Question d'origine :
Bonjour Cher Guichet,
[...] cependant le génie des lettres a t-il détruit le génie politique [...] [de César] dont les Commentaires sont le désespoir des historiens ?
nous confie Chateaubriand au Tome 2 des Mémoires d'outre-tombe (page 2145 de la collection quarto Gallimard) :
Cette affirmation a t-elle fait l'objet d'études historiques ?
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 08/10/2018 à 13h53
Bonjour,
Nous ne savons pas exactement ce que Chateaubriand entend par « désespoir des historiens », mais en tout cas que, dans le passage des Mémoires d’outre-tombe que vous citez, ce n’est pas le legs de César en tant qu’historien qui est mis en question, mais son œuvre en tant qu’homme d’état. Et encore, sans vraiment douter de sa grandeur, puisqu’il le cite en point d’orgue d’une énumération de grands personnages s’étant illustrés dans les lettres comme dans la politique, de Solon et Périclès à Cicéron.
En ce qui concerne la qualité du travail d’historien de César, il faut l’aborder triplement avec précaution : d’abord parce que « l’historien antique n’est pas un chercheur scientifique, c’est d’abord un écrivain. […] C’est depuis le XIXe siècle seulement que l’histoire est une discipline scientifique qui tend à se donner pour seule tâche d’analyser le passer, non de le raconter. […] l’historien moderne envisage le passé comme une collection de documents, qu’il doit examiner comme les pièces d’un puzzle rationnel. […] L’homme antique ignore cette conception de la vérité historique. lorsqu’il entreprend d’écrire l’histoire, il traite du passé en conteur. Cela ne signifie pas qu’il omet de s’interroger sur la réalité des faits et des événements ; mais les critères de cette réalité sont simples : le témoignage concordant des auteurs qui l’ont précédé, la persistance d’une tradition orale solide, la vraisemblance des actes et des personnages, tels sont pour l’historien antique les gages de la vérité. »
(Source : Les Genres littéraires à Rome / [Livre] / René Martin, Jacques Gaillard)
Ensuite, il faut remarquer que César n’a lui-même jamais rangé ses Commentaires dans le genre historique : d’après le même ouvrage, « Si l’on traduit strictement commentarius, il s’agit d’un « aide-mémoire », une sorte de « carnet de route », où les événements sont notés, paradoxalement, sans commentaires au sens moderne du mot. […] Un matériau pour les historiens futurs, et non une œuvre d’histoire. » Bien sûr, le texte, malgré sa sécheresse, n’est pas exempt d’une attention marquée aux données ethnologiques et géographique n’est pas absente, ni du « souci de montrer l’enchaînement des faits et d’expliquer l’évolution des situations », mais c’est justement cet aspect « à chaud » et cette économie de moyen (clarté et concision admirées même par l’ennemi Cicéron, absence de longues digressions et de lyrisme), qui fera son originalité et son succès.
Enfin, restons conscients du fait que les Commentaires de César, ont été écrits… pour assurer la gloire militaire et politique de César :
« Faut-il admettre que César, dont on connaît par ailleurs l’habileté politique, et qui se signale, dans le 1er siècle, comme le seul prétendant au pouvoir absolu qui ait su estimer à son juste poids l’importance de la propagande organisée, se soit abstenu de déformer la vérité pour influencer l’opinion en sa faveur ? Soucieux de ne pas être oublié de la classe politique romaine, lors d’un interminable commandement qui le tenait éloigné du sénat, César a très bien pu composer ses Commentaires […] comme autant de « bulletins de santé destinés à l’opinion […]. César, en diffusant ce texte, prépare sa candidature au consulat, en jetant dans la balance sa gloire de conquérant des Gaules. »
Cependant, malgré leur spécificité, les Commentaires regorgent de procédés empruntés au genre historique tel qu’il était pratique à l’époque. D’après l’historien Olivier Devillers, l’autopromotion de César ne fait qu’y gagner en force :
« Il est évident pour tout lecteur que [César] est le personnage majeur, celui dont le nom, tel un slogan, revient le plus régulièrement dans le récit (à 775 reprises, plus d’une fois sur deux en position de sujet !). Cette mise en avant est même parfois abusive, dans la mesure où, à l’occasion, il n’hésite pas à s’attribuer les mérites de ses lieutenants ou de ses ingénieurs. Apparaître de la sorte en héros – et, qui plus est, en héros positif – de campagnes militaires suffisamment significatives pour que leur soient réservées des monographies ne peut qu’être porté à sa gloire. […]Parallèlement, en renonçant au « je », il estompe la confusion entre auteur et acteur et se met en position à la fois de livrer sur ses propres actions un regard qui puisse être reçu comme extérieur et de déployer les ressources d’une technique d’écriture persuasive, empreinte de rhétorique. Cette écriture elle-même – et l’on en revient à la notion de genre – est davantage propre à l’histoire (opus oratorium, comme l’écrit Cicéron) qu’à la biographie, dont les racines sont à chercher dans l’érudition.
