Discrimination, racisme, tradition, loi... à Lyon*
LYON, MÉTROPOLE ET RÉGION
+ DE 2 ANS
Le 09/03/2005 à 19h12
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Question d'origine :
Bonjour,
j'ai été assez surprise de croiser dans la belle ville de Lyon (où je réside partiellement depuis peu) une enseigne qui interpelle mes sentiments citoyens et m'interroge : il s'agit d'une brûlerie qui s'appelle "AU NEGRE", en ville et à la Part-Dieu.
J'avoue que cela m'a choquée la 1ère fois, me choque encore, et je ne m'habitue pas. Encore plus surprenant, qu'aucun de mes amis lyonnais 'de souche' ne réagit comme moi. Ils trouvent cela normal, et s'étonnaient presque de ma désapprobation. Car, oui, au-delà de l'incompréhension, je désapprouve.
Je m'interroge sur les "mentalités" lyonnaises (y-a-t-il des sources là dessus?) et j'aurais imaginé qu'une longue tradition de voyages sur les routes de la soie avait plutôt ouvert les esprits.
Cette brûlerie remonte sans doute (?) à une époque ancienne, colonialiste, où une telle enseigne ne choquait pas plus que la pub "y'a bon banania" des années 40-50 mais je pensais que ces temps étaient révolus.
Et je me demande jusqu'où, en 2005, peut aller la "tradition" ? Et si cette enseigne n'enfreint pas une loi ?
J'ai cru remarquer que Lyon n'est pas une ville très cosmopolite. Y aurait-il une tradition style 'on reste entre soi' ou bien pour décourager les étrangers (et Français des DOM-TOM) de venir étudier, s'installer à Lyon?
En tous cas, je trouve que l'enseigne de cette boutique n'est pas à l'honneur de Lyon, et donne une mauvaise image de la ville et des Lyonnais...
Voilà, c'était un petit billet d'humeur...
Bien cordialement à vous.
Réponse du Guichet
anonyme
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 11/03/2005 à 16h52
Votre question (intervention) nécessite plusieurs types de réponse. Cette réponse-ci fait un point sur l'usage du mot nègre et les images qu'il véhicule, celle du département Lyon et Rhône-Alpes s'attachera à retracer l'histoire de l'enseigne "Au nègre" ainsi qu'à préciser des éléments sur les comportements sociologiques lyonnais.
Il existe peu de mots qui ont donné lieu à autant d'interprétations, revendications, connotations et publications que celui de nègre. Voici tout d'abord quelques définitions :
Nègre "homme de race noire" a pris au XVIIIe siècle plus particulièrement le sens d'"esclave noir" (1704) avec es locutions "traiter (qqn) comme un nègre" (1740-1755) et "travailler comme un nègre" (1812), cette dernière encore vivante. C'est aussi du XVIIIe que date le sens figuré (1757) de "personne qui ébauche ou écrit entièrement les ouvrages signés par un autre".
Adjectivé au sens de "qui appartient à la race noire" (1759), il entre dans les expressions race nègre (1814), aujourd'hui remplacé par race noire, et, au XXes. art nègre.
Le mot est souvent évité pour sa valeur péjorative et raciste, sauf quand il est employé par les Noirs eux-mêmes, ceci surtout depuis la prise de conscience d'une spécificité culturelle, liée aux mouvements de décolonisation du milieu du XXe siècle.
A partir du XVIIe s., le mot avait développé quelques sens analogiques : il est employé au sens de "brun foncé" (1611) comme ajectif et comme nom (1924).
source : Dictionnaire historique de la langue française.
Et voici un extrait du très long article que lui consacre le Trésor de la Langue Française Informatisé :
Remarque : Nègre, employé en parlant des personnes a eu des connotations péjoratives et, à ce titre, s'est trouvé concurrencé par Noir qui est moins marqué (voir HUGO, loc. cit.). Actuellement nègre semble en voie de perdre ce caractère péjoratif, probablement en raison de la valorisation des cultures du monde noir (v. négritude). Et comme le mot soleil est un claquement de balles / et comme le mot nuit un taffetas qu'on déchire / le mot nègre / dru savez-vous / du tonnerre d'un été / que s'arrogent / des libertés incrédules (CÉSAIRE, Corps perdu ds Aimé Césaire, Paris, Seghers, 1979 [1949], p.138). Je ne voulais pas être le plus grand des nègres qui ait jamais vécu, pas plus Toussaint Louverture que Walter White. Parce que, tout au fond de moi, là où les Blancs ne peuvent pas regarder, ça n'avait plus de signification (Ch.HIMES, S'il braille, lâche-le..., trad. de l'angl. par R. Vavasseur et M.Duhamel, Paris, Gallimard, 1972, p.235).
