apprendre à lire et écrire le chinois
DIVERS
+ DE 2 ANS
Le 01/02/2019 à 17h43
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Question d'origine :
Bonjour,
Je lis que même avec les réformes successives destinées à la simplifier, l'écriture chinoise compterait actuellement entre 3 000 et 5 000 sinogrammes.
Combien de temps faut-il alors pour un enfant chinois qui débute l'apprentissage de la lecture et de l'écriture pour lire et écrire couramment sa langue maternelle ?
Quand on voit les difficultés qu'ont des enfants avec seulement les 26 lettre de notre alphabet, la complexité de l'écriture chinoise n'aboutit-elle pas à un fort taux analphabétisme ?
Réponse du Guichet
gds_et
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 04/02/2019 à 12h17
Bonjour,
En Chine, l’apprentissage des caractères se poursuit tout au long de la scolarité pour aboutir à la maîtrise de l’essentiel des caractères les plus couramment utilisés :
«À partir de quand sait-on lire et écrire en Chine ?
Dans une langue alphabétique, on sait lire dès que l’on maîtrise l’alphabet et son code, c’est-à-dire les relations entre phonie et graphie qui lui sont propres. C’est le cas en France, où normalement l’enfant est capable au bout de deux ans de déchiffrer n’importe quel texte, même si, par manque de connaissances ou de maturité, il n’en comprend pas forcément le sens. En Chine, la plupart des gens savent reconnaître au moins une centaine de caractères. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils sachent lire. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture n’y est jamais achevé, il reste toujours de nouveaux caractères à découvrir, et l’on risque toujours d’en rencontrer un que l’on ne connaît pas. Il s’agit d’un savoir cumulatif. Un enfant chinois ne peut lire que des ouvrages très simples qui lui sont destinés, il ne connaît pas suffisamment de caractères pour pouvoir déchiffrer la littérature pour adulte. Si l’on demande à un Chinois combien de temps il faut à un enfant pour savoir lire, la question est pour lui incompréhensible. Il pourra penser que l’on veut parler du pinyin, et répondra alors en un ou deux mois ; il faudra alors préciser la question. Parents et enseignants considèrent qu’à partir de la troisième année d’école primaire, les enfants sont capables de lire seuls des livres qui leur sont destinés.
En juin 1950, une directive du Congrès du peuple sur l’éducation des adultes définit le fait de savoir lire comme la capacité à lire et à utiliser mille caractères. Par la suite, ce seuil a été augmenté à mille cinq cents, puis à deux mille. Ceux qui connaissent moins de trois cents caractères sont considérés comme des illettrés, entre trois cents et deux mille ce sont des semi-lettrés. Toutefois, savoir deux mille caractères ne fait pas d’un Chinois un lettré, mais simplement quelqu’un qui sait à peu près manier la langue écrite pour des documents simples, utiles dans la vie quotidienne. D’après E. Rawski, un lettré au sens classique du terme saurait aujourd’hui neuf mille caractères environ. Très peu de Chinois correspondent à cette définition et sont capables de lire et d’écrire des textes complexes. Selon le ministère de l’Éducation nationale,les enfants doivent connaître deux mille cinq cents caractères à la fin des six ans d’école primaire , c’est-à-dire être capables de les prononcer correctement, d’en comprendre le sens et de les écrire, ce chiffre couvrant quatre-vingt-dix-huit pour cent des caractères utilisés dans les livres et les journaux .
[…]Comment enseigne-t-on à lire et à écrire les caractères en Chine ?
