Question d'origine :
Le régime de l'indigénat (qui n'est pas un "code" puisque ce sont des arrêtés épars qui fixaient les règles gouvernant le peuple appelé "indigène", "canaque") en Nouvelle-Calédonie a été décrété en 1887 et aboli en 1946.
Quelles règles le constituent ? Et, pendant la même période, quelles ont été les incitations tacites, à la fois des missionnaires et du pouvoir colonial, qui ont mené à l'abandon des traditions locales (chambranles, habitat traditionnel, disparition des langues pwapwâ de Voh et sîchë de Moindou) ?
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 03/09/2018 à 14h58
Bonjour,
Le régime de l’indigénat a été imposé par étapes dans l’empire colonial français :
« Connu sous le nom de Code de l’indigénat, c’est un ensemble juridique et réglementaire répressif à l’encontre des seuls indigènes, appliqué par l’administration en violation du principe fondamental de séparation des pouvoirs. Il prévoit des sanctions collectives, autre violation des principes du droit métropolitain. […] Institué d’abord lors de la conquête de l’Algérie, codifié par Bugeaud en 1844, puis par la loi du 28 juin 1881, il prévoit des « infractions spéciales aux indigènes ».
Ce régime est étendu […] en Nouvelle-Calédonie et au Sénégal en 1887 […].
Sont considérés comme infraction spéciale en Nouvelle-Calédonie : « la désobéissance aux ordres ; la présence hors de son arrondissement sans pouvoir justifier d’une autorisation régulière ; le port d’armes canaques dans les localités habitées par les Européens ; la pratique de la sorcellerie, ou accusation de ces mêmes pratiques portées par les indigènes les uns contre les autres ; la présence dans des cabarets ou débits de boisson ; la nudité sur les routes ou dans les centres européens ; la présence chez les Européens sans leur autorisation ; le débroussaillage au moyen du feu ; le trouble de l’ordre ou du travail dans des habitations, ateliers, chantiers, fabriques ou magasins ; la circulation dans les rues de la ville et ses faubourgs après huit heures du soir ; le fait de troubler l’ordre dans les rues de la ville de Nouméa et des centres de l’intérieur. »
(Source : Dictionnaire de la colonisation française [Livre] / sous la direction de Claude Liauzu)
La liste de ces infractions n’est pas fermée, comme l’explique un article d’Emmanuelle Saada dans un numéro de la revue Genèses :
« Ainsi en Nouvelle-Calédonie, la liste initiale des dix infractions spéciales aux indigènes établie en 1887 est-elle progressivement complétée dans ce sens : en 1915, de nouveaux articles viennent punir « tout acte irrespectueux, offensant vis-à-vis d’un représentant de l’autorité, ou la tenue de discours public dans le but d’affaiblir le respect dû à l’autorité française ». On peut d’ailleurs noter que c’est l’impératif catégorique du prestige de l’administrateur qui avait été avancé pour justifier l’existence d’un régime disciplinaire spécifique aux indigènes, qui élimine les contraintes imposées par la procédure judiciaire :
« Dans un pays où il n’existe pas de citoyens dans la population indigène, mais seulement des sujets, où la langue et les mœurs sont différentes des nôtres, il est essentiel que le représentant du gouvernement soit toujours investi d’un pouvoir propre et personnel qui assure l’efficacité de ses ordres et l’action visible de notre souveraineté. Si, pour la moindre infraction aux règlements de police, il est obligé d’avoir recours à un magistrat qui rend la justice à son heure, il ne tarde pas à perdre tout prestige et toute autorité sur le peuple conquis ». »
(Source : cairn.info)
A ces mesures, s’ajoutent un impôt de capitation, l’obligation de vivre en réserves, des réquisitions de main d’œuvre.
Il est à noter que le régime de l’indigénat ne légifère que les rapports des populations « indigènes » avec les colons blancs – dans les autres aspects de leur vie, les populations locales sont soumises à un droit coutumier contrôler. Mais surtout, un pouvoir de justice quasi illimité est donné aux administrateurs coloniaux – ce qui ne manque pas de donner lieu, automatiquement, à des abus.
