Question d'origine :
les camps de concentration des familles a bone dans l est d algerie pendant la guerre
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 22/03/2018 à 18h02
Bonjour,
Nous vous proposons de commencer par un point lexical. Si l’on parle davantage dans les travaux historiques relatifs à la guerre d’Algérie de « camps de regroupement » pour désigner, à partir de 1955, le déplacement autoritaire de populations rurales et les lieux de rassemblement, on retrouve en effet également cette autre expression de « camps de concentration » qui évoque bien entendu les camps nazis de la seconde guerre mondiale et illustre la précarité des conditions de vie sur place et le drame humain que cela a engendré. Pour Sylvie Thénault : « Le regroupement est un phénomène complexe à appréhender : né d’initiatives militaires locales, il s’est transformé au fil des années, et a échappé à toute enquête officielle, longue et approfondie. Le choix sémantique consistant à parler de “centre” ou de “village”, en outre, traduit une gêne certaine à utiliser le mot “camp”, qui favoriserait un amalgame abusif avec les camps de concentration nazis. »
Quoiqu’il en soit, cerclés de fils barbelés et de miradors, les camps s’apparentaient à de véritables prisons à ciel ouvert. C’est Michel Rocard, alors jeune haut fonctionnaire, qui se fait « lanceur d’alerte » et rédige un rapport adressé à Paul Delouvrier le 17 février 1959, dans lequel il estime à environ 2 millions le nombre de personnes regroupées, essentiellement des paysans. Dans les camps, l’hygiène est déplorable et près de 200 000 personnes meurent de faim, en majorité des enfants. Entre 1959 à 1961, il fait également état des « résultats réels des opérations militaires, sur les bavures militaires, les cas répétés d’exactions ou de tortures ». (cf. France : quand Michel Rocard dénonçait l’horreur des camps de déplacés en Algérie). Selon Charles-Robert Ageron, il y avait 936 camps de regroupement au 1er janvier 1959 (cf. Un déshonneur de la République).
Pour les autorités françaises, la population rurale étendue et parfois nomade représente un danger difficile à maitriser. Nous l’avons vu, les regroupements sont souvent le fait d’opérations militaires spontanées et locales, principalement dans le but de priver le FLN de ces « forces vives » et de relais parmi ces populations. On ne peut que constater la dichotomie entre les textes de l’administration et la réalité des camps. Dans une note du 17 septembre 1957, Maurice Papon préfet de Constantine indique que, pour ce qui est des regroupements dits définitifs « non seulement la subsistance et la sécurité des populations doivent être assurées mais aussi la possibilité pour les habitants de vivre de leur travail, dans un cadre économiquement et politiquement viable ». Mais il y a également des regroupements provisoires, que l’Etat regarde comme des « foyers d’appauvrissement, d’amertume, voire de ressentiment à l’égard de l’autorité française (rapport du 13 août 1960 de l’Inspection générale des Regroupements).
On ne peut parler de politique française des regroupements à proprement parlé qu’à compter de 1959. La même année, leur existence sera révélée à l’opinion publique métropolitaine, par la divulgation du rapport Rocard dans France Observateur le 17 avril 1959 (voir photo) puis le lendemain dans Le Monde, ainsi que par la publication d’un reportage de Pierre Macaigne dans le Figaro du 22 juillet 1959.
Paul Delouvrier, délégué général du gouvernement écrit dans une circulaire le 25 mai 1960 : « Hormis certains regroupements temporaires imposés par les besoins opérationnels et considérés par l’autorité militaire comme le moyen le plus efficace de lutter contre les rebelles, le regroupement n’est concevable que dans la perspective d’une étape vers le village, unité sociologique viable et symbole des progrès du bled ». D’ailleurs, « à la fin de l’année 1959, les regroupements définitifs, construits en dur et dotés d’un équipement collectif deviennent de « nouveaux villages » (Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, Michel Cornaton, page 70). On parle alors de la politique des « mille villages », une terminologie qui prêtera à confusion : « le colonel Bezu, adjoint du général Parlange, constate avec surprise que la Préfecture de Bône avait procédé à une sélection parmi les regroupements définitifs, de façon à ne classer qu’un certain nombre d’entre eux dans le programme des « mille villages »… Cette erreur a peut être été commise en interprétant mal l’expression « mille villages » et en supposant que ce nombre de mille constituait une limite à ne pas dépasser dans l’ensemble de l’Algérie, - un projet qui n’a jamais été réalisé, avait initialement envisagé d’affecter au programme des « mille villages » des crédits spéciaux provenant d’une taxe sur l’essence, alors qu’en fait l’expression « mille villages » n’est qu’un slogan n’interdisant nullement le dépassement du nombre qui y figure. La confusion amena des erreurs en matière de statistiques et de gestion financière. Le 19 avril 1960, le Délégué général dut préciser que « tout centre qui a été jugé définitif en raison de son caractère incontestable de viabilité économique et sociologique lui assurant un avenir certain est un des « mille villages » qu’il convient de traiter comme tel. » (op. cit.)