Des caractères d’écriture figuratifs et très anciens
L’écriture chinoise est composée de milliers de caractères qui, en chinois classique, correspondent chacun à un mot d’une syllabe. De nos jours, chaque caractère correspond toujours à une syllabe et à un morphème, mais de nombreux mots sont composés de plusieurs caractères. Chaque caractère est formé d’un certain nombre de traits, qui se tracent dans un ordre et un sens précis. Les traits de base sont en nombre limité — on considère en général qu’il y en a une quinzaine — et portent chacun un nom. La prononciation d’un caractère peut varier selon les lieux et les époques, de même que les différents sens qui y sont rattachés peuvent évoluer ou se diversifier, mais le caractère lui-même ne change pas, hormis par les simplifications. C’est pour cette raison que l’écriture chinoise permet d’écrire toutes les langues chinoises ; un Pékinois et un Cantonais peuvent lire le même journal, ils ne prononceront pas les caractères de la même façon, mais tous deux comprendront. Cependant, contrairement à ce qu’à cru Leibniz, les caractères ne constituent pas une algèbre et ne peuvent servir d’écriture universelle. Ils permettent d’écrire les langues chinoises, car celles-ci possèdent une structure identique et ne connaissent pas les flexions grammaticales. Chaque caractère est donc associé, dans une langue donnée, à un son, même s’il a un sens commun à toutes les langues. Il existe également des systèmes de transcription phonétique du chinois : ce sont le pinyin adopté en 1958 en RPC et le zhuyin fuhao à Taiwan, qui permettent d’écrire tous les phonèmes de la langue chinoise officielle, ou mandarin. Cette langue, fondée sur la prononciation de Pékin, est appelée « langue commune » (putonghua) en Chine continentale et « langue nationale » (guoyu) à Taiwan. De nos jours, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture commence, en RPC comme à Taiwan, par celui du système de transcription (pinyin ou zhuyin fuhao), ce qui signifie en même temps apprendre la prononciation de la langue officielle, car c’est dans cette langue que les enfants devront lire les caractères. À Pékin, cet enseignement ne dure que cinq semaines, mais dans les régions où la prononciation locale diffère de celle de la capitale, cela prend, en toute logique, plus de temps. Je ne m’attarderai pas ici sur les effets de l’adoption de ces transcriptions dans l’évolution des méthodes pédagogiques, et me contenterai de souligner que leur rôle fondamental est de permettre aux enfants d’associer chaque caractère à un son, l’important étant que ce soit celui de la langue officielle. Je préfère m’intéresser aux caractères à proprement parler, et à l’image qu’on en donne à travers la façon dont ils sont enseignés.
Les enfants apprennent les caractères en en suivant la structure, c’est-à-dire en les décomposant trait à trait. À Pékin, les premiers qu’ils tracent sont les chiffres de un à dix, ce qui leur permet de connaître immédiatement neuf des traits de base. Dans le mois qui suit, ils apprennent les autres traits de base, au fur et à mesure qu’ils apparaissent dans les caractères. Par la suite, à chaque fois qu’ils en rencontrent un nouveau, l’enseignant leur fait prononcer à haute voix le nom des traits qu’ils sont en train de tracer. Les enfants en viennent ainsi à considérer le caractère comme un ensemble de traits que l’on peut décomposer. Le deuxième élément structurel est la clé : en général partie haute ou partie gauche du caractère, elle donne une indication d’ordre sémantique. Dès que des caractères composés sont introduits, les enfants apprennent à en reconnaître la clé ou, inversement, à les définir oralement par leur clé. À ce sujet, mon observation diffère de celles de certains auteurs selon lesquels, en première année, les enfants considèrent les caractères comme un tout inanalysable, les clés n’étant pas expliquées avant la troisième année. Les pratiques pédagogiques que j’ai observées semblent au contraire mettre l’accent sur les propriétés morphologiques, la structure des caractères, et peut-être cherche-t-on ainsi à démontrer aux enfants la logique de l’écriture chinoise.
Cependant, l’enseignement des clés, qui permet d’accéder plus facilement au sens, est lié à une autre pratique utilisée par les enseignants dans le même but. Il s’agit de l’accentuation du côté figuratif des caractères. D’après J. P. Drège, à l’époque impériale les enfants commençaient par apprendre des caractères choisis parmi les deux premiers des six types de caractères définis par Xu Shen, l’auteur du Shuowen jiezi, c’est-à-dire des idéogrammes et des pictogrammes simples. C’est toujours le cas aujourd’hui puisque, après les chiffres, sont enseignés les idéogrammes les plus facilement compréhensibles ; par exemple, partie II, leçon 3 : dessus (shang 上), milieu (zhong 中), dessous (xia 下). Il est en effet relativement simple d’expliquer que, pour le caractère signifiant « dessus », on trace un trait vertical et un petit trait horizontal au-dessus du grand trait horizontal, alors que pour celui qui veut dire « dessous », les traits se trouvent en dessous de la barre horizontale. Quant au caractère qui signifie milieu, le trait vertical coupe en son milieu un carré. Après ces idéogrammes, viennent les pictogrammes les plus reconnaissables ; ainsi, partie II, leçons 4 et 5 : soleil (ri 日), lune (yue 月), eau (shui 水), feu (huo 火), montagne (shan 山), pierre (shi 石) ; champ (tian 田), terre (tu 土), puits (jing 井). L’enseignant a même recours aux graphies archaïques, données dans le manuel, pour bien montrer la ressemblance entre chaque pictogramme et ce qu’il représente. Par la suite, les graphies archaïques ne figurent plus dans le livre, mais l’enseignant décide parfois lui-même d’avoir recours à l’« étymologie », c’est-à-dire ici l’analyse et l’explication du sens originel des caractères. Par exemple, le premier des deux caractères qui permettent d’écrire « corbeau », le wu 乌 de wuya 乌鸦, s’écrit de la même façon que le caractère qui signifie et représente (dessine) un oiseau, niao 鸟, avec toutefois un point en moins. Les enfants apprennent que le point représente l’œil de l’oiseau, et que les corbeaux étant tout noirs — les plumes comme les yeux —, wu 乌 s’écrit sans œil (sans point), puisqu’on ne peut distinguer un œil noir sur du noir.
