Question d'origine :
Bonjour,
Je cherche des informations concernant les pronoms d’adresse : le tu et le vous, d’un point de vue historique. Quand la distinction est-elle apparu, comment et pourquoi ?
Et également à propos de l’émergeance du tuetoiment à la révolution française.
J’ai beaucoup de mal à trouver des documents à ce propos.
Je vous remercie d’avance.
Réponse du Guichet
gds_db
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 04/03/2019 à 11h04
Bonjour,
Un article très complet de Joëlle Chevé publié dans le magazine Historia revient sur l'histoire tumultueuse du tutoiement et du vouvoiement à travers l'histoire. En voici quelques extraits :
«Au commencement était le tu . » La formule est de Philippe Wolf , auteur d'un ouvrage sur le vouvoiement. En effet, si les langues indo-européennes utilisent deux pronoms d'adresse, tu et vous, ce dernier est apparu tardivement. Au Ier siècle, les correspondances des empereurs et des évêques, celles de Cicéron ou de Pline l'Ancien, révèlent de rares emplois alternés du vous et du tu à l'adresse d'une même personne, sans raison apparente. L'apparition du nous de majesté modifie les modes d'adresse envers le pouvoir. La décision de Dioclétien, en 286, de s'adjoindre un alter ego Auguste, puis, en 293, celle de les doter chacun d'un César crée le système de la tétrarchie qui se maintient jusqu'en 324. Ce pouvoir collégial et divinisé impose l'usage du nous dans les textes officiels suscitant, en réponse, un vous de déférence. Lorsqu'il redevient personnel au cours du règne de Constantin, le nous de majesté se maintient. Mais le tu demeure à tous les autres échelons du pouvoir et de la société. À l'époque carolingienne, le vous se généralise avec le pouvoir spirituel (pape, archevêques, évêques) tandis que le tu est de retour envers le pouvoir temporel (empereurs, rois et princes) . Il prend même une résonance symbolique forte au cours de la mutation féodale de l'an mil, dans la fameuse passe d'armes, en 987, entre Adalbert, comte de Périgord et Hugues Capet : « Qui t'as fait comte ? » - « Qui t'as fait roi ? »
Ce tutoiement apparaît comme une volonté d'indépendance à l'égard du nouveau pouvoir royal. Sur le mode littéraire, le vieux français reste indécis , ainsi dans La Chanson de Roland , écrite à la fin du Xe siècle, où le héros mourant tutoie et vouvoie son épée Durandal. L'émiettement de la puissance impériale entre grands seigneurs territoriaux s'accompagne d'une utilisation du vous à l'égard de tout détenteur d'un pouvoir, et selon une hiérarchie de la naissance, de l'âge, de la fortune, du sexe, de la profession, etc. Dans la langue d'oc du XIIe siècle, les troubadours vouvoient leur dame qui, par définition, est une femme de condition supérieure.
La première expérience de cette hiérarchie se fait à l'intérieur de la famille patriarcale : les parents tutoient les enfants et ceux-ci vouvoient les parents. Jusqu'au XVIIe siècle, la « sémantique du pouvoir », pour reprendre la terminologie des linguistes, perdure, selon une cascade dégressive de dominants à dominés, sans qu'il soit possible d'en repérer précisément les règles tant les usages sont variés. Le tu caractérise une relation de domination de maître à inférieur, ou, au contraire, d'égalité, de familiarité, d'intimité. Mais les nobles entre eux se vouvoient, respectant par cet usage la vision collective de la race, du lignage, dont chacun doit augmenter l'illustration à chaque génération. [...]
Le XVIIe siècle - contre-réforme, politesse et préciosité obligent - s'en tient au vous , même chez une courtisane comme Ninon de Lenclos qui avoue ainsi sa passion au marquis de Villarceaux : « En lisant vos lettres, je suis forcée de vous aimer plus que de raison. » Dans le théâtre, en revanche, on s'étonne de la fréquence du tutoiement. Ainsi dans Horace , de Corneille, Camille et Curiace se tutoient de même que Rodrigue et Chimène dans Le Cid , et l'on se souvient de la fameuse interpellation de Don Diègue : « Rodrigue as-tu du coeur ? » Une familiarité qui s'explique, selon certains, par le souci de Corneille de restituer la vérité des moeurs antiques. [...]
