art "abstrait" (ou art "conceptuel") avant son apparition
ARTS ET LOISIRS
+ DE 2 ANS
Le 21/11/2015 à 17h19
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Question d'origine :
Bonjour chers amis documentalistes,
voici ma question. Nous voyons aujourd'hui parmi les œuvres d'art contemporain beaucoup d’œuvres conceptuelles ou abstraites que ce soit en peinture ou en sculpture, installations, performances, vidéos, etc...
Je serais intéressé de savoir si ce type d’œuvre abstraites et/ou conceptuelles peuvent aussi se trouver dans les périodes historiques plus anciennes (par exemple au Moyen Age, pendant la Renaissance, le Baroque, etc...). Je n'arrive pas à concevoir pourquoi ces œuvres d'arts conceptuelles et abstraites seraient le seul apanage de notre époque "moderne".
Merci
Augustin
Réponse du Guichet
bml_art
- Département : Arts et Loisirs
Le 26/11/2015 à 10h45
En préambule, il n’est peut-être pas inutile de préciser quelques notions essentielles employées dans le domaine des arts. Voici quelques définitions empruntées au Vocabulaire d’esthétique, publié sous la direction d’Anne Souriau :
«
On a appelé école, en peinture, non seulement ceux qui ont travaillé dans l'atelier d'un Maître, mais ceux qui s'en inspirent et travaillent dans sa manière ; et ensuite, dans tous les arts, l'ensemble de ceux qui suivent les mêmes principes, cultivent le même style, usent de techniques analogues. Mais la différence entre une école et un mouvement, une tendance, ou. un groupe, est que dans le concept d'école il entre toujours l'idée d'une relation de maître à disciple, même si le maître n'est pas à proprement parler une personne, mais plusieurs personnes, ou un principe, ou une tradition.
Le terme de groupe, dans l'acception d'un ensemble de personnes unies entre elles par les mêmes croyances et les mêmes buts, a d'abord été employé en psychologie sociale. Aussi ne parlait-on pas de groupes artistiques avant le début du XXe siècle. Il y avait des écoles où le maître enseignait à ses élèves les techniques du métier, ou des cénacles qui réunissaient des hommes de lettres, des artistes, des philosophes, heureux de partager des opinions communes ou d'échanger entre eux leurs croyances personnelles, mais ces réunions ne les engageaient pas dans une nouvelle conception de leurs œuvres.
Les groupes qui se forment dès le début du XXe siècle se caractérisent par une très grande conscience de leur rôle en même temps que par une grande activité théorique et une volonté d'action sur le public. Le phénomène du groupe artistique s'est précipité tout au long du XXe siècle où l'on voit les groupes se succéder les uns aux autres avec rapidité et affirmer leur volonté d'œuvrer collectivement.
…Tous ces groupes partagent la même croyance à une force sur-individuelle qui pourrait transformer le monde. Aussi les voit-on s'adresser au public par de nombreux manifestes où ils ne se contentent pas de présenter leurs nouvelles idées esthétiques mais où ils déclarent leur credo philosophique, éthique et politique.
Un mouvement artistique ou littéraire est une tendance commune à un certain nombre de créateurs, à une époque donnée, et qui les mène dans une même direction. Le mouvement est moins organisé et délimité que l’école, moins restreint que le groupe ; l'emploi du terme marque surtout un dynamisme globalisant.
…Mais tendance se dit aussi d'orientations collectives dans l'art, la littérature, d'une époque, d'un pays, d'un groupe. On emploie surtout tendance quand cette direction d'ensemble est peu organisée, ne semble pas résulter d'un choix conscient, ou volontaire ; c'est ce qui distingue la tendance du mouvement. »
Qui tient du concept, c'est-à-dire d'une idée abstraite (caractère isolé par la pensée dans un fait concret, complexe et singulier) et générale (formant un genre englobant les cas individuels).