Cette technique a été tout particulièrement étudiée par Michel Rambaud dans un ouvrage, qu’il n’est pas illégitime de qualifier de fondateur, paru en 1952 et intitulé L’Art de la déformation historique dans les Commentaires de César. […]
Un acquis de cette étude est, paradoxalement, l’exactitude matérielle globale du récit césarien. La « déformation » est d’autant plus efficace qu’elle se greffe sur une trame véridique, ce que rend en outre nécessaire, dans le cas de César, l’existence d’un nombre élevé de témoins qui auraient beau jeu de le contredire s’il forgeait une invention trop manifeste. Dans ce sens, la déformation se loge de préférence non dans l’énoncé des données factuelles (les cas d’exagérations du nombre d’adversaires ou de prisonniers existent bien sûr, mais ils ne sont pas les plus fréquents et ressortissent à une pratique rhétorique familière au lecteur), mais plus précisément dans l’explication qui est donnée aux faits, conformément à un souci de la causalité historique. […]»
(Source : journals.openedition.org)
D’une manière générale, toutes les sources que nous avons pu consulter s’accordent à dire que l’histoire, selon César, est d’abord une manière d’ordonner des faits dans un but de propagande personnelle ; et sur ce plan-là, ce fut une grande réussite, sa prise de pouvoir, son crédit auprès du peuple, ainsi que le fait qu’il soit devenu de son vivant un auteur classique en attestent.
Pour compléter votre approche de la vie et de l’ œuvre de César, voici quelques portraits à travers les âges :
Vies des douze Césars. 1 [Livre] : César : Auguste / Suétone ; texte établi et traduit par Henri Ailloud
César chef de guerre [Livre] : César stratège et tacticien / Yann Le Bohec
Précis des guerres de César [Livre] / Napoléon Bonaparte
L'Art de la déformation historique dans les Commentaires de César [Livre] / Michel Rambaud
Jules César [Livre] / Jérôme Carcopino ; édition revue et augmentée avec la collaboration de Pierre Grimal ;
Jules César [Livre] / Robert Etienne
Et, bien sûr, les œuvres de César lui-même.
Bonne lectures.
Nous ne savons pas exactement ce que Chateaubriand entend par « désespoir des historiens », mais en tout cas que, dans le passage des Mémoires d’outre-tombe que vous citez, ce n’est pas le legs de César en tant qu’historien qui est mis en question, mais son œuvre en tant qu’homme d’état. Et encore, sans vraiment douter de sa grandeur, puisqu’il le cite en point d’orgue d’une énumération de grands personnages s’étant illustrés dans les lettres comme dans la politique, de Solon et Périclès à Cicéron.