Recours à l’« étymologie » et apprentissage des clés ont pour objet d’aider les enfants à mémoriser le sens des caractères, en leur procurant des moyens mnémotechniques qui leur permettent d’associer immédiatement un caractère à son sens. Certains caractères, les idéophonogrammes, comportent une partie donnant une indication sur leur prononciation, mais ceci n’est pas expliqué aux enfants, l’accent n’étant jamais mis sur l’aspect phonétique des caractères. Seules les transcriptions permettent aux enfants d’accéder au son. Les enseignants semblent toujours vouloir accentuer le côté figuratif des caractères pour en faciliter la mémorisation, mais on peut se demander si cela n’a pas d’autres conséquences.
Ces méthodes nous donnent en effet des indications sur l’image de l’écriture chinoise que l’on cherche à transmettre aux élèves. L’accentuation du côté figuratif des caractères permet tout d’abord de transmettre une certaine conception de l’écriture. Les enseignants montrent ainsi que les caractères ne sont pas des signes arbitraires, mais plutôt, selon les termes de M. Granet, les « emblèmes » de ce qu’ils désignent, et qu’ils sont « exactement adéquats aux réalités qu’ils notent ou suscitent ». Le recours aux graphies archaïques, à l’« étymologie », permet également aux enfants d’assimiler cette conception de l’écriture, tout en appréhendant son ancienneté et donc la valeur de leur civilisation, indissociable de cette écriture puisqu’elle y trouve sa source. Les méthodes employées illustrent parfaitement la phrase de M. Granet :
L’écriture figurative tend à retenir quelque chose de la valeur étymologique. Mais peu importe qu’en fait elle retienne ou non le sens premier ; peu importe que la reconstruction étymologique soit imaginaire ou exacte : l’essentiel est que les graphies procurent le sentiment que les notions demeurent attachées à de véritables emblèmes (Granet [1934] 1999 : 50-51).
Par ces méthodes, les enfants apprennent donc que leur écriture est figurative, et très ancienne. »
Source : Devenir chinois en apprenant à lire et à écrire, Gladys Chicharro
L’apprentissage de la langue en Chine est appelé « Yu Wen » :
« Une discipline ambiguë
L’enseignement du chinois est pris en charge dans le cours de Yu Wen , une discipline instituée par le gouvernement communiste en 1950 comme « médium pédagogique des œuvres en langue classique et moderne » qui a en outre pour objectif de véhiculer la culture. Le nom complet de cette discipline, composé de deux notions accolées et contractées en deux caractères est ambigu. Le grand dictionnaire de la langue chinoise en propose deux explications : on peut y lire soit une contraction de langue orale et écriture soit une contraction de langue et littérature. L’expression peut encore être interprétée comme signifiant langue et texte ou encore langue et culture. Il faut mettre cette ambiguïté en lien avec ses origines historiques. Le mouvement d’opposition à la langue classique du 4 mai 1919 qui milite pour l’utilisation de la langue orale dans la littérature va être à l’origine de l’apparition de la langue commune à l’école. Le cours de « langue orale et langue écrite » est né de ces grands bouleversements dans les années trente. Depuis, se côtoient les textes classiques et les textes modernes, sans pour autant que la littérature ait une place centrale, car l’école n’est pas « le lieu de formation de quelques artistes ou poètes ». Les textes ont donc une fonction de transmission de la langue écrite, principal objectif de l’école puisque c’est cette langue qui unifie le pays. Ils doivent aussi être le support de l’acquisition de la langue orale, transmettre de la culture, et, dans une certaine mesure, de la littérature. La définition de cette discipline dans le Grand dictionnaire d’enseignement du Yu Wen comme : « outil fondamental de base qui communique de la culture », associe les dimensions linguistiques et culturelles.