Le conceptuel intéresse d'abord directement l'esthétique en elle-même, puisque cette discipline ne se borne pas à constater des faits pris un par un, mais opère entre eux des rapprochements, dégage des caractères communs, définit des genres, tels que styles, catégories esthétiques, genres littéraires, etc., et envisage des essences, des processus pris généralement. L'esthétique, comme les sciences ou la philosophie, est par nature conceptuelle.
Mais le conceptuel se rencontre aussi dans l'art. On peut le trouver dans des œuvres et même beaucoup ont un contenu de concepts. On peut le trouver aussi dans la pensée de l'artiste créant son œuvre, par exemple quand il part d'une idée abstraite pour la mettre en jeu ou l'illustrer par une œuvre, quand l'élaboration comporte des phases de méditation et de calculs, etc.
Le terme d'art conceptuel désigne un mouvement artistique né aux Etats-Unis vers 1965, et suivi en Angleterre par des artistes qui fondent la revue Art Language. Les artistes de ce mouvement ne veulent ni « représenter » ni « exprimer ». Ils exposent des « propositions artistiques », qui, toutes, sont à la recherche de l'idée de l'art (une de ces « propositions » est celle, célèbre, de Kossuth : Art as idea as idea).
L'artiste conceptuel ne prend comme objectif exclusif de sa création que l'idée de l'art, le concept d'art; Son but est d'explorer l'art dans son fonctionnement. Aussi l'art conceptuel est-il caractérisé par une attitude analytique à l'égard de sa propre activité. La « proposition artistique » a également un caractère tautologique : elle est comparable à une équation mathématique dont les deux termes s'auto-vérifient. Ainsi la « proposition » de Kossuth « One and three chairs » présente-t-elle au centre une chaise, à gauche sa photographie grandeur nature, et à droite une définition du mot « chaise ».
Si l'intérêt de cet art .semble être celui de provoquer notre réflexion sur la nature de l'art par des questions qu'il ne peut manquer de nous poser de manière cruciale, les artistes de ce mouvement semblent s'épuiser en une tentative éperdue - et à la limite impossible - de définition ontologique de l'art. Ces artistes semblent être des « mystiques » (pour employer l'expression de l'un d'eux, Sol Lewitt, particulièrement lucide) qui tentent de parvenir à des conclusions inaccessibles à la logique et à la seule rationalité.
…
Si l'on applique la définition de l'abstrait au monde des arts, l'art abstrait serait celui qui, pour composer des œuvres, isole par la pensée certains éléments de la réalité alors que la perception de ces objets ne les donne jamais à part. De fait, c'est bien en ce sens que le prennent beaucoup d'artistes qui qualifient leur art d'abstrait. Mais on n'emploie pas le terme également dans tous les domaines. On parle d'art abstrait surtout quand il s'agit d'arts plastiques : peinture, sculpture, dessin, gravure, photographie, cinéma, sculpture animée de mouvements. En effet, on a beaucoup plus conscience d'avoir affaire à un art abstrait dans la peinture, la sculpture, la photographie, parce que le contraste est plus grand avec les habitudes si longtemps prises de voir des œuvres figuratives dans ces arts. C'est donc chez eux qu'il faut étudier en premier la notion d'art abstrait.
Le choix de ce qu'on isole, dans la perception du réel, pour le considérer à part, peut porter sur des éléments d'ordre très divers.
Il peut d'abord porter sur des éléments sensoriels (couleurs, lignes, volumes, etc.). Ceci est en accord avec une idée de Brunschvicg, rapportée en note à l'article abstrait du Vocabulaire de Lalande, et selon laquelle une représentation pourrait être donnée assez partiellement pour correspondre à un abstrait. Cette idée n'avait pas été retenue par la Société française de Philosophie, qui voulait réserver le mot d'abstrait à des notions. Elle peut être retenue par le vocabulaire de l'esthétique, car il s'agit d'un fait qu'on rencontre dans le domaine du travail artistique.
