Question d'origine :
Bonjour,
J'aimerais en savoir plus sur la machine inventée par Raymond Lulle. Existe-t-il des simulations qui permettent de voir comment elle fonctionne ? Et le type de raisonnements qu'elle peut générer ? Les textes que j'ai lus à son sujet sont assez imprécis.
Merci d'avance !!
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 26/04/2018 à 16h05
Bonjour,
Si l’on en croit André Morazzani, l'Ars Magna est « une sorte de machine à penser, qui fait songer un peu à nos cerveaux électroniques modernes. L'outillage est évidemment rudimentaire et archaïque, en comparaison de ces derniers ; il consiste en une série de cercles concentriques et de tableaux, agencée de telle façon que le raisonnement syllogistique devienne inutile, étant remplacé par un système combinatoire de convenances et de contradictions entre les termes simples inscrits sur les tableaux ou sur les cercles.
Bien évidemment, cet appareil logique n'a de valeur que si les points de départ sont incontestables et si les convenances ou contradictions sont judicieusement définies ; et surtout il ne peut convaincre que celui qui admet les mêmes vérités premières que son auteur. Or ceci, notons-le, était à peu près le cas au moyen-âge, qu'il s'agit d'Arabes, de Juifs ou de Chrétiens. Tous croyaient à une harmonie universelle entre la nature et son Créateur, dont elle est l'image, la structure du monde reflétant la structure de Dieu ; que l'ensemble de la Création et de son Auteur constitue un tout, dont Dieu et ses attributs sont la clef de voûte. Ce seront les attributs de Dieu, au nombre de neuf, qui figureront au premier cercle concentrique constituant l'outillage. » (André Morazzani, Raymond Lulle, le Docteur illuminé, Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°2, juin 1963. pp. 190-208)
Les neuf dignités ou attributs divins sont la bonté, la grandeur, l’éternité, la puissance, la sagesse, la volonté, la vertu, la vérité et la gloire représentées par les lettres BCDEFGHIK.
« A ceux d'entre vous qui trouveraient saugrenue la prétention de Raymond Lulle, faisons constater qu'Aristote croyait lui aussi à la possibilité de combiner tous les termes simples pour aboutir à des propositions complexes ; il en fut de même des Arabes. Et après Lulle, bien d'illustres philosophes ont eu le même gigantesque dessein : Guillaume d'Occam, Raymond de Sebonde, Giordano Bruno. Descartes — avant le « poêle » et le Cogito — fut tenté de demander à Raymond Lulle ses secrets.
Leibniz cite fréquemment l’Ars Magna, en adopte le principe, — quoi d'étonnant chez ce partisan de l'Harmonie préétablie ? Il découvre même ce que Lulle n'avait pas trouvé : la fameuse « Analyse combinatoire » que l'on enseigne encore dans nos classes de Mathématiques Supérieures. Il faut reconnaître qu'après Leibniz et Malebranche, l’Ars Magna tombe en discrédit. L'Abbé Racine, au XVIIIe siècle, auteur d'une histoire ecclésiastique, n'a pour lui et son inventeur que du mépris. Quant à l'auteur anonyme de l'article sur Raymond Lulle du Larousse du XIXe siècle, écrit en pleine époque rationaliste et scientiste, il déclare que Raymond Lulle appartient à la « nécrologie de la pensée » ! » (op. cit.)
Voici ce que l’on peut trouver dans la biographie de Raymond Lulle par Hugues Didier au sujet de « l’Art ».
« Le but de l’Art est de trouver et de démontrer la vérité […] Trouver et démontrer la vérité ? En un certain sens, c’est inutile, c’est déjà fait, puisque le dogme catholique est vérité. L’Art se donne à la fois comme instrument apologétique sans faille, puisque totalement rationnel, et comme Livre absolu, « Christ mis en livre », le Verbe divin « inscripturé », selon la révélation advenue sur le mont Randa, afin de faire pièce au Coran.
Titanesque ambition inséparablement philosophique, théologique et mystique, que Lulle ne pouvait atteindre : d’où l’éternel recommencement de l’Art […] Démontrer tout le dogme catholique en n’employant que des arguments de raison est une bien téméraire entreprise à laquelle Thomas d’Aquin s’est refusé.
