Question d'origine :
Bonjour,
Je cherche des références sur la question de l'héritage dans l'histoire de la pensée, c'est à dire sur la question de savoir comment une pensée se transmet par delà les générations, et comment nous en héritons. Qu'est ce qu'implique un tel héritage ? En est-on nécessairement amenés à le dévoyer ?
Je vous remercie.
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 02/02/2019 à 10h48
Bonjour,
Vaste question que la vôtre, qui nécessiterait de bien longs développements pour envisager rigoureusement des termes aussi vertigineux que « pensée » et « transmission ». Nous vous proposons quelques éléments bibliographiques pour vous permettre de creuser cet immense sujet.
Dans Eloge de la transmission, Georges Steiner, répondant à Cécile Ladjali, analyse ainsi ce processus, nous introduisant à sa complexité : « Lorsque vous dites “transmis à travers les générations”, vous soulevez un point capital. Il n’est pas si facile de comprendre comment s’opère la transmission et pourquoi les textes millénaires n’ont rien perdu, pour certains, de leur provocation et de leur vitalité, de leur puissance de choc […]. Que veut dire classique ? Cela signifie un texte strictement inépuisable. On le relit, on le redit, on le réinterprète, et tout à coup, il est presque toujours nouveau. Et cela dans un sens pas du tout métaphorique. Ce n’est pas simulé, c’est une expérience quasi physiologique, le choc du déjà-vu qui est tout à fait nouveau […]. On reprend un grand moment de Dante, d’Homère, de Shakespeare, de Racine, et on se dit : « mais oui, je connais ça par cœur », et je ne connais pas du tout ; je n’avais pas compris. Cette puissance du renouveau est une des définitions du classique. Et aussi ce qui survit à la bêtise de l’interprétation, à la mauvaise traduction… ».
Un ouvrage bien complet sur la question est celui du docteur en sciences cognitives Olivier Morin, Comment les traditions naissent et meurent : la transmission culturelle : « Pas de culture sans tradition et sans transmission. Comment s’opère cette dernière ? Est-il sûr qu’elle s’effectue seulement des anciens aux plus jeunes, fidèlement, automatiquement, en bloc, comme on l’a longtemps estimé ? ».
Vous pourrez notamment y consulter le chapitre sur la « théorie des chaînes de diffusion ». L’auteur y affirme : « Pour qu’une tradition occupe une échelle importante (de temps ou d’espace), il lui faut l’une des deux choses : une population où la démographie, les institutions et les techniques font en sorte que la plupart des individus puissent communiquer avec une partie non négligeable de la population (c’est l’accessibilité), et sa propre capacité à susciter autour d’elle l’envie de le reproduire et de l’adopter (ce sont ses attraits) ».
La revue de sociologie Empan propose dans son numéro 51 de 2003 un article de deux psychologues spécialistes de l’interculturel, intitulé « la transmission culturelle ». Ils interrogent la transmission à partir de l’individu. Ce dernier « ne se présente pas comme un simple contenant culturel, soumis à une enculturation toute-puissante, ne pouvant échapper aux déterminations de sa « nature culturelle » (Cuche, 2002), comme le pensaient les culturalistes. L’individu ne fait pas que recevoir l’empreinte culturelle de son groupe. Au contraire, il manipule et réinterprète cet héritage à partir de ses expériences personnelles, sa personnalité et son statut. À travers sa propre dynamique, sa créativité, ses représentations, ses croyances, le sujet contribue à modifier son environnement culturel par le jeu incessant de ses constructions actives et interactives avec les autres membres de son entourage. L’idée essentielle qui fonde cette approche est que la culture ne peut être dissociée des individus qui la font vivre et se structurent à travers elle (Vinsonneau, 2002). C’est dans ce rapport dialectique culture/individu, culture/psychisme que doit être pensée la transmission culturelle. On se démarque là d’une conception figée d’une culture-produit, immanente et immuable, occultant les conflits présents à tous les niveaux (intergroupaux, interindividuels et intrapsychique) ».
Dans cette perspective, il est structurellement inévitable que la culture, ou une « pensée » pour reprendre vos termes, subisse des déformations.
Nous vous recommandons enfin le travail de Régis Debray qui, avec la discipline qu’il a contribué à fonder, la médiologie, entend étudier « l’homme qui transmet ». Selon lui, la transmission serait véritablement le propre de l’homme. En outre, il rappelle que si notre espèce est en capacité d’accumuler de la culture, de la connaissance, du savoir, « cumulatif ne veut pas dire continu. L’héritage ne s’identifie pas à un mécanisme d’entassement patrimonial. Il est fait, bien sûr, de rupture et des rejets explicites (de l’Antiquité païenne par le christianisme, du Moyen Age par la Renaissance, de l’Ancien Régime par la Révolution…). De même que la marche est un enchaînement de ruptures rattrapées in extremis […], toute lignée collective est une spirale d’inventions, détournements, réinterprétations, réaffectations, parfois destructions violentes – le contraire d’un fleuve tranquille »
Vous pourriez lire son Introduction à la médiologie (que nous venons de citer) ou consulter sa revue Medium (anciennement les Cahiers de médiologie) qui traite largement, à partir d’exemples divers, de ces questions.
Pour aller plus loin :
- Hériter, et après ? Sous la direction de Jean Birnbaum. Ce livre regroupe les contributions de divers penseurs (musicologues, philosophe, historien, etc.) autour de cette thématique de l’héritage, étudiée à travers des illustrations concrètes (héritage judéo-chrétien, héritage antique…).
Vous pourriez aussi vous pencher sur la transmission à une échelle plus réduite, au sein de la famille :
- Transmission familiale et interculturelle : ruptures, aménagements, création, sous la direction de Zohra Guerraoui, Odile Reveyrand-Coulon.