En ce sens, entrerait dans l'art abstrait toute utilisation artistique d'éléments sensoriels tirés et isolés hors de la perception qui les a fournis. Ces éléments peuvent garder des rapports aisément identifiables avec la perception concrète originelle, ou s'en éloigner peu à peu, jusqu'à perdre toute liaison évidente avec elle. On trouve ici bien des positions possibles et bien des intermédiaires : le croquis choisissant quelques lignes caractéristiques ; la stylisation (par exemple dans l'emploi décoratif de motifs végétaux stylisés) ; la vue schématique et géométrique (Jacques Villon, La petite ville); la vision synthétique d'êtres plus conçus que vus (animaux de certaines peintures préhistoriques) ; la vision composée, assez loin du réel, et combinant plusieurs éléments isolés de perceptions diverses (Picasso, Figure 1910).
On peut aussi isoler par la pensée, dans un état psychique complexe provoqué par le monde réel, un élément non plus perceptif mais affectif. L'artiste cherche alors à suggérer ou re-créer cet abstrait affectif, par des moyens propres à son art. Cette abstraction se joint à la précédente si l'artiste représente, de l'objet considéré, quelques éléments sensoriels qui suggèrent cette impression affective (Pierre Tal Coat, Souvenir de Dordogne).
Mais on peut aussi séparer l'abstrait affectif et l'aspect extérieur des objets ; l'artiste emploie alors des plages colorées, des graphismes, etc., qui évoquent cet état affectif sans du tout ressembler matériellement à l'objet qui a fait naître l'émotion ou le sentiment (Fritz Winter, Forces végétatives de la terre).
On peut également vouloir isoler l'essence profonde d'un être, ou d'une catégorie d'êtres, et représenter leur idée, non les apparences sensorielles variées par lesquelles elle se manifeste (Manessier, Espace matinal ; Le Moal, Le vent monte).
On peut enfin considérer à part une notion de caractère intellectuel. L'art a bien des moyens pour évoquer de telles notions, que ce soit avec l'aide de symboles, de schémas, ou d'images suggérant la structure de ces notions (ce qui n'est pas la même chose qu'une figuration allégorique). On trouve de tels cas aussi bien dans l'art médiéval (exemple : la miniature Arbor bona et arbor mala du Liber floridus de Lambert de Saint-Omer, début du XIIe siècle) que dans l'art moderne (exemple: L'homme, tapisserie de Lurçat).
Ces différentes sortes d'abstraction peuvent se combiner entre elles. Une œuvre peut suggérer l'état affectif provoqué par une notion intellectuelle (Vedova, Image du temps ; Valensi, L 'Egoïste). Elle peut isoler des éléments sensoriels à partir d'une vision concrète ou même de plusieurs visions concrètes présentant une même disposition, pour en rendre plus purement l'impression affective seule (Gustave Singier, La nuit de Noël). Elle peut évoquer une idée abstraite par la structure d'éléments sensoriels isolés pour en faire sortir l'éthos pris en soi (Bazaine, La messe de l'homme armé).
Toutes ces formes d'art abstrait représentent bien quelque chose, idée, essence, sentiment, forme, etc. ; elles relèvent donc de l'art représentatif. Mais elles ne représentent pas les objets du monde réel tels qu'ils nous apparaissent dans la perception ; il s'agit donc d'un art non figuratif (l'art figuratif imitant les objets tels que la perception nous les .donne dans l'expérience vécue concrète). Dans son sens le plus rigoureux, l'art abstrait serait donc l'art représentatif non figuratif.
Mais il existe encore toute une autre catégorie d'art non figuratif : celle dont relèvent l'arabesque, l'entrelacs décoratif, ou ces tableaux modernes qui ne veulent être que des compositions pures (Kupka, Fugue en deux couleurs ; Fernand Léger, Eléments géométriques ; Bissière, Composition bleue). Cet art se satisfait des formes et dispositions des qualia sensoriels, sans chercher à représenter ou évoquer autre chose. C'est l'art non représentatif, appelé aussi art du premier degré par E. Souriau, par opposition à l'art représentatif du second degré, où « la forme mise en jeu... concerne et informe un être posé par le discours de l'œuvre à titre d'hypothèse ou de lexis posé par ce discours, mais ontologiquement bien distinct de l'œuvre elle-même » (La correspondance des arts, chap. XX).