En ce qui concerne la qualité du travail d’historien de César, il faut l’aborder triplement avec précaution : d’abord parce que «
(Source : Les Genres littéraires à Rome / [Livre] / René Martin, Jacques Gaillard)
Ensuite, il faut remarquer que César n’a lui-même jamais rangé ses Commentaires dans le genre historique : d’après le même ouvrage, « Si l’on traduit strictement commentarius, il s’agit d’un « aide-mémoire », une sorte de « carnet de route », où les événements sont notés, paradoxalement, sans commentaires au sens moderne du mot. […]
Enfin, restons conscients du fait que les Commentaires de César, ont été écrits… pour assurer la gloire militaire et politique de César :
« Faut-il admettre que César, dont on connaît par ailleurs l’habileté politique, et qui se signale, dans le 1er siècle, comme le seul prétendant au pouvoir absolu qui ait su estimer à son juste poids l’importance de la propagande organisée, se soit abstenu de déformer la vérité pour influencer l’opinion en sa faveur ? Soucieux de ne pas être oublié de la classe politique romaine, lors d’un interminable commandement qui le tenait éloigné du sénat, César a très bien pu composer ses Commentaires […] comme autant de « bulletins de santé destinés à l’opinion […].
Cependant, malgré leur spécificité, les Commentaires regorgent de procédés empruntés au genre historique tel qu’il était pratique à l’époque. D’après l’historien Olivier Devillers, l’autopromotion de César ne fait qu’y gagner en force :
« Il est évident pour tout lecteur que [César] est le personnage majeur, celui dont le nom, tel un slogan, revient le plus régulièrement dans le récit (à 775 reprises, plus d’une fois sur deux en position de sujet !). Cette mise en avant est même parfois abusive, dans la mesure où, à l’occasion, il n’hésite pas à s’attribuer les mérites de ses lieutenants ou de ses ingénieurs. Apparaître de la sorte en héros – et, qui plus est, en héros positif – de campagnes militaires suffisamment significatives pour que leur soient réservées des monographies ne peut qu’être porté à sa gloire. […]Parallèlement, en renonçant au « je », il estompe la confusion entre auteur et acteur et se met en position à la fois de livrer sur ses propres actions un regard qui puisse être reçu comme extérieur et de déployer les ressources d’une technique d’écriture persuasive, empreinte de rhétorique. Cette écriture elle-même – et l’on en revient à la notion de genre – est davantage propre à l’histoire (opus oratorium, comme l’écrit Cicéron) qu’à la biographie, dont les racines sont à chercher dans l’érudition.
Cette technique a été tout particulièrement étudiée par Michel Rambaud dans un ouvrage, qu’il n’est pas illégitime de qualifier de fondateur, paru en 1952 et intitulé L’Art de la déformation historique dans les Commentaires de César. […]
Un acquis de cette étude est, paradoxalement, l’exactitude matérielle globale du récit césarien. La « déformation » est d’autant plus efficace qu’elle se greffe sur une trame véridique, ce que rend en outre nécessaire, dans le cas de César, l’existence d’un nombre élevé de témoins qui auraient beau jeu de le contredire s’il forgeait une invention trop manifeste. Dans ce sens, la déformation se loge de préférence non dans l’énoncé des données factuelles (les cas d’exagérations du nombre d’adversaires ou de prisonniers existent bien sûr, mais ils ne sont pas les plus fréquents et ressortissent à une pratique rhétorique familière au lecteur), mais plus précisément dans l’explication qui est donnée aux faits, conformément à un souci de la causalité historique. […]»
(Source : journals.openedition.org)
D’une manière générale, toutes les sources que nous avons pu consulter s’accordent à dire que l’histoire, selon César, est d’abord une manière d’ordonner des faits dans un but de propagande personnelle ; et sur ce plan-là, ce fut une grande réussite, sa prise de pouvoir, son crédit auprès du peuple, ainsi que le fait qu’il soit devenu de son vivant un auteur classique en attestent.
Pour compléter votre approche de la vie et de l’ œuvre de César, voici quelques portraits à travers les âges :
Vies des douze Césars. 1 [Livre] : César : Auguste / Suétone ; texte établi et traduit par Henri Ailloud
César chef de guerre [Livre] : César stratège et tacticien / Yann Le Bohec
Précis des guerres de César [Livre] / Napoléon Bonaparte
L'Art de la déformation historique dans les Commentaires de César [Livre] / Michel Rambaud
Jules César [Livre] / Jérôme Carcopino ; édition revue et augmentée avec la collaboration de Pierre Grimal ;
Jules César [Livre] / Robert Etienne
Et, bien sûr, les œuvres de César lui-même.
Bonne lectures.
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