cette littérature sentimentaliste laisse supposer, littérature qui risque d’alimenter l’inquiétude des parents, par exemple lors d’une naissance difficile, lorsque l’enfant est un grand prématuré, ou encore lorsque le bébé doit être inséré tôt en crèche ou chez une nourrice ?
[...]
Nature ou idéologie ?
L’amour maternel, avec ces éléments de proxémie, de soins et d’émotion, est-il alors nécessaire ? Ou est-il « contingent », pour reprendre le terme d’Elisabeth Badinter (1980) ; représente-t-il un « plus » davantage qu’une nécessité ? On a vu que les travaux d’un certain nombre d’historiens (Ariès, 1973 ; Flandrin, 1976, par exemple) laissent supposer queles liens affectifs (ce qu’Ariès appelait le « sentiment de l’enfance ») éprouvés par les adultes envers les enfants seraient historiquement déterminés .
Si les arguments d’Ariès peuvent être discutés, il faut reconnaître que,sous l’Ancien Régime, l’éducation maternelle avait apparemment subi un important discrédit , surtout dans les classes dominantes, avec la pratique des fameuses « nourrices mercenaires » (lesquelles appartenaient à des classes sociales moins favorisées). Du XIXe siècle jusqu’aux années d’après-guerre, le phénomène se serait en quelque sorte inversé. La bourgeoisie s’est faite porte-parole de l’éducation maternelle, dans un élan « rousseauiste », ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs de mettre sur pied le système des crèches, destinées aux familles dont les mères constituaient une force de travail précieuse pour la révolution industrielle. Actuellement, après un nouveau réaménagement idéologique, les familles de milieu socio-économique modeste, dans la plupart des pays industrialisés, valorisent l’éducation maternelle alors que les familles plus aisées, acquises à un idéal égalitaire du point de vue de l’accès des femmes aux carrières professionnelles, valorisent le principe de la garde extrafamiliale dans la petite enfance. Les conditions socio-économiques semblent donc imprimer des variations dans la valorisation des soins maternels. [...]
La relativité historique du discours sur l’amour maternel
Nous proposons l’idée selon laquellele discours sur l’amour maternel, pour ne pas parler de l’amour maternel lui-même, est historiquement relatif . Nous pensons que ce n’est pas un hasard si la théorie de l’attachement a émergé au milieu du XX e siècle . Plus exactement, c’est en 1958 que John Bowlby, psychanalyste anglais, fasciné par les travaux des éthologues (notamment ceux de Konrad Lorenz sur le mécanisme d’« empreinte »), expose les premiers fondements de sa théorie de l’attachement (Bowlby, 1958). La même année, par une conjonction étonnante, Harry Harlow, éthologue, publie ses observations sur la dépravation maternelle chez les singes (Harlow, 1958).
Contemporaine à ces deux premières publications, on peut en mentionner une troisième, qui provient d’un domaine totalement étranger aux deux précédents. Pourtant, cette publication s’est avérée tout aussi marquante, autant pour les sciences humaines que dans les représentations populaires. Il s’agit de L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime de Philippe Ariès (1960), ouvrage dans lequel l’auteur suggère, on l’a vu, quele « sentiment de l’enfance » serait relativement récent . Ce n’est certainement pas un hasard que ces travaux d’horizons variés aient été publiés, et surtout aient connu un succès remarquable, à une époque bien délimitée. Nous pensons que la seconde moitié du XX e siècle a connu un certain nombre d’événements qui ont entraîné une transformation profonde de nos représentations concernant l’enfance et les rapports des adultes avec les enfants :
- une maîtrise presque parfaite de la conception, dans les pays fortement industrialisés ;
- le franchissement, dans ces mêmes pays, du seuil de non-remplacement des générations (soit 2,1 enfants par femme, selon Louis Roussel, 1989) ;
- l’accès, grâce aux progrès de la médecine, à des modes de reproduction défiant, comme le dit Monette Vacquin (1990), les théories sexuelles infantiles les plus audacieuses, les mythes les plus percutants et, bientôt peut-être, les fantasmes transgénérationnels les plus fous (être enfant de soi-même) ;
- la reconnaissance de compétences de plus en plus précoces au bébé, au nouveau-né et désormais au fœtus lui-même, reconnaissance qui vient alimenter les affrontements partisans autour de l’avortement ;
- les revendications égalitaires, l’accès des femmes aux carrières professionnelles et les incertitudes des hommes sur leur rôle dans la parentalité.
Ces transformations multiples impliquant nos représentations et nos émotions liées à l’enfantement pourraient expliquer le succès soudain de théories décrivant les rapports affectifs entre parents et enfants.
L’amour impératif
Nous pensons en particulier que le nouveau pouvoir, ainsi que la responsabilité individualisée de la femme et de l’homme modernes sur le contrôle de la naissance, événement jusque-là de portée collective, a engendré une crise des représentations liées à l’enfance ainsi que de la nature de l’amour porté à l’enfant.
On peut en effet parler d’une transition d’un mode de régulation collectif (contrôlé par les institutions, comme l’Église) vers un mode de régulation individuel de la conception. Dans la société traditionnelle, la conception était, subjectivement, l’affaire de Dieu avant d’être celle des hommes ; avec la pilule, le point d’équilibre de la régulation va se déplacer en direction de l’individu. "
En plus des documents mentionnés dans notre précédente réponse sur le lien mère-enfant, nous vous renvoyons à cet article de Marie-France Morel « L'amour maternel : aspects historiques » (Spirale, 2001/2 (no 18), p. 29-55) qui cite entre autres Edward Shorter. Pour l'auteur de "Naissance de la famille moderne" : « Les bonnes mères sont une invention de la modernisation. Dans la société traditionnelle, les mères étaient indifférentes au développement et au bonheur de leurs enfants de moins de 2 ans. »
La mère est une figure construite historiquement et sociologiquement. C'est aussi ce que démontre Patricia Ménissier dans son ouvrage intitulé Etre mère : XVIIIe-XXIe siècle.