Pour saisir la complexité de la définition théorique du cours de Yu Wen, et les conséquences pédagogiques qui en résultent, il faut en passer par une présentation rapide du système de la langue chinoise.
La langue
La correction de la langue
La maîtrise de la langue chinoise à l’école représente un objectif qui n’est pas des plus simples à atteindre, car elle englobe l’apprentissage de différentes sphères de langue :
• la langue orale, ou plutôt les langues orales, dont les prononciations et les structures varient d’une ville à l’autre, et que l’école a pour but d’uniformiser ;
• le pinyin (transcription phonétique en écriture latine des sons du chinois adoptée en 1979 par le gouvernement chinois) ;
• l’écriture des caractères simplifiés ;
• la langue écrite, qui possède une organisation propre, différente de la langue orale ;
• les caractères non simplifiés ;
• la langue classique employée à l’écrit jusqu’au début du XXe siècle et sa structure spécifique.
L’unité fondamentale de la langue est le sinogramme composé de plusieurs symboles, auquel correspond une syllabe et ne connaissant aucune variation morphologique. Le chinois courant requiert la connaissance d’environ 5000 sinogrammes, mais la langue écrite nécessite la connaissance d’un nombre beaucoup plus élevé. La totalité des sinogrammes s’élève, selon les estimations, de 40000 à 60000. La grammaire chinoise est récente, d’inspiration occidentale et pour l’essentiel cantonnée au domaine de la recherche en linguistique. Certaines catégories grammaticales de base (sujet, prédicat, complément, phrase simple, phrase complexe) sont enseignées à l’école comme support de l’analyse et de la compréhension des textes, mais, selon le Programme national d’enseignement de la langue, elles ne doivent en aucun cas faire l’objet d’une évaluation non plus que d’une systématisation. Le chinois étant une langue isolante, les procédés d’apprentissage impliquent des méthodes radicalement différentes de celles des langues agglutinantes et flexionnelles (ou synthétiques). Les mots restent invariables, quelle que soit leur position syntaxique. Par conséquent, il n’y a aucune nécessité de connaître des règles générales pour les appliquer ensuite à des cas particuliers. Les questions syntaxiques ne sont pas abordées dans leur globalité comme nous avons l’habitude de le faire en français lorsque, par exemple nous étudions « la proposition subordonnée relative » en classe de 4e afin d’être en mesure de se référer de manière autonome à telle leçon particulière en cas de difficulté ou d’oubli. L’apprentissage du chinois ne nécessite donc ni Bled, ni Bescherelle, ni table des contenus grammaticaux dans le livre de classe, car c’est l’ordre des mots ou la présence de certains marqueurs qui assument la fonction d’indiquer les relations qu’entretiennent entre elles les différentes composantes de la phrase. L’observation de chaque occurrence lexicale ou syntaxique est donc particulière, semblant ne jamais se rattacher à aucune autre, et l’écolier chinois fait l’apprentissage non pas des règles, mais des particularités de la langue. Les différences de typologie morphologique entre ces langues impliquent des écarts symboliques : dans des langues flexionnelles, comme le français ou l’allemand par exemple, la grammaire est souvent conçue comme l’intelligence de la langue. Elle est un système de règles, connu et appliqué en conscience, dans une construction peu à peu rendue autonome de la langue personnelle. En chinois, c’est la lecture des textes anciens qui procure la nécessaire réflexion sur la langue, grâce à la compréhension de l’origine du lexique et de son emploi diachronique. Mais avant de parvenir à lire ces textes classiques, il faut apprendre séparément toutes les occurrences particulières des mots, dans un considérable effort de mémorisation. Cet apprentissage long et complexe se poursuit jusqu’à la fin du lycée (au bac, ou gao kao, 20 % de la note globale sont attribués au contrôle de la correction syntaxique et lexicale). L’apprentissage progressif de locutions figées permet alors de fixer certains emplois. Les outils favorisés sont des dictionnaires d’expressions, proches de cahiers de rhétorique. L’élève doit faire l’apprentissage de ces expressions destinées à exprimer tous les sentiments humains, toutes les formes de descriptions physiques et psychologiques, afin de pouvoir les employer dans un contexte congruent. La structure même de la langue implique que la part de l’apprentissage par cœur soit plus importante que la part d’analyse. »
Source : L'enseignement du Yu Wen en Chine : cours de langue et vecteur idéologique ? Amélie Mendez, Carrefours de l'éducation, vol. hs 2, no. 4, 2011, pp. 211-227.