Toujours est-il que la politique du regroupement a constitué, pour les survivants, un véritable déracinement pour les personnes déplacées, à la fois d’ordre géographique, culturel et social. Les regroupés sont privés de leurs moyens de subsistance, de leurs troupeaux de chèvres et de leurs volailles. Sur place, ils durent construire eux-mêmes des maisons de fortune avec des matériaux de récupération. « Atteints dans leurs revenus, les fellahs le sont aussi dans leur dignité ; ils sont placés vis-à-vis du commandement et du chef de SAS dans un état de dépendance totale » dira Michel Rocard.
Pour Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, cités par Bernard Gensane, « en les privant des assurances et des sécurités que leur fournissait l’ordre économique et social d’autrefois, en les abandonnant à l’oisiveté et aux occupations de fortune, en les dépossédant entièrement de la responsabilité de leur propre destin, en les plaçant dans une situation d’assistés, on transforme les paysans en sous-prolétaires qui perdent le souvenir des anciens idéaux d’honneur et de dignité. » (cf. Le déracinement, La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad)
« Rien dans la guerre d’Algérie, n’est aussi important que le problème des regroupements. Rien aussi n’a été plus tardivement et plus mal connu de l’opinion française » (cf. La raison d’Etat, Pierre Vidal-Naquet). Cela est si vrai qu’hélas, nous manquons de documents sur le site de Bône pour étayer davantage notre propos. Même dans l’ouvrage de référence de Michel Cornaton, il n’est fait que très peu mention du Camps de Bône. Tout au plus nous savons que la plaine d’Annaba ou Bône fut l’un des principaux lieux de regroupement de nomades (Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, Michel Cornaton, page 103), et qu’en 1960, 24,2 % de la population de l’arrondissement de Bône peut être qualifiée de « regroupée » (page 125). On apprend par ailleurs que l’eau du camp est « aussi salubre qu’une eau d’égout » (page 89).
Enfin, si d’aventure cela peut vous aider dans vos recherches, on trouve sur la toile des photographies de l’embarquement des réfugiés harkis à Bône vers la métropole le 14 novembre 1962.
Bonne lecture.
Nous vous proposons de commencer par un point lexical. Si l’on parle davantage dans les travaux historiques relatifs à la guerre d’Algérie de « camps de regroupement » pour désigner, à partir de 1955, le déplacement autoritaire de populations rurales et les lieux de rassemblement, on retrouve en effet également cette autre expression de « camps de concentration » qui évoque bien entendu les camps nazis de la seconde guerre mondiale et illustre la précarité des conditions de vie sur place et le drame humain que cela a engendré. Pour Sylvie Thénault : « Le regroupement est un phénomène complexe à appréhender : né d’initiatives militaires locales, il s’est transformé au fil des années, et a échappé à toute enquête officielle, longue et approfondie. Le choix sémantique consistant à parler de “centre” ou de “village”, en outre, traduit une gêne certaine à utiliser le mot “camp”, qui favoriserait un amalgame abusif avec les camps de concentration nazis. »
Quoiqu’il en soit, cerclés de fils barbelés et de miradors, les camps s’apparentaient à de véritables prisons à ciel ouvert. C’est Michel Rocard, alors jeune haut fonctionnaire, qui se fait « lanceur d’alerte » et rédige un rapport adressé à Paul Delouvrier le 17 février 1959, dans lequel il estime à environ 2 millions le nombre de personnes regroupées, essentiellement des paysans. Dans les camps, l’hygiène est déplorable et près de 200 000 personnes meurent de faim, en majorité des enfants. Entre 1959 à 1961, il fait également état des « résultats réels des opérations militaires, sur les bavures militaires, les cas répétés d’exactions ou de tortures ». (cf. France : quand Michel Rocard dénonçait l’horreur des camps de déplacés en Algérie). Selon Charles-Robert Ageron, il y avait 936 camps de regroupement au 1er janvier 1959 (cf. Un déshonneur de la République).
Pour les autorités françaises, la population rurale étendue et parfois nomade représente un danger difficile à maitriser. Nous l’avons vu, les regroupements sont souvent le fait d’opérations militaires spontanées et locales, principalement dans le but de priver le FLN de ces « forces vives » et de relais parmi ces populations. On ne peut que constater la dichotomie entre les textes de l’administration et la réalité des camps. Dans une note du 17 septembre 1957, Maurice Papon préfet de Constantine indique que, pour ce qui est des regroupements dits définitifs « non seulement la subsistance et la sécurité des populations doivent être assurées mais aussi la possibilité pour les habitants de vivre de leur travail, dans un cadre économiquement et politiquement viable ». Mais il y a également des regroupements provisoires, que l’Etat regarde comme des « foyers d’appauvrissement, d’amertume, voire de ressentiment à l’égard de l’autorité française (rapport du 13 août 1960 de l’Inspection générale des Regroupements).