Saisir les diverses actualisations de la figure maternelle, et mesurer les conséquences de ces bouleversements sur les représentations et la place des mères dans la société actuelle, tel est le propos de ce livre qui ouvre sur une définition plurielle de la mère et de l’« être mère » aujourd’hui.
A lire aussi :
- La Théorie de l’Attachement : Une approche conceptuelle au service de la Protection de l’Enfance DOSSIER THÉMATIQUE / Coordonné par Nathalie SAVARD
- L'amour en plus : histoire de l'amour maternel, XVIIe-XXe siècle / Elisabeth Badinter
Bonne journée.
La "doxa" pense probablement que la construction d'un enfant ne peut se réaliser sans la présence d'une mère à ses côtés. Or, les études prouvent le contraire. L'attachement de l'enfant peut se faire auprès d'autres adultes dès lors qu'une réelle relation avec des personnes de l’entourage proche se met en place et génère cette "base sécurisante" dont l'enfant a besoin pour grandir et s'épanouir émotionnellement.
Pour l’opinion commune, c’est souvent à la mère seule qu’incombe le soin des enfants. Pourquoi la société valorise-t-elle tant les soins maternels ? Le poids des conventions sociales trouve probablement son origine dans des éléments historiques et socio-culturels.
C'est en tous cas ce qu'indique Blaise Pierrehumbert dans son article « L'amour maternel... un amour impératif » (Spirale, 2001/2 (no 18), p. 83-112). En voici quelques extraits :
" La « préoccupation maternelle » peut certainement être définie comme une
[...]
L’amour maternel, avec ces éléments de proxémie, de soins et d’émotion, est-il alors nécessaire ? Ou est-il « contingent », pour reprendre le terme d’Elisabeth Badinter (1980) ; représente-t-il un « plus » davantage qu’une nécessité ? On a vu que les travaux d’un certain nombre d’historiens (Ariès, 1973 ; Flandrin, 1976, par exemple) laissent supposer que
Si les arguments d’Ariès peuvent être discutés, il faut reconnaître que,
Nous proposons l’idée selon laquelle
Contemporaine à ces deux premières publications, on peut en mentionner une troisième, qui provient d’un domaine totalement étranger aux deux précédents. Pourtant, cette publication s’est avérée tout aussi marquante, autant pour les sciences humaines que dans les représentations populaires. Il s’agit de L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime de Philippe Ariès (1960), ouvrage dans lequel l’auteur suggère, on l’a vu, que
- une maîtrise presque parfaite de la conception, dans les pays fortement industrialisés ;
- le franchissement, dans ces mêmes pays, du seuil de non-remplacement des générations (soit 2,1 enfants par femme, selon Louis Roussel, 1989) ;
- l’accès, grâce aux progrès de la médecine, à des modes de reproduction défiant, comme le dit Monette Vacquin (1990), les théories sexuelles infantiles les plus audacieuses, les mythes les plus percutants et, bientôt peut-être, les fantasmes transgénérationnels les plus fous (être enfant de soi-même) ;
- la reconnaissance de compétences de plus en plus précoces au bébé, au nouveau-né et désormais au fœtus lui-même, reconnaissance qui vient alimenter les affrontements partisans autour de l’avortement ;
- les revendications égalitaires, l’accès des femmes aux carrières professionnelles et les incertitudes des hommes sur leur rôle dans la parentalité.
Ces transformations multiples impliquant nos représentations et nos émotions liées à l’enfantement pourraient expliquer le succès soudain de théories décrivant les rapports affectifs entre parents et enfants.
Nous pensons en particulier que le nouveau pouvoir, ainsi que la responsabilité individualisée de la femme et de l’homme modernes sur le contrôle de la naissance, événement jusque-là de portée collective, a engendré une crise des représentations liées à l’enfance ainsi que de la nature de l’amour porté à l’enfant.
On peut en effet parler d’une transition d’un mode de régulation collectif (contrôlé par les institutions, comme l’Église) vers un mode de régulation individuel de la conception. Dans la société traditionnelle, la conception était, subjectivement, l’affaire de Dieu avant d’être celle des hommes ; avec la pilule, le point d’équilibre de la régulation va se déplacer en direction de l’individu. "
En plus des documents mentionnés dans notre précédente réponse sur le lien mère-enfant, nous vous renvoyons à cet article de Marie-France Morel « L'amour maternel : aspects historiques » (Spirale, 2001/2 (no 18), p. 29-55) qui cite entre autres Edward Shorter. Pour l'auteur de "Naissance de la famille moderne" : « Les bonnes mères sont une invention de la modernisation. Dans la société traditionnelle, les mères étaient indifférentes au développement et au bonheur de leurs enfants de moins de 2 ans. »
Saisir les diverses actualisations de la figure maternelle, et mesurer les conséquences de ces bouleversements sur les représentations et la place des mères dans la société actuelle, tel est le propos de ce livre qui ouvre sur une définition plurielle de la mère et de l’« être mère » aujourd’hui.
A lire aussi :
- La Théorie de l’Attachement : Une approche conceptuelle au service de la Protection de l’Enfance DOSSIER THÉMATIQUE / Coordonné par Nathalie SAVARD
- L'amour en plus : histoire de l'amour maternel, XVIIe-XXe siècle / Elisabeth Badinter
Bonne journée.
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