Démesure : comment relier tout à tout, penser à la fois l’Etre dans son unité et les êtres dans leur pluralité ? Comment munir l’esprit d’une fonction universelle ? C’est à dire faire en sorte qu’elle soit infailliblement illuminée « par la lumière de la souveraine Sagesse » ? Relier tout à tout : c’est la raison pour laquelle l’Art « est toujours un art combinatoire ».
Art combinatoire, c’est-à-dire qu'une lettre ou un ensemble de lettres représente chaque terme ou chaque notion. Les lettres sont disposées sur des tableaux quadrangulaires ou sur des cercles. Vu depuis le XIIIe siècle, c’était vraiment futuriste. Car cela revenait à dire à des hommes qui, pour tout équipement informatique, n’avaient que des plumes d’oie et des parchemins : cliquez sur B, vous obtiendrez tous les aspects de la Bonté divine, ainsi que tous ses effets dans le monde. Cliquez sur F et vous saurez tout sur la Sagesse divine. En confrontant ces tableaux et plus encore en faisant tourner ces cercles, on établit des connexions logiques qui sont censées par Lulle s’imposer comme des évidences. Impossible d’avancer dans ce qui peut sembler un labyrinthe sans établir des symboles algébriques, ou groupes de lettres, ou cases, grâce auxquelles l’intelligence découvrira d’infaillibles « raisons nécessaires », de poser un nombre immense de questions et d’en résoudre autant.
L’avantage de ce système : établir des équivalences logiques entre groupes de lettres qui ne sont qu’une manière abrégée d’énoncer des propositions, faciles à manier et faciles à mémoriser. Cliquez ! Cliquez ! Son inconvénient : le souci de la symétrie crée des cases ou des catégories vides, ou conduit à énoncer des questions qui peuvent sembler oiseuses.
Ainsi peut-on produire ce syllogisme : « Soit B, C, D obtenus en plaçant les lettres de la périphérie au centre. B représentant la Bonté divine, absolue, et D l’éternité, en essayant toutes les lettres du cercle médian prises comme principes divins, je trouve que C, la Grandeur, est celle qui convient le mieux. Considérant C, la Grandeur, comme moyen, j’aurai en mettant en syllogisme : la Bonté divine est une avec la Grandeur divine ; or, la Grandeur divine est éternelle, donc la Bonté divine est éternelle. »
Quelques éléments biographiques autour de l’Art de Lulle :
« Il visite Paris entre 1287 et 1289 où il explique, à l’Université de Paris, les fondements de son Art. Pourtant, sa doctrine, qui propose d’unifier la connaissance, le savoir naturel et le surnaturel, heurte de plein fouet l’averroïsme qui régnait à l’université. Pendant son séjour parisien, Lulle écrit un autre ouvrage pédagogique, une sorte de roman initiatique, Félix ou Le Livre des Merveilles.
Il rentre à Montpellier en 1289, et décide d’écrire un ouvrage plus simple sur son Art. Il fait de nouveau de profondes expériences mystiques, que l’on retrouve dans L’Arbre de la philosophie de l’Amour. Il voyage en Italie en 1290 et appuie les mouvements réformistes de l’Eglise. Trois ans plus tard, âgé de soixante ans, il s’embarque pour la Tunisie, où il a l’espoir de convertir les Musulmans en employant les raisons nécessaires contenues dans son Art. Après plusieurs débats entretenus avec des théologiens musulmans, il est incarcéré et finalement expulsé et embarqué dans un navire génois. Il passe les années qui suivent à sensibiliser les papes et les souverains sur le besoin de mener à bien son œuvre de persuasion parmi les infidèles musulmans. Il voyage à Rome, à Paris, où il enseigne à nouveau à l’Université. En 1307, âgé de 75 ans, Lulle s’embarque à nouveau vers l’Afrique du Nord, où il tente de convaincre les hiérarchies musulmanes de la bonté du christianisme, au moyen de son Art. Emprisonné et condamné à mort, il est sauvé par des marchands catalans et de nouveau expulsé vers l’Italie. Il continue d’écrire intensément. Il enseigne de nouveau à Paris entre 1309 et 1311, où il ne cesse de combattre les doctrines de l’averroïsme. »
Les philosophes médiévaux : Raymond Lulle (1232-1316)
Voir aussi :
Armand Llinares, Raymond Lulle, Philosophe de l’action, Presses universitaires de France, 1963, pp. 202-206
Il n'y a pas à notre connaissance de simulation de l'Ars Magna, mais vous trouverez ici un parallèle avec l’intelligence artificielle que nous connaissons aujourd'hui :
https://www.industrie-techno.com/intell ... lles.40218
Bonne lecture
Si l’on en croit André Morazzani, l'Ars Magna est « une sorte de machine à penser, qui fait songer un peu à nos cerveaux électroniques modernes. L'outillage est évidemment rudimentaire et archaïque, en comparaison de ces derniers ; il consiste en une série de cercles concentriques et de tableaux, agencée de telle façon que le raisonnement syllogistique devienne inutile, étant remplacé par un système combinatoire de convenances et de contradictions entre les termes simples inscrits sur les tableaux ou sur les cercles.