Pour aller plus loin :
- Des préjugés sur l'apprentissage de la lecture, J. Downing
- Aux sources de l'écriture 3. La Chine, lexpress.fr
- Le système éducatif chinois, Kechao Xing
Bonne journée.
En Chine, l’apprentissage des caractères se poursuit tout au long de la scolarité pour aboutir à la maîtrise de l’essentiel des caractères les plus couramment utilisés :
«
Dans une langue alphabétique, on sait lire dès que l’on maîtrise l’alphabet et son code, c’est-à-dire les relations entre phonie et graphie qui lui sont propres. C’est le cas en France, où normalement l’enfant est capable au bout de deux ans de déchiffrer n’importe quel texte, même si, par manque de connaissances ou de maturité, il n’en comprend pas forcément le sens. En Chine, la plupart des gens savent reconnaître au moins une centaine de caractères. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils sachent lire. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture n’y est jamais achevé, il reste toujours de nouveaux caractères à découvrir, et l’on risque toujours d’en rencontrer un que l’on ne connaît pas. Il s’agit d’un savoir cumulatif. Un enfant chinois ne peut lire que des ouvrages très simples qui lui sont destinés, il ne connaît pas suffisamment de caractères pour pouvoir déchiffrer la littérature pour adulte. Si l’on demande à un Chinois combien de temps il faut à un enfant pour savoir lire, la question est pour lui incompréhensible. Il pourra penser que l’on veut parler du pinyin, et répondra alors en un ou deux mois ; il faudra alors préciser la question. Parents et enseignants considèrent qu’à partir de la troisième année d’école primaire, les enfants sont capables de lire seuls des livres qui leur sont destinés.
En juin 1950, une directive du Congrès du peuple sur l’éducation des adultes définit le fait de savoir lire comme la capacité à lire et à utiliser mille caractères. Par la suite, ce seuil a été augmenté à mille cinq cents, puis à deux mille. Ceux qui connaissent moins de trois cents caractères sont considérés comme des illettrés, entre trois cents et deux mille ce sont des semi-lettrés. Toutefois, savoir deux mille caractères ne fait pas d’un Chinois un lettré, mais simplement quelqu’un qui sait à peu près manier la langue écrite pour des documents simples, utiles dans la vie quotidienne. D’après E. Rawski, un lettré au sens classique du terme saurait aujourd’hui neuf mille caractères environ. Très peu de Chinois correspondent à cette définition et sont capables de lire et d’écrire des textes complexes. Selon le ministère de l’Éducation nationale,
[…]
Des caractères d’écriture figuratifs et très anciens
L’écriture chinoise est composée de milliers de caractères qui, en chinois classique, correspondent chacun à un mot d’une syllabe. De nos jours, chaque caractère correspond toujours à une syllabe et à un morphème, mais de nombreux mots sont composés de plusieurs caractères. Chaque caractère est formé d’un certain nombre de traits, qui se tracent dans un ordre et un sens précis. Les traits de base sont en nombre limité — on considère en général qu’il y en a une quinzaine — et portent chacun un nom. La prononciation d’un caractère peut varier selon les lieux et les époques, de même que les différents sens qui y sont rattachés peuvent évoluer ou se diversifier, mais le caractère lui-même ne change pas, hormis par les simplifications. C’est pour cette raison que l’écriture chinoise permet d’écrire toutes les langues chinoises ; un Pékinois et un Cantonais peuvent lire le même journal, ils ne prononceront pas les caractères de la même façon, mais tous deux comprendront. Cependant, contrairement à ce qu’à cru Leibniz, les caractères ne constituent pas une algèbre et ne peuvent servir d’écriture universelle. Ils permettent d’écrire les langues chinoises, car celles-ci possèdent une structure identique et ne connaissent pas les flexions grammaticales. Chaque caractère est donc associé, dans une langue donnée, à un son, même s’il a un sens commun à toutes les langues. Il existe également des systèmes de transcription phonétique du chinois : ce sont le pinyin adopté en 1958 en RPC et le zhuyin fuhao à Taiwan, qui permettent d’écrire tous les phonèmes de la langue chinoise officielle, ou mandarin. Cette langue, fondée sur la prononciation de Pékin, est appelée « langue commune » (putonghua) en Chine continentale et « langue nationale » (guoyu) à Taiwan. De nos jours, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture commence, en RPC comme à Taiwan, par celui du système de transcription (pinyin ou zhuyin fuhao), ce qui signifie en même temps apprendre la prononciation de la langue officielle, car c’est dans cette langue que les enfants devront lire les caractères. À Pékin, cet enseignement ne dure que cinq semaines, mais dans les régions où la prononciation locale diffère de celle de la capitale, cela prend, en toute logique, plus de temps. Je ne m’attarderai pas ici sur les effets de l’adoption de ces transcriptions dans l’évolution des méthodes pédagogiques, et me contenterai de souligner que leur rôle fondamental est de permettre aux enfants d’associer chaque caractère à un son, l’important étant que ce soit celui de la langue officielle. Je préfère m’intéresser aux caractères à proprement parler, et à l’image qu’on en donne à travers la façon dont ils sont enseignés.