Or l'art abstrait, tel qu'il a été défini plus haut, est non figuratif comme l'art du premier degré. Ce caractère commun a conduit le langage courant, peu soucieux de rigueur philosophique, à étendre la signification du terme d'art abstrait pour lui faire désigner, par une certaine confusion, tout art non figuratif, y compris l'art du premier degré. Le grand public se sert du terme d'art abstrait à peu près comme synonyme d'art non figuratif. Cette signification distendue se trouve jusque sous la plume de critiques, d'historiens de l'art, d'artistes.
Et comme l'art du premier degré est, de tous les arts non figuratifs, celui qui s'oppose le plus nettement à l'art figuratif, l'attention a été à ce point attirée sur lui (surtout dans les querelles de doctrines) qu'on a même voulu parfois lui réserver le titre d'art abstrait. Ainsi, dans son Dictionnaire de la peinture abstraite, Michel Seuphor définit cette peinture en disant : « Une peinture doit être appelée abstraite lorsque nous ne pouvons rien reconnaître en elle de la réalité objective qui constitue le milieu normal de notre vie. » Ce contre quoi protestent bien des peintres : les uns, faisant de ces œuvres non représentatives intitulées Composition, ne veulent pas être qualifiés d'abstraits, car les éléments de leurs œuvres, élaborés a priori, ne sont pas tirés d'une représentation préalable ; les autres, isolant de leurs perceptions des éléments représentatifs pour en faire des tableaux non figuratifs, réclament le privilège d'être seuls appelés abstraits ; les uns comme les autres veulent donc s'en tenir au sens rigoureux du terme d'abstrait, et s'élèvent contre le sens dérivé qui s'éloigne de l'étymologie.
Quant à l'art appelé formel par l'esthétique marxiste, c'est l'art du premier degré, car cette forme du premier degré est ce qui compte pour les adeptes de cet art ; le même art est parfois appelé informel dans l'esthétique de l'Europe occidentale, car il n'a pas et ne cherche pas de forme du second degré. A cause de cette dualité de formes, forme du premier et forme du second degré, bien que les termes aient l'air contradictoires, il est aussi logique d'appeler formel qu'informel l'art qui possède une de ces formes et ne possède pas l'autre. »
Suit un schéma qui résume et articule de façon claire les principales notions évoquées précédemment, avec une définition de l’art abstrait au sens propre, qui s’inscrit dans le champ de l’art représentatif de 2e degré :
« Art évoquant des éléments – perceptifs, affectifs, intellectuels – isolés de leur objet originel et considérés à part ».
Ces deux définitions de l’art conceptuel et de l’art abstrait étant posées, votre question peut amener une réponse simple : suivant que l’on s’attache au mouvement ou au processus de création.
Les mouvements que l’on a nommé « art abstrait » et « art conceptuel » sont relativement clairement circonscrits, même si, dans le cas de l’art abstrait, des querelles incessantes ont abouti à la création au fil du temps de nombreuses autres dénominations : art non figuratif, art non objectif, art concret, art informel, etc.
L’ouvrage Les mouvements dans la peinture / Patricia Fride R. Carrassat, Isabelle Marcadé, cerne ainsi les deux mouvements :
«
L'art abstrait est né du travail de trois peintres qui, sans se connaître, ont créé presque aux mêmes dates des œuvres abstraites. Il s'agit du Russe Wassily Kandinsky, en 1910, du Néerlandais Piet Mondrian, en 1914 à Paris et du Russe Kazimir Malevitch, en 1913 à Moscou. L'art abstrait montre des formes qui ne représentent pas les objets du monde extérieur. Pour ces trois peintres, la découverte de l'abstraction naît d'une démarche personnelle, réfléchie, philosophique et émotionnelle, enrichie par des voyages et par le contexte politique ambiant. Contemporains des Nabis, du fauvisme, de l'expressionnisme, du cubisme (1re période), ils en assimilent certains éléments, qui parfois frôlent l'abstraction, et y ajoutent leur expérience. S'il existe une certaine continuité dans l'art; portant sur la représentation du monde extérieur, avec l'abstraction apparaît une rupture : la réalité indissolublement liée à la forme n'est plus. En cela, l'art abstrait rompt avec le passé. »
«
L'art conceptuel est un mouvement new-yorkais apparu en 1965. Le peintre op art Kienholz nomme ainsi la suppression du tableau par un concept. Ce concept peut se définir comme « la réduction de l'art à des idées pures, où n'intervient plus aucun « métier » artistique» (Robert Atkins, historien de l'art). Les artistes conceptuels privilégient l'idée et sa transposition sur l'objet d'art.