Au XVIIIe siècle, le tu revendique sa place dans le langage de la passion, mais encore ne s'agit-il que d'une revendication masculine. [...]
En dépit des conseils de Rousseau prônant le tu dans les familles, le vous se maintient. [...]
La Révolution, en imposant le tutoiement par un décret de la Convention de novembre 1793, inscrit dans le domaine de la loi ce qui n'était alors qu'un usage régi par les modes et l'évolution des moeurs. Un intermède très bref, qui ne survit pas à la réaction thermidorienne en 1794.
Le XIXe siècle assouplit les formes anciennes et l'alternance du tu et du vous fait encore le bonheur des amoureux. Ainsi Joséphine, qui se plaint à Bonaparte, pendant la campagne d'Égypte, de ne pas avoir de nouvelles, reçoit cette réponse à son vous glacial : « Vous toi-même ! » Nombre d'époux qui se tutoient en privé - tels le roi Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie - se vouvoient en public. Et si un homme, dans une conversation avec une femme, laisse échapper un tu, leur relation est immédiatement suspecte... Entre parents et enfants le vouvoiement reste l'objet d'un débat dans les traités de savoir-vivre jusqu'à l'aube du XXe siècle, comme en témoigne la pièce de Sacha Guitry, Mon père avait raison. Mais dans l'ensemble, il indique une relation de distance, de non solidarité, de hiérarchie sociale ou professionnelle et de respect conventionnel envers les personnes âgées, les femmes, les ecclésiastiques, etc. Le tutoiement fait l'objet d'une négociation et ne s'installe qu'après l'invitation de celui qui, pour diverses raisons, a un « droit » plus évident au vouvoiement. Sous d'autres formes, la sémantique du pouvoir est toujours présente !
À partir de l'entre-deux guerres, le tutoiement progresse entre les deux sexes, féminisme et mode de la garçonne obligent. Mais l'acte de naissance du tutoiement date de Mai 68. [...]
source : « Me permettez-vous de vous tutoyer ? » / JOËLLE CHEVÉ- Historia, no. 785 - DOSSIER LA POLITESSE, mardi 1 mai 2012 - p. 50
Pour aller plus loin :
- Tutoiement ou vouvoiement ? / France Culture
- Tutoyer OU vouvoyer / Véronique Dumas - Historia, n°19 - LES BONNES ET LES MAUVAISES MANIÈRES, lundi 1 septembre 2014 - p. 60
- Protestations déclenchées par une motion substituant le tutoiement au vouvoiement sous la Révolution française (D’après « La Lanterne magique », paru en 1833) France pittoresque - lundi 10 avril 2017
- Volpilhac-Auger Catherine, « De vous à toi. Tutoiement et vouvoiement dans les traductions au 18e siècle », Dix-huitième siècle, 2009/1 (n° 41), p. 553-566.
- Wolff Philippe. Le tu révolutionnaire. In: Annales historiques de la Révolution française, n°279, 1990. pp. 89-94.
- Wolff Philippe. Premières recherches sur l'apparition du vouvoiement en latin médiéval. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 130ᵉ année, N. 2, 1986. pp. 370-383.
Quelques ouvrages :
- Vous : une histoire internationale du vouvoiement / Philippe Wolff
- Histoire culturelle des pronoms d'adresse : vers une typologie des systèmes allocutoires dans les langues romanes / Béatrice Coffen
- Histoire de la politesse de la Révolution à nos jours / Frédéric Rouvillois
- De vous à toi : tutoiement et vouvoiement dans les traductions au 18e siècle / Catherine Volpilhac-Auger
- Politesse, savoir-vivre et relations sociales, de Dominique Picard (Que sais-je ?, n°3380)
Bonne journée.