Les enfants apprennent les caractères en en suivant la structure, c’est-à-dire en les décomposant trait à trait. À Pékin, les premiers qu’ils tracent sont les chiffres de un à dix, ce qui leur permet de connaître immédiatement neuf des traits de base. Dans le mois qui suit, ils apprennent les autres traits de base, au fur et à mesure qu’ils apparaissent dans les caractères. Par la suite, à chaque fois qu’ils en rencontrent un nouveau, l’enseignant leur fait prononcer à haute voix le nom des traits qu’ils sont en train de tracer. Les enfants en viennent ainsi à considérer le caractère comme un ensemble de traits que l’on peut décomposer. Le deuxième élément structurel est la clé : en général partie haute ou partie gauche du caractère, elle donne une indication d’ordre sémantique. Dès que des caractères composés sont introduits, les enfants apprennent à en reconnaître la clé ou, inversement, à les définir oralement par leur clé. À ce sujet, mon observation diffère de celles de certains auteurs selon lesquels, en première année, les enfants considèrent les caractères comme un tout inanalysable, les clés n’étant pas expliquées avant la troisième année. Les pratiques pédagogiques que j’ai observées semblent au contraire mettre l’accent sur les propriétés morphologiques, la structure des caractères, et peut-être cherche-t-on ainsi à démontrer aux enfants la logique de l’écriture chinoise.
Cependant, l’enseignement des clés, qui permet d’accéder plus facilement au sens, est lié à une autre pratique utilisée par les enseignants dans le même but. Il s’agit de l’accentuation du côté figuratif des caractères. D’après J. P. Drège, à l’époque impériale les enfants commençaient par apprendre des caractères choisis parmi les deux premiers des six types de caractères définis par Xu Shen, l’auteur du Shuowen jiezi, c’est-à-dire des idéogrammes et des pictogrammes simples. C’est toujours le cas aujourd’hui puisque, après les chiffres, sont enseignés les idéogrammes les plus facilement compréhensibles ; par exemple, partie II, leçon 3 : dessus (shang 上), milieu (zhong 中), dessous (xia 下). Il est en effet relativement simple d’expliquer que, pour le caractère signifiant « dessus », on trace un trait vertical et un petit trait horizontal au-dessus du grand trait horizontal, alors que pour celui qui veut dire « dessous », les traits se trouvent en dessous de la barre horizontale. Quant au caractère qui signifie milieu, le trait vertical coupe en son milieu un carré. Après ces idéogrammes, viennent les pictogrammes les plus reconnaissables ; ainsi, partie II, leçons 4 et 5 : soleil (ri 日), lune (yue 月), eau (shui 水), feu (huo 火), montagne (shan 山), pierre (shi 石) ; champ (tian 田), terre (tu 土), puits (jing 井). L’enseignant a même recours aux graphies archaïques, données dans le manuel, pour bien montrer la ressemblance entre chaque pictogramme et ce qu’il représente. Par la suite, les graphies archaïques ne figurent plus dans le livre, mais l’enseignant décide parfois lui-même d’avoir recours à l’« étymologie », c’est-à-dire ici l’analyse et l’explication du sens originel des caractères. Par exemple, le premier des deux caractères qui permettent d’écrire « corbeau », le wu 乌 de wuya 乌鸦, s’écrit de la même façon que le caractère qui signifie et représente (dessine) un oiseau, niao 鸟, avec toutefois un point en moins. Les enfants apprennent que le point représente l’œil de l’oiseau, et que les corbeaux étant tout noirs — les plumes comme les yeux —, wu 乌 s’écrit sans œil (sans point), puisqu’on ne peut distinguer un œil noir sur du noir.