L'art conceptuel trouve ses racines dans l'attitude dadaïste de Marcel Duchamp qui, en présentant ses ready-made remet en cause la notion traditionnelle d'œuvre d'art. L'art conceptuel se développe en réaction à l'esthétique formelle et décorative de l'art minimaliste et à la toute- puissance de l'objet dans le pop art.
« Les idées peuvent être des œuvres d'art. Elles s'enchaînent et finissent parfois par se matérialiser mais toutes les idées n'ont pas besoin d'être matérialisées » écrit le peintre minimaliste Sol LeWitt dans Sentences on Conceptual Art (1969). La réflexion sur le langage, la sémiologie (étude des signes), la philosophie, la méditation sur le fondement de l'art se substituent complètement à la création de l'objet. Le mouvement américain se développe ensuite en Europe et connaît un impact considérable jusqu'à la fin des années soixante-dix.
Des artistes s'affirment en Europe, en Allemagne (Becher, Darboven), en France (B.M.P.T.) et en Grande-Bretagne (Art & Language).
En ce qui concerne les processus de création relatifs à ces deux mouvements, on peut trouver de nombreux textes qui vont dans le sens où vous le pressentez.
Dans le livre Les mots de la peinture / Alain (Georges) Leduc, à l’article
« L'adjectif est formé sur concept, représentation mentale, abstraite, d'un objet, d'un sujet. Nébuleuse internationale, incluant le Japon et l'Australie, qui s'est développée en réaction au minimalisme et a regroupé des artistes qui ont souvent eu en commun de se référer à Marcel Duchamp. Les artistes conceptuels, comme leur nom l'indique, privilégiaient le concept. La démarche leur suffisant amplement, une résultante n'était pas forcément nécessaire, l'œuvre fonctionnant en couplage avec le commentaire. Joseph Kosuth (né en 1945), avec The Chair (La Chaise), lui offre son icône. Les tableaux d'Edward Ruscha en portent la trace. Le terme est devenu très flou, utilisé souvent par défaut. Prise au pied de la lettre, l'expression n'a aucun sens et ressortit même au pléonasme, si l'on en croit Léonard, pour qui la pittura e cosa mentale. Selon l'historien de l'art italien Carlo Argan, l'art est toujours le produit d'une pensée critique. »
et à l’article
« Contraire de figuration. Aussi parle-t-on de peinture abstraite ou non-figurative… Historiquement, il y a toujours eu alternance entre abstraction et figuration, un jeu de balancier. L'abstraction existe dès l'origine, avec l'art pariétal de Lascaux, puis les poteries néolithiques, les monnaies gauloises et les labyrinthes de l'art d'Irlande, île épargnée par les grandes invasions, où demeurèrent des foyers de culture, et où furent réalisées d'étonnantes « pages-tapis », illustrées de motifs carroyés, à l'image d'entrelacs orientaux. Il a toujours existé en Afrique, chez les peuples précolombiens, une abstraction non nommée, faite de signes symboliques, flèches, tectiformes, chevrons, svastikas, spirales, grecques, cupules, etc. … Tout art figuratif est aussi abstrait, à certains égards. Il suffit d'observer La Chute des réprouvés de Dierick Bouts, la Femme à la puce, de Georges de La Tour, une sérigraphie de Valerio Adami ou une toile de Konrad Klapheck pour se convaincre de la présence d'abstraction dans la