Concernant la disparition des langues locales, l’article de la linguiste Françoise Roche, La communauté linguistique kanak en Nouvelle-Calédonie entre passé et avenir (2015, consultable sur journals.openedition.org), résume :
« Après l'annexion par la France en 1853, et très rapidement, les langues kanak ont fait l'objet d'interdictions multiples : dès 1863, entre autres par souci laïque et républicain et par idéologie unilinguiste, un décret du gouverneur Guillain interdisait l'enseignement dans les langues d'origine, pratiqué notamment dans les écoles des missions aussi bien catholiques que protestantes, et l'utilisation de ces langues « jusque dans les cours d'école (Moyse-Faurie 2014) ». « Mais l'interdiction d'utiliser les langues locales dans les écoles dut être réaffirmée plusieurs fois tant elle était difficile à mettre en place (Barnèche 2005, 27) ». Et en 1921, un arrêté interdisait les langues kanak de publication, avec une tolérance pour les écrits religieux (Sam 2008, 395-396). Il s'agissait de contrer l'influence des églises et d'affirmer le statut francophone de la Nouvelle-Calédonie contre les missionnaires de la London Missionary Society (responsables de l'évangélisation protestante, notamment sur les Îles Loyautés, jusqu'en 1891, ils furent ensuite remplacés par la Société des Missions Évangéliques de Paris) et dans un environnement régional dans le Pacifique sud majoritairement anglophone. Ainsi, pour l'autorité coloniale, c'était l'application de la politique de l'hexagone à savoir l'unification nationale par l'unité linguistique. C'est dans cette perspective que furent prises la majorité des décisions discriminatoires à l'encontre des langues locales considérées comme un frein au développement, à l'évolution des indigènes […]. »
Les mesures coercitives ne sont pas la seule raison de la menace qui pèse sur beaucoup de langues locales : la concentration progressive de la population dans la ville de Nouméa tend à renforcer l’usage du français comme langue véhiculaire.
Mais l’auteur rappelle que les langues autochtones de Nouvelle-Calédonie, même menacées, restent néanmoins d’une grande vitalité : la plupart des langues recensées au moment de la colonisation sont encore pratiquées aujourd’hui :
« Ainsi, la langue sishë (province sud) était déjà donné comme en voie de disparition par Maurice Leenhardt, au début du vingtième siècle, dont il n'avait trouvé que dix-huit locuteurs. Un siècle plus tard, cette langue est toujours parlée par une vingtaine de personnes et fait l'objet d'études linguistiques (INALCO, ALK). « Les nombreuses langues de Nouvelle-Calédonie (28) sont parlées par des populations minuscules et sont en concurrence avec le français, leur disparition semble inéluctable. Pourtant, certaines refleurissent encore (Jacqueline de La Fontinelle 2014) ».
Voici quelques article et ouvrages pour continuer votre recherche sur le déclin et les retours aux traditions locales :
- L'évolution de l'habitat indigène en Nouvelle-Calédonie de 1843 à nos jours (article)
- Histoire de la Nouvelle-Calédonie [Livre] : nouvelles approches, nouveaux objets / Frédéric Angleviel
- Kanak [Livre] : l'art est une parole
Bonne journée.
Le régime de l’indigénat a été imposé par étapes dans l’empire colonial français :
« Connu sous le nom de Code de l’indigénat, c’est un ensemble juridique et réglementaire répressif à l’encontre des seuls indigènes, appliqué par l’administration en violation du principe fondamental de séparation des pouvoirs. Il prévoit des sanctions collectives, autre violation des principes du droit métropolitain. […] Institué d’abord lors de la conquête de l’Algérie, codifié par Bugeaud en 1844, puis par la loi du 28 juin 1881, il prévoit des « infractions spéciales aux indigènes ».
Ce régime est étendu […] en Nouvelle-Calédonie et au Sénégal en 1887 […].
Sont considérés comme infraction spéciale en Nouvelle-Calédonie : « la désobéissance aux ordres ; la présence hors de son arrondissement sans pouvoir justifier d’une autorisation régulière ; le port d’armes canaques dans les localités habitées par les Européens ; la pratique de la sorcellerie, ou accusation de ces mêmes pratiques portées par les indigènes les uns contre les autres ; la présence dans des cabarets ou débits de boisson ; la nudité sur les routes ou dans les centres européens ; la présence chez les Européens sans leur autorisation ; le débroussaillage au moyen du feu ; le trouble de l’ordre ou du travail dans des habitations, ateliers, chantiers, fabriques ou magasins ; la circulation dans les rues de la ville et ses faubourgs après huit heures du soir ; le fait de troubler l’ordre dans les rues de la ville de Nouméa et des centres de l’intérieur. »
(Source : Dictionnaire de la colonisation française [Livre] / sous la direction de Claude Liauzu)
La liste de ces infractions n’est pas fermée, comme l’explique un article d’Emmanuelle Saada dans un numéro de la revue Genèses :
« Ainsi en Nouvelle-Calédonie, la liste initiale des dix infractions spéciales aux indigènes établie en 1887 est-elle progressivement complétée dans ce sens : en 1915, de nouveaux articles viennent punir « tout acte irrespectueux, offensant vis-à-vis d’un représentant de l’autorité, ou la tenue de discours public dans le but d’affaiblir le respect dû à l’autorité française ». On peut d’ailleurs noter que c’est l’impératif catégorique du prestige de l’administrateur qui avait été avancé pour justifier l’existence d’un régime disciplinaire spécifique aux indigènes, qui élimine les contraintes imposées par la procédure judiciaire :
« Dans un pays où il n’existe pas de citoyens dans la population indigène, mais seulement des sujets, où la langue et les mœurs sont différentes des nôtres, il est essentiel que le représentant du gouvernement soit toujours investi d’un pouvoir propre et personnel qui assure l’efficacité de ses ordres et l’action visible de notre souveraineté. Si, pour la moindre infraction aux règlements de police, il est obligé d’avoir recours à un magistrat qui rend la justice à son heure, il ne tarde pas à perdre tout prestige et toute autorité sur le peuple conquis ». »
(Source : cairn.info)
A ces mesures, s’ajoutent un impôt de capitation, l’obligation de vivre en réserves, des réquisitions de main d’œuvre.