Recours à l’« étymologie » et apprentissage des clés ont pour objet d’aider les enfants à mémoriser le sens des caractères, en leur procurant des moyens mnémotechniques qui leur permettent d’associer immédiatement un caractère à son sens. Certains caractères, les idéophonogrammes, comportent une partie donnant une indication sur leur prononciation, mais ceci n’est pas expliqué aux enfants, l’accent n’étant jamais mis sur l’aspect phonétique des caractères. Seules les transcriptions permettent aux enfants d’accéder au son. Les enseignants semblent toujours vouloir accentuer le côté figuratif des caractères pour en faciliter la mémorisation, mais on peut se demander si cela n’a pas d’autres conséquences.
Ces méthodes nous donnent en effet des indications sur l’image de l’écriture chinoise que l’on cherche à transmettre aux élèves. L’accentuation du côté figuratif des caractères permet tout d’abord de transmettre une certaine conception de l’écriture. Les enseignants montrent ainsi que les caractères ne sont pas des signes arbitraires, mais plutôt, selon les termes de M. Granet, les « emblèmes » de ce qu’ils désignent, et qu’ils sont « exactement adéquats aux réalités qu’ils notent ou suscitent ». Le recours aux graphies archaïques, à l’« étymologie », permet également aux enfants d’assimiler cette conception de l’écriture, tout en appréhendant son ancienneté et donc la valeur de leur civilisation, indissociable de cette écriture puisqu’elle y trouve sa source. Les méthodes employées illustrent parfaitement la phrase de M. Granet :
L’écriture figurative tend à retenir quelque chose de la valeur étymologique. Mais peu importe qu’en fait elle retienne ou non le sens premier ; peu importe que la reconstruction étymologique soit imaginaire ou exacte : l’essentiel est que les graphies procurent le sentiment que les notions demeurent attachées à de véritables emblèmes (Granet [1934] 1999 : 50-51).
Par ces méthodes, les enfants apprennent donc que leur écriture est figurative, et très ancienne. »
Source : Devenir chinois en apprenant à lire et à écrire, Gladys Chicharro
L’apprentissage de la langue en Chine est appelé « Yu Wen » :
« Une discipline ambiguë
L’enseignement du chinois est pris en charge dans le cours de Yu Wen , une discipline instituée par le gouvernement communiste en 1950 comme « médium pédagogique des œuvres en langue classique et moderne » qui a en outre pour objectif de véhiculer la culture. Le nom complet de cette discipline, composé de deux notions accolées et contractées en deux caractères est ambigu. Le grand dictionnaire de la langue chinoise en propose deux explications : on peut y lire soit une contraction de langue orale et écriture soit une contraction de langue et littérature. L’expression peut encore être interprétée comme signifiant langue et texte ou encore langue et culture. Il faut mettre cette ambiguïté en lien avec ses origines historiques. Le mouvement d’opposition à la langue classique du 4 mai 1919 qui milite pour l’utilisation de la langue orale dans la littérature va être à l’origine de l’apparition de la langue commune à l’école. Le cours de « langue orale et langue écrite » est né de ces grands bouleversements dans les années trente. Depuis, se côtoient les textes classiques et les textes modernes, sans pour autant que la littérature ait une place centrale, car l’école n’est pas « le lieu de formation de quelques artistes ou poètes ». Les textes ont donc une fonction de transmission de la langue écrite, principal objectif de l’école puisque c’est cette langue qui unifie le pays. Ils doivent aussi être le support de l’acquisition de la langue orale, transmettre de la culture, et, dans une certaine mesure, de la littérature. La définition de cette discipline dans le Grand dictionnaire d’enseignement du Yu Wen comme : « outil fondamental de base qui communique de la culture », associe les dimensions linguistiques et culturelles.
Pour saisir la complexité de la définition théorique du cours de Yu Wen, et les conséquences pédagogiques qui en résultent, il faut en passer par une présentation rapide du système de la langue chinoise.