Bien évidemment, cet appareil logique n'a de valeur que si les points de départ sont incontestables et si les convenances ou contradictions sont judicieusement définies ; et surtout il ne peut convaincre que celui qui admet les mêmes vérités premières que son auteur. Or ceci, notons-le, était à peu près le cas au moyen-âge, qu'il s'agit d'Arabes, de Juifs ou de Chrétiens. Tous croyaient à une harmonie universelle entre la nature et son Créateur, dont elle est l'image, la structure du monde reflétant la structure de Dieu ; que l'ensemble de la Création et de son Auteur constitue un tout, dont Dieu et ses attributs sont la clef de voûte. Ce seront les attributs de Dieu, au nombre de neuf, qui figureront au premier cercle concentrique constituant l'outillage. » (André Morazzani, Raymond Lulle, le Docteur illuminé, Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°2, juin 1963. pp. 190-208)
Les neuf dignités ou attributs divins sont la bonté, la grandeur, l’éternité, la puissance, la sagesse, la volonté, la vertu, la vérité et la gloire représentées par les lettres BCDEFGHIK.
« A ceux d'entre vous qui trouveraient saugrenue la prétention de Raymond Lulle, faisons constater qu'Aristote croyait lui aussi à la possibilité de combiner tous les termes simples pour aboutir à des propositions complexes ; il en fut de même des Arabes. Et après Lulle, bien d'illustres philosophes ont eu le même gigantesque dessein : Guillaume d'Occam, Raymond de Sebonde, Giordano Bruno. Descartes — avant le « poêle » et le Cogito — fut tenté de demander à Raymond Lulle ses secrets.
Leibniz cite fréquemment l’Ars Magna, en adopte le principe, — quoi d'étonnant chez ce partisan de l'Harmonie préétablie ? Il découvre même ce que Lulle n'avait pas trouvé : la fameuse « Analyse combinatoire » que l'on enseigne encore dans nos classes de Mathématiques Supérieures. Il faut reconnaître qu'après Leibniz et Malebranche, l’Ars Magna tombe en discrédit. L'Abbé Racine, au XVIIIe siècle, auteur d'une histoire ecclésiastique, n'a pour lui et son inventeur que du mépris. Quant à l'auteur anonyme de l'article sur Raymond Lulle du Larousse du XIXe siècle, écrit en pleine époque rationaliste et scientiste, il déclare que Raymond Lulle appartient à la « nécrologie de la pensée » ! » (op. cit.)
Voici ce que l’on peut trouver dans la biographie de Raymond Lulle par Hugues Didier au sujet de « l’Art ».
« Le but de l’Art est de trouver et de démontrer la vérité […] Trouver et démontrer la vérité ? En un certain sens, c’est inutile, c’est déjà fait, puisque le dogme catholique est vérité. L’Art se donne à la fois comme instrument apologétique sans faille, puisque totalement rationnel, et comme Livre absolu, « Christ mis en livre », le Verbe divin « inscripturé », selon la révélation advenue sur le mont Randa, afin de faire pièce au Coran.
Titanesque ambition inséparablement philosophique, théologique et mystique, que Lulle ne pouvait atteindre : d’où l’éternel recommencement de l’Art […] Démontrer tout le dogme catholique en n’employant que des arguments de raison est une bien téméraire entreprise à laquelle Thomas d’Aquin s’est refusé.
Démesure : comment relier tout à tout, penser à la fois l’Etre dans son unité et les êtres dans leur pluralité ? Comment munir l’esprit d’une fonction universelle ? C’est à dire faire en sorte qu’elle soit infailliblement illuminée « par la lumière de la souveraine Sagesse » ? Relier tout à tout : c’est la raison pour laquelle l’Art « est toujours un art combinatoire ».
