Question d'origine :
Dans une de ses BD (Les chercheurs de trésor), David B. met en scène un personnage, le prophète voilé. J'ai trouvé une source dans un ouvrage de Borgès, mais connaissant l'auteur, difficile de savoir si le prophète appartient à une légende ou à la réalité. Je crois que son nom est Hakim de Merv et qu'il est appelé également le teinturier voilé, ou masqué. A-t-il réellement existé?
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 11/05/2005 à 11h42
Reprenons le texte de Jorge Luis Borges consacré au « Teinturier masqué : Hakim de Merv» tiré de Histoire universelle de l’infamie :
« Si je ne me trompe, les sources d’information sur Al Moqanna, le Prophète Voilé – ou plus exactement Masqué – du Khorassan, se réduisent à quatre :
a- Les extraits de l’ Histoire des Califes, conservés par Baladhuri.
b- Le Manuel du Géant ou Livre de la Précision et de la Vérification, du chroniqueur officiel des Abbassides, Ibn Abi Taïr Tarfur.
c- Le manuscrit arabe intitulé La Négation de la Rose où sont réfutées les hérésies abominables de la Rose obscure ou Rose cachée, qui était le livre canonique du Prophète.
d- Des monnaies sans effigie, découvertes par l’ingénieur Andrussov lors des travaux de déblaiement pour la voie de chemin de fer transcaspien. Ces monnaies, déposées au Cabinet des Médailles de Téhéran, portent des distiques persans qui résument ou contredisent certains passages de La Négation. La Rose originale s’est perdue ; le manuscrit trouvé en 1899 et publié un peu à la légère par le Morgenländisches Archiv a été déclaré apocryphe par Hoen d’abord et par Sir Percy Sykes ensuite.
La renommée du Prophète en Occident est due à un poème bavard de Moore, lourd de spleen et de soupirs de conspirateur irlandais. »
Après cette introduction quelque peu « bibliographique » (Borges était bibliothécaire…), le récit proprement dit commence :
« La Pourpre écarlate :
En l’an 120 de l’Hégire et 736 de la Croix, un certain Hakim que les hommes de ce temps et de ce lieu devaient, par la suite, appeler le Voilé, naquit au Turkestan. Sa patrie fut la vieille ville de Merv dont les jardins, les vignes (…) »
Suit alors le récit de sa jeunesse comme teinturier, de sa disparition dans le désert et de son retour en tant que prophète appelant au djehad, la tête revêtu d’un masque de taureau .
Revenons au « poème bavard de Moore, lourd de spleen et de soupirs de conspirateur irlandais ».
Il s’agit de Lalla-Rookh de Thomas Moore (1779-1852), poème teinté d’un orientalisme effectivement quelque peu sirupeux, dans lequel l’auteur file la métaphore de la servitude de l’Irlande catholique face à la puissante Angleterre. « L’histoire de l’Irlande et l’esclavage qui pèse sur elle, les espérances et les angoisses du patriotisme sont les sources cachées mais les sources principales de l’inspiration des quatre poèmes dont l’œuvre se compose, et où revivent à chaque ligne, dans les régions lointaines de l’extrême Orient, les luttes religieuses et politiques de l’extrême Occident ». (Notice du traducteur sur Lalla-Rookh, p. XIV).
L’auteur précise en note des trois chants qui composent son poème les différentes sources de son inspiration, récits de voyages de poètes ou d’ambassadeurs etc., mais rien de très précis, ni de très exploitable.
C’est dans l’ Encyclopédie de l’Islam, Tome VII p. 499 que nous trouvons une notice très fournie sur ce prophète.
« AL-MUKANNA’, surnom donné à un personnage qui, révolté en Transoxiane sous le califat d’al-Mahdi (158-69/775-85), dissimulait son visage sous un kina’, c’est-à-dire un voile (de soie) ou, comme le veut une tradition vraisemblable, un masque en or qu’il s’était fabriqué. Son nom n’est pas connu avec certitude, et l’on a le choix au moins entre ‘Ata’, Hakim, Hisham b. Hakim et Hashim ; on dit d’ailleurs qu’il s’était donné lui-même ce dernier nom et que le cri de guerre de ses partisans était : « O, Hashim, aide-nous ! ». Son histoire, plutôt mal connue, est entourée d’un tissu de légendes que l’ouvrage dont est crédité Shaylama (Muhammad b. al-Hasan b. Sahl), Akhbar al-Mubayyida, a sans doute contribué à propager.
« Originaire de Marw, il participa d’abord à l’action d’Abu Muslim (m. 137/155) dont il s’employa par la suite à entretenir le souvenir ; il lança son mouvement dans son pays natal vers 160/177, après avoir recruté des nomades turcs et des paysans sogdiens ; c’est d’ailleurs du vêtement blanc de ces derniers que provient le nom de Mubayyida (à côté de Mukkanna’iyya) donné aux rebelles, par opposition aux Musawwida (=les ‘Abbasides). Au demeurant, le terme de Mubayyida paraît être la traduction en arabe du persan sapid djamagan.
« La révolte, partie de la région de Marw, s’étendit bientôt à Bukhara et Samarkand, et les troupes d’al-Mukanna’ réussirent à tenir en échec l’armée envoyée par al-Mahdi au gouverneur du Khurasan, avant d’être assiégées dans une forteresse de la région de Kish dans laquelle elles s’étaient retranchées ; le siège traînant en longueur elles abandonnèrent peu à peu al-Mukanna’ qui refusa de se rendre ; d’après une tradition, il se serait empoisonné, tandis qu’une autre affirme que, pour monter au ciel, il avait allumé un grand brasier dans lequel il s’était jeté avec ses femmes, ses enfants et ses derniers partisans qui n’avaient pas demandé l’aman. Cet évènement est daté de 166/783.
« La doctrine d’al-Mukanna’ (…) s’apparente au Mazdakisme et au Batinisme, mais elle paraît plutôt hétéroclite. Il prétendait à la divinité, Dieu ayant créé Adam à son image et s’étant ensuite incarné en Seth, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Muhammad, ‘Ali, Muhammad ibn al-Hanafiyya, Abu Muslim et enfin, dans le meilleur de tous, al-Mukanna’. A cet anthropomorphisme et cet incarnationnisme, il ajoutait la transmigration des âmes (tanasukh al-arwah). Il se livrait à des tours de magie pour impressionner ses adeptes, laissés libres, par ailleurs de na pas respecter les prohibitions islamiques (de là leur qualification de mubahiyya). »
Suit, à la fin de cet article, une bibliographie assez conséquente, à laquelle vous pourrez vous reporter si vous voulez en savoir plus sur ce personnage ou sur les mouvements religieux sectaires iraniens des premiers siècles de l’Hégire.
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