La correction de la langue
La maîtrise de la langue chinoise à l’école représente un objectif qui n’est pas des plus simples à atteindre, car elle englobe l’apprentissage de différentes sphères de langue :
• la langue orale, ou plutôt les langues orales, dont les prononciations et les structures varient d’une ville à l’autre, et que l’école a pour but d’uniformiser ;
• le pinyin (transcription phonétique en écriture latine des sons du chinois adoptée en 1979 par le gouvernement chinois) ;
• l’écriture des caractères simplifiés ;
• la langue écrite, qui possède une organisation propre, différente de la langue orale ;
• les caractères non simplifiés ;
• la langue classique employée à l’écrit jusqu’au début du XXe siècle et sa structure spécifique.
L’unité fondamentale de la langue est le sinogramme composé de plusieurs symboles, auquel correspond une syllabe et ne connaissant aucune variation morphologique. Le chinois courant requiert la connaissance d’environ 5000 sinogrammes, mais la langue écrite nécessite la connaissance d’un nombre beaucoup plus élevé. La totalité des sinogrammes s’élève, selon les estimations, de 40000 à 60000. La grammaire chinoise est récente, d’inspiration occidentale et pour l’essentiel cantonnée au domaine de la recherche en linguistique. Certaines catégories grammaticales de base (sujet, prédicat, complément, phrase simple, phrase complexe) sont enseignées à l’école comme support de l’analyse et de la compréhension des textes, mais, selon le Programme national d’enseignement de la langue, elles ne doivent en aucun cas faire l’objet d’une évaluation non plus que d’une systématisation. Le chinois étant une langue isolante, les procédés d’apprentissage impliquent des méthodes radicalement différentes de celles des langues agglutinantes et flexionnelles (ou synthétiques). Les mots restent invariables, quelle que soit leur position syntaxique. Par conséquent, il n’y a aucune nécessité de connaître des règles générales pour les appliquer ensuite à des cas particuliers. Les questions syntaxiques ne sont pas abordées dans leur globalité comme nous avons l’habitude de le faire en français lorsque, par exemple nous étudions « la proposition subordonnée relative » en classe de 4e afin d’être en mesure de se référer de manière autonome à telle leçon particulière en cas de difficulté ou d’oubli. L’apprentissage du chinois ne nécessite donc ni Bled, ni Bescherelle, ni table des contenus grammaticaux dans le livre de classe, car c’est l’ordre des mots ou la présence de certains marqueurs qui assument la fonction d’indiquer les relations qu’entretiennent entre elles les différentes composantes de la phrase. L’observation de chaque occurrence lexicale ou syntaxique est donc particulière, semblant ne jamais se rattacher à aucune autre, et l’écolier chinois fait l’apprentissage non pas des règles, mais des particularités de la langue. Les différences de typologie morphologique entre ces langues impliquent des écarts symboliques : dans des langues flexionnelles, comme le français ou l’allemand par exemple, la grammaire est souvent conçue comme l’intelligence de la langue. Elle est un système de règles, connu et appliqué en conscience, dans une construction peu à peu rendue autonome de la langue personnelle. En chinois, c’est la lecture des textes anciens qui procure la nécessaire réflexion sur la langue, grâce à la compréhension de l’origine du lexique et de son emploi diachronique. Mais avant de parvenir à lire ces textes classiques, il faut apprendre séparément toutes les occurrences particulières des mots, dans un considérable effort de mémorisation. Cet apprentissage long et complexe se poursuit jusqu’à la fin du lycée (au bac, ou gao kao, 20 % de la note globale sont attribués au contrôle de la correction syntaxique et lexicale). L’apprentissage progressif de locutions figées permet alors de fixer certains emplois. Les outils favorisés sont des dictionnaires d’expressions, proches de cahiers de rhétorique. L’élève doit faire l’apprentissage de ces expressions destinées à exprimer tous les sentiments humains, toutes les formes de descriptions physiques et psychologiques, afin de pouvoir les employer dans un contexte congruent. La structure même de la langue implique que la part de l’apprentissage par cœur soit plus importante que la part d’analyse. »
Source : L'enseignement du Yu Wen en Chine : cours de langue et vecteur idéologique ? Amélie Mendez, Carrefours de l'éducation, vol. hs 2, no. 4, 2011, pp. 211-227.
- Des préjugés sur l'apprentissage de la lecture, J. Downing
- Aux sources de l'écriture 3. La Chine, lexpress.fr
- Le système éducatif chinois, Kechao Xing
Bonne journée.
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