- La transmission psychique : parents et enfants, de Didier Houzel.
Bonnes lectures !
Vaste question que la vôtre, qui nécessiterait de bien longs développements pour envisager rigoureusement des termes aussi vertigineux que « pensée » et « transmission ». Nous vous proposons quelques éléments bibliographiques pour vous permettre de creuser cet immense sujet.
Dans Eloge de la transmission, Georges Steiner, répondant à Cécile Ladjali, analyse ainsi ce processus, nous introduisant à sa complexité : « Lorsque vous dites “transmis à travers les générations”, vous soulevez un point capital. Il n’est pas si facile de comprendre comment s’opère la transmission et pourquoi les textes millénaires n’ont rien perdu, pour certains, de leur provocation et de leur vitalité, de leur puissance de choc […]. Que veut dire classique ? Cela signifie un texte strictement inépuisable. On le relit, on le redit, on le réinterprète, et tout à coup, il est presque toujours nouveau. Et cela dans un sens pas du tout métaphorique. Ce n’est pas simulé, c’est une expérience quasi physiologique, le choc du déjà-vu qui est tout à fait nouveau […]. On reprend un grand moment de Dante, d’Homère, de Shakespeare, de Racine, et on se dit : « mais oui, je connais ça par cœur », et je ne connais pas du tout ; je n’avais pas compris. Cette puissance du renouveau est une des définitions du classique. Et aussi ce qui survit à la bêtise de l’interprétation, à la mauvaise traduction… ».
Un ouvrage bien complet sur la question est celui du docteur en sciences cognitives Olivier Morin, Comment les traditions naissent et meurent : la transmission culturelle : « Pas de culture sans tradition et sans transmission. Comment s’opère cette dernière ? Est-il sûr qu’elle s’effectue seulement des anciens aux plus jeunes, fidèlement, automatiquement, en bloc, comme on l’a longtemps estimé ? ».
Vous pourrez notamment y consulter le chapitre sur la « théorie des chaînes de diffusion ». L’auteur y affirme : « Pour qu’une tradition occupe une échelle importante (de temps ou d’espace), il lui faut l’une des deux choses : une population où la démographie, les institutions et les techniques font en sorte que la plupart des individus puissent communiquer avec une partie non négligeable de la population (c’est l’accessibilité), et sa propre capacité à susciter autour d’elle l’envie de le reproduire et de l’adopter (ce sont ses attraits) ».
La revue de sociologie Empan propose dans son numéro 51 de 2003 un article de deux psychologues spécialistes de l’interculturel, intitulé « la transmission culturelle ». Ils interrogent la transmission à partir de l’individu. Ce dernier « ne se présente pas comme un simple contenant culturel, soumis à une enculturation toute-puissante, ne pouvant échapper aux déterminations de sa « nature culturelle » (Cuche, 2002), comme le pensaient les culturalistes. L’individu ne fait pas que recevoir l’empreinte culturelle de son groupe. Au contraire, il manipule et réinterprète cet héritage à partir de ses expériences personnelles, sa personnalité et son statut. À travers sa propre dynamique, sa créativité, ses représentations, ses croyances, le sujet contribue à modifier son environnement culturel par le jeu incessant de ses constructions actives et interactives avec les autres membres de son entourage. L’idée essentielle qui fonde cette approche est que la culture ne peut être dissociée des individus qui la font vivre et se structurent à travers elle (Vinsonneau, 2002). C’est dans ce rapport dialectique culture/individu, culture/psychisme que doit être pensée la transmission culturelle. On se démarque là d’une conception figée d’une culture-produit, immanente et immuable, occultant les conflits présents à tous les niveaux (intergroupaux, interindividuels et intrapsychique) ».
Dans cette perspective, il est structurellement inévitable que la culture, ou une « pensée » pour reprendre vos termes, subisse des déformations.
Nous vous recommandons enfin le travail de Régis Debray qui, avec la discipline qu’il a contribué à fonder, la médiologie, entend étudier « l’homme qui transmet ». Selon lui, la transmission serait véritablement le propre de l’homme. En outre, il rappelle que si notre espèce est en capacité d’accumuler de la culture, de la connaissance, du savoir, « cumulatif ne veut pas dire continu. L’héritage ne s’identifie pas à un mécanisme d’entassement patrimonial. Il est fait, bien sûr, de rupture et des rejets explicites (de l’Antiquité païenne par le christianisme, du Moyen Age par la Renaissance, de l’Ancien Régime par la Révolution…). De même que la marche est un enchaînement de ruptures rattrapées in extremis […], toute lignée collective est une spirale d’inventions, détournements, réinterprétations, réaffectations, parfois destructions violentes – le contraire d’un fleuve tranquille »
Vous pourriez lire son Introduction à la médiologie (que nous venons de citer) ou consulter sa revue Medium (anciennement les Cahiers de médiologie) qui traite largement, à partir d’exemples divers, de ces questions.
Pour aller plus loin :
- Hériter, et après ? Sous la direction de Jean Birnbaum. Ce livre regroupe les contributions de divers penseurs (musicologues, philosophe, historien, etc.) autour de cette thématique de l’héritage, étudiée à travers des illustrations concrètes (héritage judéo-chrétien, héritage antique…).
Vous pourriez aussi vous pencher sur la transmission à une échelle plus réduite, au sein de la famille :
- Transmission familiale et interculturelle : ruptures, aménagements, création, sous la direction de Zohra Guerraoui, Odile Reveyrand-Coulon.
- La transmission psychique : parents et enfants, de Didier Houzel.
Bonnes lectures !
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