On ne peut parler de politique française des regroupements à proprement parlé qu’à compter de 1959. La même année, leur existence sera révélée à l’opinion publique métropolitaine, par la divulgation du rapport Rocard dans France Observateur le 17 avril 1959 (voir photo) puis le lendemain dans Le Monde, ainsi que par la publication d’un reportage de Pierre Macaigne dans le Figaro du 22 juillet 1959.
Paul Delouvrier, délégué général du gouvernement écrit dans une circulaire le 25 mai 1960 : « Hormis certains regroupements temporaires imposés par les besoins opérationnels et considérés par l’autorité militaire comme le moyen le plus efficace de lutter contre les rebelles, le regroupement n’est concevable que dans la perspective d’une étape vers le village, unité sociologique viable et symbole des progrès du bled ». D’ailleurs, « à la fin de l’année 1959, les regroupements définitifs, construits en dur et dotés d’un équipement collectif deviennent de « nouveaux villages » (Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, Michel Cornaton, page 70). On parle alors de la politique des « mille villages », une terminologie qui prêtera à confusion : « le colonel Bezu, adjoint du général Parlange, constate avec surprise que la Préfecture de Bône avait procédé à une sélection parmi les regroupements définitifs, de façon à ne classer qu’un certain nombre d’entre eux dans le programme des « mille villages »… Cette erreur a peut être été commise en interprétant mal l’expression « mille villages » et en supposant que ce nombre de mille constituait une limite à ne pas dépasser dans l’ensemble de l’Algérie, - un projet qui n’a jamais été réalisé, avait initialement envisagé d’affecter au programme des « mille villages » des crédits spéciaux provenant d’une taxe sur l’essence, alors qu’en fait l’expression « mille villages » n’est qu’un slogan n’interdisant nullement le dépassement du nombre qui y figure. La confusion amena des erreurs en matière de statistiques et de gestion financière. Le 19 avril 1960, le Délégué général dut préciser que « tout centre qui a été jugé définitif en raison de son caractère incontestable de viabilité économique et sociologique lui assurant un avenir certain est un des « mille villages » qu’il convient de traiter comme tel. » (op. cit.)
Toujours est-il que la politique du regroupement a constitué, pour les survivants, un véritable déracinement pour les personnes déplacées, à la fois d’ordre géographique, culturel et social. Les regroupés sont privés de leurs moyens de subsistance, de leurs troupeaux de chèvres et de leurs volailles. Sur place, ils durent construire eux-mêmes des maisons de fortune avec des matériaux de récupération. « Atteints dans leurs revenus, les fellahs le sont aussi dans leur dignité ; ils sont placés vis-à-vis du commandement et du chef de SAS dans un état de dépendance totale » dira Michel Rocard.
Pour Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, cités par Bernard Gensane, « en les privant des assurances et des sécurités que leur fournissait l’ordre économique et social d’autrefois, en les abandonnant à l’oisiveté et aux occupations de fortune, en les dépossédant entièrement de la responsabilité de leur propre destin, en les plaçant dans une situation d’assistés, on transforme les paysans en sous-prolétaires qui perdent le souvenir des anciens idéaux d’honneur et de dignité. » (cf. Le déracinement, La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad)
« Rien dans la guerre d’Algérie, n’est aussi important que le problème des regroupements. Rien aussi n’a été plus tardivement et plus mal connu de l’opinion française » (cf. La raison d’Etat, Pierre Vidal-Naquet). Cela est si vrai qu’hélas, nous manquons de documents sur le site de Bône pour étayer davantage notre propos. Même dans l’ouvrage de référence de Michel Cornaton, il n’est fait que très peu mention du Camps de Bône. Tout au plus nous savons que la plaine d’Annaba ou Bône fut l’un des principaux lieux de regroupement de nomades (Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, Michel Cornaton, page 103), et qu’en 1960, 24,2 % de la population de l’arrondissement de Bône peut être qualifiée de « regroupée » (page 125). On apprend par ailleurs que l’eau du camp est « aussi salubre qu’une eau d’égout » (page 89).
Enfin, si d’aventure cela peut vous aider dans vos recherches, on trouve sur la toile des photographies de l’embarquement des réfugiés harkis à Bône vers la métropole le 14 novembre 1962.
Bonne lecture.
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