Question d'origine :
Bonjour,
Quelles sont les spécificités de la traduction de la littérature jeunesse par rapport à la traduction pour un autre public ? Les techniques de traduction changent-elles aussi selon les genres littéraires ?
Bonne semaine à vous.
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 05/09/2018 à 13h53
Bonjour,
Nous avons de la chance, les traducteurs sont des gens passionnés et certains d’entre eux partagent volontiers leur expérience.
Rose-Marie Vassallo, traductrice entre autres de la série Les Orphelins Baudelaire, dans un entretien lisible sur le site lamareauxmots.com, répond précisément à votre question :
« Je suis chez moi dans les deux mondes. Différences ? Aucune. Et des tas.
Aucune, parce que c’est vraiment le même métier. Des tas, trop pour les détailler ici, mais toutes jaillies d’une même réalité :en littérature jeunesse, le lecteur est plus présent, la responsabilité du traducteur plus grande, les doutes multipliés par dix. Le jeune lecteur étant un être en construction, la première règle est de ne pas lui nuire. Cela vaut pour les textes à accepter de traduire (niet, au moindre doute déontologique) comme pour la langue qu’on lui fournit (niet niet niet au bêtifiant, au démago, aux petits pots pour bébés, au bannissement des mots et constructions jugées trop compliquées – même si ces derniers sont bien sûr à doser, de peur d’asphyxier).
Autre différence : en littérature jeunesse, sauf exception, on broie moins de noir. Plus confortable pour le traducteur, qui macère des jours et des semaines dans ce qu’il traduit. »
Ce souci du lecteur est développé par Bernard Friot dans un numéro de 2003 de la revue Le Français aujourd’hui, consultable sur cairn.info : une des spécificités de la traduction pour la jeunesse est la nécessité d’adapter l’univers du livre original au lecteur, de manière à lui rendre accessible un univers de référence par définition étranger – mais avec suffisamment de subtilité pour ne pas anéantir complètement l’étrangeté du texte, m’un des buts de la traduction littéraire étant de faire de l’expérience de lecture une voie d’accès à l’ailleurs. Mais de nombreux problèmes se posent :
« En principe, la traduction devrait s’adresser à un public équivalent (notamment par l’âge) et présenter le même niveau de difficulté de lecture et le même niveau d’intérêt que l’original. Mais le lecteur du texte traduit a rarement le même bagage culturel que le lecteur du texte source. Les références historiques, géographiques, tout comme les faits de la vie quotidienne peuvent interférer dans la lecture pour constituer une sorte de « brouillage » accentuant la distance entre texte et lecteur. »
Il faut ajouter à cela car les traducteurs, adultes, ont tendance à plaquer leurs propres conceptions pédagogiques sur ce qu’ils croient être les niveaux de compréhension des jeunes lecteurs. Quitte à, parfois, dénaturer le texte original :
« C’est une tentation fréquente, en littérature de jeunesse, de surinterpréter un texte, car le lecteur adulte cherche un « message » central, attend une visée didactique. »
Quand il ne s’agit pas carrément de censure : ainsi, l’auteur rappelle que le personnage de Pipi Langstrump (« Pipi longues chaussettes »), avait perdu l’essentiel de sa dimension subversive en devenant Fifi Brindacier et en passant du suédois au français – la traductrice et l’éditeur de l’époque considérant que le lectorat, ou les parents de celui-ci, n’était pas prêt à accueillir une héroïne frondeuse.
Un tel exemple souligne « un problème spécifique de la traduction de la littérature pour la jeunesse, «une littérature au carrefour de la littérature, de l’éducation et du divertissement » : les textes sont difficilement interprétables isolément, ils doivent être replacés dans leur contexte. Leur lecture est en partie programmée par la place qu’ils tiennent dans un ensemble. Chaque texte est lu en intertextualité, à l’aide de schémas d’interprétation élaborés lors de lectures précédentes. Traduire un livre, c’est donc aussi le transporter d’une culture à une autre, et la traduction la plus fidèle ne peut empêcher que la réception d’un texte est sensiblement différente d’un pays à l’autre. »
Ces problèmes influent sur les « techniques de traduction ». Celles-ci dépendent évidemment du genre littéraire abordé, mais surtout de l’écriture du texte d’origine. Voir la réflexion de Vassallo sur l’épineuse question de la traduction des noms de personnages, ou plus généralement, ou ce paragraphe sur la difficulté à adapter les références culturelles à un public qui n’a évidemment pas la même culture que soi :
« Les références culturelles sont en effet LA grande question. En principe, on doit les préserver coûte que coûte : l’idée est de faire voyager le lecteur, pas le texte. Mais il peut se présenter des cas de conscience, lorsque telle référence n’a aucune chance d’être comprise, par exemple, ou pis, qu’elle risque d’être interprétée de travers. En ce cas, soit on aménage une toute petite explication, discrète, dans le texte même, soit on recherche dans la culture source une référence équivalente ou proche. Même tactique lorsqu’un nom propre important dans le texte se prête à mauvais jeu de mots ou sonne vraiment trop mal : on en recherche un autre, plus acceptable, dans la culture source (avec consultation de l’auteur, de préférence – pas question de lui imposer un substitut qui lui donnerait des boutons). Enfin, le dernier cas de figure est celui des textes de haute fantaisie, situés hors du monde réel, avec noms propres signifiants, notamment. Là, tout est à soupeser à l’aune de la perte de saveur et de l’aplatissement, l’un et l’autre inacceptables. Certains noms propres demanderont qu’on imagine un substitut aussi goûteux, aux mêmes connotations, si possible pas trop franco-français, ou à l’inverse résolument français, particulièrement pour les noms de lieux, fort du raisonnement qu’après tout certains se traduisent, London en Londres, Brussels en Bruxelles, etc. »