Il est à noter que le régime de l’indigénat ne légifère que les rapports des populations « indigènes » avec les colons blancs – dans les autres aspects de leur vie, les populations locales sont soumises à un droit coutumier contrôler. Mais surtout, un pouvoir de justice quasi illimité est donné aux administrateurs coloniaux – ce qui ne manque pas de donner lieu, automatiquement, à des abus.
Concernant la disparition des langues locales, l’article de la linguiste Françoise Roche, La communauté linguistique kanak en Nouvelle-Calédonie entre passé et avenir (2015, consultable sur journals.openedition.org), résume :
« Après l'annexion par la France en 1853, et très rapidement, les langues kanak ont fait l'objet d'interdictions multiples : dès 1863, entre autres par souci laïque et républicain et par idéologie unilinguiste, un décret du gouverneur Guillain interdisait l'enseignement dans les langues d'origine, pratiqué notamment dans les écoles des missions aussi bien catholiques que protestantes, et l'utilisation de ces langues « jusque dans les cours d'école (Moyse-Faurie 2014) ». « Mais l'interdiction d'utiliser les langues locales dans les écoles dut être réaffirmée plusieurs fois tant elle était difficile à mettre en place (Barnèche 2005, 27) ». Et en 1921, un arrêté interdisait les langues kanak de publication, avec une tolérance pour les écrits religieux (Sam 2008, 395-396). Il s'agissait de contrer l'influence des églises et d'affirmer le statut francophone de la Nouvelle-Calédonie contre les missionnaires de la London Missionary Society (responsables de l'évangélisation protestante, notamment sur les Îles Loyautés, jusqu'en 1891, ils furent ensuite remplacés par la Société des Missions Évangéliques de Paris) et dans un environnement régional dans le Pacifique sud majoritairement anglophone. Ainsi, pour l'autorité coloniale, c'était l'application de la politique de l'hexagone à savoir l'unification nationale par l'unité linguistique. C'est dans cette perspective que furent prises la majorité des décisions discriminatoires à l'encontre des langues locales considérées comme un frein au développement, à l'évolution des indigènes […]. »
Les mesures coercitives ne sont pas la seule raison de la menace qui pèse sur beaucoup de langues locales : la concentration progressive de la population dans la ville de Nouméa tend à renforcer l’usage du français comme langue véhiculaire.
Mais l’auteur rappelle que les langues autochtones de Nouvelle-Calédonie, même menacées, restent néanmoins d’une grande vitalité : la plupart des langues recensées au moment de la colonisation sont encore pratiquées aujourd’hui :
« Ainsi, la langue sishë (province sud) était déjà donné comme en voie de disparition par Maurice Leenhardt, au début du vingtième siècle, dont il n'avait trouvé que dix-huit locuteurs. Un siècle plus tard, cette langue est toujours parlée par une vingtaine de personnes et fait l'objet d'études linguistiques (INALCO, ALK). « Les nombreuses langues de Nouvelle-Calédonie (28) sont parlées par des populations minuscules et sont en concurrence avec le français, leur disparition semble inéluctable. Pourtant, certaines refleurissent encore (Jacqueline de La Fontinelle 2014) ».
Voici quelques article et ouvrages pour continuer votre recherche sur le déclin et les retours aux traditions locales :
- L'évolution de l'habitat indigène en Nouvelle-Calédonie de 1843 à nos jours (article)
- Histoire de la Nouvelle-Calédonie [Livre] : nouvelles approches, nouveaux objets / Frédéric Angleviel
- Kanak [Livre] : l'art est une parole
Bonne journée.
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