Un article très complet de Joëlle Chevé publié dans le magazine Historia revient sur l'histoire tumultueuse du tutoiement et du vouvoiement à travers l'histoire. En voici quelques extraits :
«
La première expérience de cette hiérarchie se fait à l'intérieur de la famille patriarcale : les parents tutoient les enfants et ceux-ci vouvoient les parents. Jusqu'au XVIIe siècle, la « sémantique du pouvoir », pour reprendre la terminologie des linguistes, perdure, selon une cascade dégressive de dominants à dominés, sans qu'il soit possible d'en repérer précisément les règles tant les usages sont variés. Le tu caractérise une relation de domination de maître à inférieur, ou, au contraire, d'égalité, de familiarité, d'intimité. Mais les nobles entre eux se vouvoient, respectant par cet usage la vision collective de la race, du lignage, dont chacun doit augmenter l'illustration à chaque génération. [...]
Au XVIIIe siècle, le tu revendique sa place dans le langage de la passion, mais encore ne s'agit-il que d'une revendication masculine. [...]
En dépit des conseils de Rousseau prônant le tu dans les familles, le vous se maintient. [...]
Le XIXe siècle assouplit les formes anciennes et l'alternance du tu et du vous fait encore le bonheur des amoureux. Ainsi Joséphine, qui se plaint à Bonaparte, pendant la campagne d'Égypte, de ne pas avoir de nouvelles, reçoit cette réponse à son vous glacial : « Vous toi-même ! » Nombre d'époux qui se tutoient en privé - tels le roi Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie - se vouvoient en public. Et si un homme, dans une conversation avec une femme, laisse échapper un tu, leur relation est immédiatement suspecte... Entre parents et enfants le vouvoiement reste l'objet d'un débat dans les traités de savoir-vivre jusqu'à l'aube du XXe siècle, comme en témoigne la pièce de Sacha Guitry, Mon père avait raison. Mais dans l'ensemble, il indique une relation de distance, de non solidarité, de hiérarchie sociale ou professionnelle et de respect conventionnel envers les personnes âgées, les femmes, les ecclésiastiques, etc. Le tutoiement fait l'objet d'une négociation et ne s'installe qu'après l'invitation de celui qui, pour diverses raisons, a un « droit » plus évident au vouvoiement. Sous d'autres formes, la sémantique du pouvoir est toujours présente !
À partir de l'entre-deux guerres, le tutoiement progresse entre les deux sexes, féminisme et mode de la garçonne obligent. Mais l'acte de naissance du tutoiement date de Mai 68. [...]
source : « Me permettez-vous de vous tutoyer ? » / JOËLLE CHEVÉ- Historia, no. 785 - DOSSIER LA POLITESSE, mardi 1 mai 2012 - p. 50
Pour aller plus loin :
- Tutoiement ou vouvoiement ? / France Culture
- Tutoyer OU vouvoyer / Véronique Dumas - Historia, n°19 - LES BONNES ET LES MAUVAISES MANIÈRES, lundi 1 septembre 2014 - p. 60
- Protestations déclenchées par une motion substituant le tutoiement au vouvoiement sous la Révolution française (D’après « La Lanterne magique », paru en 1833) France pittoresque - lundi 10 avril 2017
- Volpilhac-Auger Catherine, « De vous à toi. Tutoiement et vouvoiement dans les traductions au 18e siècle », Dix-huitième siècle, 2009/1 (n° 41), p. 553-566.
- Wolff Philippe. Le tu révolutionnaire. In: Annales historiques de la Révolution française, n°279, 1990. pp. 89-94.
- Wolff Philippe. Premières recherches sur l'apparition du vouvoiement en latin médiéval. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 130ᵉ année, N. 2, 1986. pp. 370-383.
Quelques ouvrages :
- Vous : une histoire internationale du vouvoiement / Philippe Wolff
- Histoire culturelle des pronoms d'adresse : vers une typologie des systèmes allocutoires dans les langues romanes / Béatrice Coffen
- Histoire de la politesse de la Révolution à nos jours / Frédéric Rouvillois
- De vous à toi : tutoiement et vouvoiement dans les traductions au 18e siècle / Catherine Volpilhac-Auger
- Politesse, savoir-vivre et relations sociales, de Dominique Picard (Que sais-je ?, n°3380)
Bonne journée.
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