Un genre particulièrement épineux est celui de l’album illustré. Il est abordé par Denise Escarpit dans document consultable sur nvl-larevue.fr, assorti d’un constat très pessimiste :
« [les albums] sont basés sur le jeu verbal – jeux sur les mots, jeux avec les mots, jeux de mots – l’écart linguistique est plus difficile à combler. »
Denise Escarpit met ainsi en garde contre une traduction « à la chaîne », initiée par des éditeurs peu scrupuleux, allant jusqu’à faire appel à des traducteurs peu familiers de l’univers de l’auteur, voire avec la langue du livre ! Avec souvent un effort de « françisation » du propos, et une (trop) grande liberté prise avec l’œuvre d’origine – sans que l’auteur ait son mot à dire.
C’est que l’édition jeunesse, selon Bernard Friot, fonctionne moins par auteurs que par collections :
« Le classement en collections, par exemple, continue à organiser la production pour la jeunesse, selon des thématiques ou des classes d’âge. On sait que les jeunes lecteurs choisissent un livre au moins autant en fonction de la collection à laquelle il appartient qu’en fonction de son auteur. On lit un « Cascade » ou un « Chair de Poule » avant de lire un « Marie-Aude Murail » ou un « Jean-Paul Nozière ». »
Un certain manque de considération est mis en exergue par les traducteurs, qu’ils partagent avec les auteurs jeunesse eux-mêmes : ainsi Bernard Friot remarque en préambule de son article que sur les couvertures des romans jeunesse traduits, n’apparaissent ni le nom du traducteur, ni même… le fait que le livre soit une traduction.
Et cette différence avec les traducteurs de littérature dite « générale » s’accompagne d’un traitement également différent sur le plan de la rémunération : une réponse précédente nous avait ainsi appris que les traducteurs de littérature « adulte », certes précaires, touchaient une rémunération au feuillet ou au mot. Selon Rose-Marie Vassallo, rien de tout ça dans l’édition jeunesse. Le traducteur perçoit un pourcentage sur les ventes variant de 0,5 à 1 € pour chaque exemplaire… alors que, selon la Société des gens de lettres (sgdl.org), le taux de rémunération des auteurs de littérature générale « est le plus souvent comprise entre 8 % et 10 % » !
Bonne journée.
Nous avons de la chance, les traducteurs sont des gens passionnés et certains d’entre eux partagent volontiers leur expérience.
Rose-Marie Vassallo, traductrice entre autres de la série Les Orphelins Baudelaire, dans un entretien lisible sur le site lamareauxmots.com, répond précisément à votre question :
« Je suis chez moi dans les deux mondes. Différences ? Aucune. Et des tas.
Aucune, parce que c’est vraiment le même métier. Des tas, trop pour les détailler ici, mais toutes jaillies d’une même réalité :
Autre différence : en littérature jeunesse, sauf exception, on broie moins de noir. Plus confortable pour le traducteur, qui macère des jours et des semaines dans ce qu’il traduit. »
Ce souci du lecteur est développé par Bernard Friot dans un numéro de 2003 de la revue Le Français aujourd’hui, consultable sur cairn.info : une des spécificités de la traduction pour la jeunesse est la nécessité d’adapter l’univers du livre original au lecteur, de manière à lui rendre accessible un univers de référence par définition étranger – mais avec suffisamment de subtilité pour ne pas anéantir complètement l’étrangeté du texte, m’un des buts de la traduction littéraire étant de faire de l’expérience de lecture une voie d’accès à l’ailleurs. Mais de nombreux problèmes se posent :
« En principe, la traduction devrait s’adresser à un public équivalent (notamment par l’âge) et présenter le même niveau de difficulté de lecture et le même niveau d’intérêt que l’original. Mais le lecteur du texte traduit a rarement le même bagage culturel que le lecteur du texte source. Les références historiques, géographiques, tout comme les faits de la vie quotidienne peuvent interférer dans la lecture pour constituer une sorte de « brouillage » accentuant la distance entre texte et lecteur. »
Il faut ajouter à cela car les traducteurs, adultes, ont tendance à plaquer leurs propres conceptions pédagogiques sur ce qu’ils croient être les niveaux de compréhension des jeunes lecteurs. Quitte à, parfois, dénaturer le texte original :
« C’est une tentation fréquente, en littérature de jeunesse, de surinterpréter un texte, car le lecteur adulte cherche un « message » central, attend une visée didactique. »
Quand il ne s’agit pas carrément de censure : ainsi, l’auteur rappelle que le personnage de Pipi Langstrump (« Pipi longues chaussettes »), avait perdu l’essentiel de sa dimension subversive en devenant Fifi Brindacier et en passant du suédois au français – la traductrice et l’éditeur de l’époque considérant que le lectorat, ou les parents de celui-ci, n’était pas prêt à accueillir une héroïne frondeuse.