figuration. Le passage à l'abstrait d'un Kandinsky ou d'un Mondrian n'est que l'aboutissement logique d'un processus amorcé par Gauguin et Cézanne, et amplifié par les fauves et les cubistes. Turner fut un précurseur, au premier chef, comme Cornelius Varley, David Cox, et les aquarellistes anglais… L'abstraction moderne est née entre 1910 et 1913, grâce à des pionniers comme le Tchèque Frantisek Kupka, le Français Robert Delaunay et surtout le Russe Wassily Kandinsky (1866-1944). Dans son livre Regards sur le passé, Kandinsky, alors qu'il était déjà un homme âgé, raconte comment, en rentrant dans son atelier « à l'heure du crépuscule naissant », il fut saisi par la beauté d'un de ses propres tableaux figuratifs qu'il avait aperçu posé sur le côté et dans une lumière trouble. Il eut soudain la conviction que la représentation de l'objet nuisait au tableau. Un épisode « accidentel », bien commode en l'occurrence. En 1912, Kandinsky, que sa découverte ait ou non été empirique, est sciemment abstrait…
" L'abstraction, à mon sens, est un terme à rejeter. Il n'y a pas de peinture abstraite ; seuls les moyens, et je dirais tous les moyens, sont abstraits ; mais toute peinture est concrète. C'est à chaque peintre de doser, en ce qui le concerne, l'apport extérieur et le sentiment intérieur. "
Marcel Gromaire, entretien avec André Warnod,
Arts, n° 23, 6 juillet 1945. »
Dans le Dictionnaire mondial des images / sous la direction de Laurent Gervereau, l’article Abstraction, signé Pascal Rousseau, signale certains antécédents de l'abstraction :
«
L’idée d'une peinture « abstraite » apparaît dès le XVIIIe siècle, au moment où se met en place une possible science de l'art, l'esthétique. Il s'agit de montrer combien la peinture appartient aux « arts libéraux », éloignée de l'imitation pure considérée comme un simple artifice de la technique, voire, de façon plus philosophique, un leurre (le fameux aphorisme de Pascal, stigmatisant ceux qui préféreraient l'illusion à la réalité). Dans ce débat surdéterminé par des questions relatives au statut de l'artiste, la peinture ne trouve ses lettres de noblesse que dans la distance virtuose du savoir et de l'imagination face au réel. Dès 1740, pour ne prendre que cet exemple, le Suisse Johann Jacob Breitinger défend ainsi la possibilité pour le peintre de « créer des êtres entièrement nouveaux » où se libère son pouvoir créatif face aux choses connues du monde : la abstractio imaginationis. Nous restons dans le registre de la figure allégorique, cependant Breitinger évoque déjà deux facultés qui nourriront le débat sur l'abstraction à l'aube du XXe siècle : l’élimination (essentialisme) et la synthèse (subjectivisme). Apparu dans les cercles de la philosophie empiriste, notamment dans les traités de Locke (son Essai sur l'entendement humain date de 1700), le concept d'abstraction conjugue en effet très tôt un double principe de sélection (abstraire) et d'articulation (construire) que le néoclassicisme ambiant met au service de l’expression d'une beauté idéale : l'abstraction a pour synonyme l'idéalisation, pour paradigme formel l'archétype (le canon) et pour corollaire moral, l'exemplarité (la vertu par l'engendrement de la belle image).