Art combinatoire, c’est-à-dire qu'une lettre ou un ensemble de lettres représente chaque terme ou chaque notion. Les lettres sont disposées sur des tableaux quadrangulaires ou sur des cercles. Vu depuis le XIIIe siècle, c’était vraiment futuriste. Car cela revenait à dire à des hommes qui, pour tout équipement informatique, n’avaient que des plumes d’oie et des parchemins : cliquez sur B, vous obtiendrez tous les aspects de la Bonté divine, ainsi que tous ses effets dans le monde. Cliquez sur F et vous saurez tout sur la Sagesse divine. En confrontant ces tableaux et plus encore en faisant tourner ces cercles, on établit des connexions logiques qui sont censées par Lulle s’imposer comme des évidences. Impossible d’avancer dans ce qui peut sembler un labyrinthe sans établir des symboles algébriques, ou groupes de lettres, ou cases, grâce auxquelles l’intelligence découvrira d’infaillibles « raisons nécessaires », de poser un nombre immense de questions et d’en résoudre autant.
L’avantage de ce système : établir des équivalences logiques entre groupes de lettres qui ne sont qu’une manière abrégée d’énoncer des propositions, faciles à manier et faciles à mémoriser. Cliquez ! Cliquez ! Son inconvénient : le souci de la symétrie crée des cases ou des catégories vides, ou conduit à énoncer des questions qui peuvent sembler oiseuses.
Ainsi peut-on produire ce syllogisme : « Soit B, C, D obtenus en plaçant les lettres de la périphérie au centre. B représentant la Bonté divine, absolue, et D l’éternité, en essayant toutes les lettres du cercle médian prises comme principes divins, je trouve que C, la Grandeur, est celle qui convient le mieux. Considérant C, la Grandeur, comme moyen, j’aurai en mettant en syllogisme : la Bonté divine est une avec la Grandeur divine ; or, la Grandeur divine est éternelle, donc la Bonté divine est éternelle. »
Quelques éléments biographiques autour de l’Art de Lulle :
« Il visite Paris entre 1287 et 1289 où il explique, à l’Université de Paris, les fondements de son Art. Pourtant, sa doctrine, qui propose d’unifier la connaissance, le savoir naturel et le surnaturel, heurte de plein fouet l’averroïsme qui régnait à l’université. Pendant son séjour parisien, Lulle écrit un autre ouvrage pédagogique, une sorte de roman initiatique, Félix ou Le Livre des Merveilles.
Il rentre à Montpellier en 1289, et décide d’écrire un ouvrage plus simple sur son Art. Il fait de nouveau de profondes expériences mystiques, que l’on retrouve dans L’Arbre de la philosophie de l’Amour. Il voyage en Italie en 1290 et appuie les mouvements réformistes de l’Eglise. Trois ans plus tard, âgé de soixante ans, il s’embarque pour la Tunisie, où il a l’espoir de convertir les Musulmans en employant les raisons nécessaires contenues dans son Art. Après plusieurs débats entretenus avec des théologiens musulmans, il est incarcéré et finalement expulsé et embarqué dans un navire génois. Il passe les années qui suivent à sensibiliser les papes et les souverains sur le besoin de mener à bien son œuvre de persuasion parmi les infidèles musulmans. Il voyage à Rome, à Paris, où il enseigne à nouveau à l’Université. En 1307, âgé de 75 ans, Lulle s’embarque à nouveau vers l’Afrique du Nord, où il tente de convaincre les hiérarchies musulmanes de la bonté du christianisme, au moyen de son Art. Emprisonné et condamné à mort, il est sauvé par des marchands catalans et de nouveau expulsé vers l’Italie. Il continue d’écrire intensément. Il enseigne de nouveau à Paris entre 1309 et 1311, où il ne cesse de combattre les doctrines de l’averroïsme. »
Les philosophes médiévaux : Raymond Lulle (1232-1316)
Voir aussi :
Armand Llinares, Raymond Lulle, Philosophe de l’action, Presses universitaires de France, 1963, pp. 202-206
Il n'y a pas à notre connaissance de simulation de l'Ars Magna, mais vous trouverez ici un parallèle avec l’intelligence artificielle que nous connaissons aujourd'hui :
https://www.industrie-techno.com/intell ... lles.40218
Bonne lecture
DANS NOS COLLECTIONS :
Commentaires 0
Connectez-vous pour pouvoir commenter.
Se connecter