Un tel exemple souligne « un problème spécifique de la traduction de la littérature pour la jeunesse, «
Ces problèmes influent sur les « techniques de traduction ». Celles-ci dépendent évidemment du genre littéraire abordé, mais surtout de l’écriture du texte d’origine. Voir la réflexion de Vassallo sur l’épineuse question de la traduction des noms de personnages, ou plus généralement, ou ce paragraphe sur la difficulté à adapter les références culturelles à un public qui n’a évidemment pas la même culture que soi :
« Les références culturelles sont en effet LA grande question. En principe, on doit les préserver coûte que coûte : l’idée est de faire voyager le lecteur, pas le texte. Mais il peut se présenter des cas de conscience, lorsque telle référence n’a aucune chance d’être comprise, par exemple, ou pis, qu’elle risque d’être interprétée de travers. En ce cas, soit on aménage une toute petite explication, discrète, dans le texte même, soit on recherche dans la culture source une référence équivalente ou proche. Même tactique lorsqu’un nom propre important dans le texte se prête à mauvais jeu de mots ou sonne vraiment trop mal : on en recherche un autre, plus acceptable, dans la culture source (avec consultation de l’auteur, de préférence – pas question de lui imposer un substitut qui lui donnerait des boutons). Enfin, le dernier cas de figure est celui des textes de haute fantaisie, situés hors du monde réel, avec noms propres signifiants, notamment. Là, tout est à soupeser à l’aune de la perte de saveur et de l’aplatissement, l’un et l’autre inacceptables. Certains noms propres demanderont qu’on imagine un substitut aussi goûteux, aux mêmes connotations, si possible pas trop franco-français, ou à l’inverse résolument français, particulièrement pour les noms de lieux, fort du raisonnement qu’après tout certains se traduisent, London en Londres, Brussels en Bruxelles, etc. »
Un genre particulièrement épineux est celui de l’album illustré. Il est abordé par Denise Escarpit dans document consultable sur nvl-larevue.fr, assorti d’un constat très pessimiste :
« [les albums] sont basés sur le jeu verbal – jeux sur les mots, jeux avec les mots, jeux de mots – l’écart linguistique est plus difficile à combler. »
Denise Escarpit met ainsi en garde contre une traduction « à la chaîne », initiée par des éditeurs peu scrupuleux, allant jusqu’à faire appel à des traducteurs peu familiers de l’univers de l’auteur, voire avec la langue du livre ! Avec souvent un effort de « françisation » du propos, et une (trop) grande liberté prise avec l’œuvre d’origine – sans que l’auteur ait son mot à dire.
C’est que l’édition jeunesse, selon Bernard Friot, fonctionne moins par auteurs que par collections :
« Le classement en collections, par exemple, continue à organiser la production pour la jeunesse, selon des thématiques ou des classes d’âge. On sait que les jeunes lecteurs choisissent un livre au moins autant en fonction de la collection à laquelle il appartient qu’en fonction de son auteur. On lit un « Cascade » ou un « Chair de Poule » avant de lire un « Marie-Aude Murail » ou un « Jean-Paul Nozière ». »
Un certain manque de considération est mis en exergue par les traducteurs, qu’ils partagent avec les auteurs jeunesse eux-mêmes : ainsi Bernard Friot remarque en préambule de son article que sur les couvertures des romans jeunesse traduits, n’apparaissent ni le nom du traducteur, ni même… le fait que le livre soit une traduction.
Et cette différence avec les traducteurs de littérature dite « générale » s’accompagne d’un traitement également différent sur le plan de la rémunération : une réponse précédente nous avait ainsi appris que les traducteurs de littérature « adulte », certes précaires, touchaient une rémunération au feuillet ou au mot. Selon Rose-Marie Vassallo, rien de tout ça dans l’édition jeunesse. Le traducteur perçoit un pourcentage sur les ventes variant de 0,5 à 1 € pour chaque exemplaire… alors que, selon la Société des gens de lettres (sgdl.org), le taux de rémunération des auteurs de littérature générale « est le plus souvent comprise entre 8 % et 10 % » !
Bonne journée.
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