Avec les nouvelles sciences de la perception en plein essor depuis les Lumières (optique, physiologie des sensations, psychologie des formes), l'abstraction devient curieusement un outil de performativité de l'image. Non seulement elle est susceptible d'imposer face au réel des valeurs universelles aux dépens des contingences accidentelles de l'objet, mais elle oblige à dépasser le simple stade « passif » de la sensation. C’est tout l'argumentaire de l’Anglais
Joshua Reynolds dans ses fameux Discours sur l’art (1769-1790) où la culture de l'ébauche en peinture est présentée comme un tremplin à la participation active du spectateur, critère déterminant dans la réalisation d'un nouveau concept apparu dans le discours sur le beau : le plaisir esthétique (plus l’effort cérébral demandé au spectateur sera grand, plus l’émotion sera grisante). Le mouvement romantique s’empare de ce principe : mieux vaut suggérer que décrire en privilégiant l'art de la tache à celui de l'esquisse, pour reprendre les termes d'Alexander Cozens dans sa Nouvelle méthode pour secourir l'invention dans le dessin des compositions originales de paysage (1785). Cette approche annonce les paysages atmosphériques de J. M. W. Turner avant les « impressions » de Claude Monet, quand tout indice pittoresque du paysage vient à disparaître sous la puissance vibratoire des couleurs - ce que l'abbé de Lescluze, dans un traité du coloris publié en 1904, appelle la tentation « abstractionniste » de l'impressionnisme. »
On peut également noter ce passage dans le Dictionnaire des arts / Pierre Cabanne :
« Les origines de l'art abstrait sont nombreuses, depuis les murs lézardés de Léonard de Vinci jusqu'aux tableaux que peignit Turner à partir de 1841 ; de nombreux artistes et écrivains d'art étaient conscients comme Baudelaire de ce que « la ligne et la couleur font penser et rêver [et que] les plaisirs qui en dérivent sont d'une nature différente, mais parfaitement égale et absolument indépendante du sujet du tableau ». »
Enfin, l’ouvrage, Dictionnaire de la peinture par les peintres / Pascal Bonafoux, ajoute quelques pierres à l'édifice :
p. 16 : « Ainsi Antoni Tàpies affirme : « Des grottes d'Altamira à Picasso, en passant par Vélasquez, la peinture a toujours été abstraction. Face aux tenants inconditionnels du " réalisme ", j'ai dit bien des fois que la " réalité " n'est jamais dans la peinture, qu'elle ne peut se trouver que dans la tête du spectateur. L'art est un signe, un objet, une suggestion de la réalité à notre esprit. »
p. 18 : « … Balthus soupire : « Au bout du compte, toute chose peinte est une abstraction. »
… Est-ce celle définie par Bazaine qui confie lors d'une visite au Louvre : «Je veux dire que la peinture n'a jamais eu pour but de représenter le monde, de le copier, mais de l'inventer perpétuellement, de retrouver sa géométrie secrète, son sens profond ; plus l'art va loin dans cet approfondissement du monde et plus il est abstrait. » C'est une autre nécessité qu'évoque Picasso. Elle est fondamentale parce que : «L'art est le langage des signes. Quand je prononce "homme", j'évoque l'homme ; ce mot est devenu le signe de l'homme. Il ne le représente pas comme pourrait le faire la photographie. Deux trous, c'est le signe du visage, suffisant pour l'évoquer sans le représenter ... Mais n'est-il pas étrange qu'on puisse le faire par des moyens aussi simples ? Deux trous, c'est bien abstrait si l'on songe à la complexité de l'homme... Ce qui est le plus abstrait est peut-être le comble de la réalité. » Alberto Giacometti ne se pose pas une question différente : «Jusqu'à quel point l'art abstrait est-il notre vision la plus valable de la réalité ? Je me le demande. » Question que Francis Picabia, qui se passe quant à lui du « peut-être » encore dubitatif de Picasso, n'a pas besoin de se poser : « ... l'art abstrait a toujours existé. Ce n'est pas une découverte récente. Un homme regarde une toile de Cézanne représentant des poireaux par exemple. Il trouve ces poireaux admirables. Mais ce n'est pas l'aspect photographique des poireaux qui le ravit, c'est la part d'abstraction introduite par Cézanne en peignant les poireaux. » Au cours du même entretien il précise : « L'abstraction, c'est l'homme qui s'ajoute au prétexte de peindre. On n'annonce pas à l'avance qu'on va faire une toile abstraite. Faites la toile et vous verrez qui vous êtes à ce que vous aurez ajouté à votre prétexte. Ce sera vous-même. Ce sera la partie abstraite de la toile, si vous y avez mis quelque chose. »
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