Dans cet article du quotidien canadien Le Devoir intitulé Blesser, déshumaniser, insulter..., Fo Niemi, Directeur général du Centre de recherche-action sur les relations raciales intervient en ces termes, rejoignant la conception du Dictionnaire Historique :
Pourquoi tenter de justifier un terme qui a été considéré par des experts en sciences sociales, des tribunaux et notamment les personnes de race noire autant au États-Unis qu'au Canada comme étant raciste et portant atteinte à la dignité de ces personnes ? La jurisprudence canadienne et québécoise en la matière est incontestablement claire à ce sujet : l'intention et l'effet du terme sont de blesser, de déshumaniser et d'insulter les personnes de race noire.
Dire que les peuples des pays africains «affirment» et «revendiquent» leur appartenance «au monde nègre» et insinuer que, en raison de son origine camerounaise, Monsieur Kotto n'a pas de raison de se sentir insulté d'avoir été traité de nègre est une très pauvre forme d'acrobatie intellectuelle.
Enfin, voici un extrait de l'ouvrage de Judith Butler, Le pouvoir des mots (critique du Nouvel Observateur) paru en 2004. Elle analyse dans cette ouvrage la violence verbale faite aux minorités aux Etats-Unis et dénonce aussi le fait que l'Etat puisse décider de ce qui est injurieux ou non. Pour elle, l’insulte n’a d’efficacité que parce qu’elle cite des mots déjà entendus, aussi bien par celui qui la lance que par celui qui la reçoit. Dès lors, il est préférable de jouer sur les retournements possibles et les réappropriations positives. L'extrait suivant porte sur l'usage du mot nègre :
« Nigger » et « spick »
« Nigger » [nègre] et « spick » sont des termes injurieux désignant respectivement les Afro-Américains et les Latino-Américains. Le terme « nigger » est aujourd’hui couramment utilisé dans le parler populaire afro-américain, en guise d’interpellation « amicale ». L’histoire du mot « nigger », insulte pouvant être utilisée maintenant entre amis, illustre la façon dont les mots les plus injurieux peuvent être sinon vidés absolument de leur charge d’injure, du moins transformés par un usage nouveau, imprévu, à tel point qu’ils n’ont plus le pouvoir d’infliger automatiquement une blessure.
Si l'on essaie de résumer ces différentes approches, le mot nègre demeure une insulte, sauf lorsque ce sont les Noirs eux-mêmes qui l'emploient. Mais au delà du sens du mot, il convient aussi de s'attacher à l'image qu'il véhicule, en particulier dans notre société française encore marquée par l'empire colonialiste qui fut le sien. Cet article du magazine culturel en ligne Africa Maat s'insurge contre la très récente réapparition de la célèbre "icône" Banania : Le retour du nègre "y’a bon" nouvelle version (...)la tête du parfait nègre colonisé revient avec un nouveau design (sic)...
Après plusieurs campagnes publicitaires axés, selon les spécialistes de la communication, sur l’humour et la dérision, le tirailleur revient. La formule n’a pas changé, la représentation du bon nègre comico-gentil (y’a bon ?) est toujours bien ancrée dans le cerveau des franco-gaulois !
La discussion qui suit cet article fait un parallèle avec les magasins "Au Nègre" que vous citez dans votre question, lesquels, au delà de leur nom, reprennent exactement les mêmes clichés colonialistes.
Enfin, si l'arsenal législatif français relatif aux discriminations raciales (saisir "lutte contre les discriminations") est important, il appartient au seul juge d'estimer ce qui relève de l'insulte raciale.
En complément, vous trouverez sur le site belge la Maison de la Francité un lexique identitaire qui définit et contextualise tous les mots issus de nègre :
nèg kongo l.m. ANTILLES
négraille n.f. ANTILLES
nègre n.m. LOUISIANE
nègre blanc n.m. AFRIQUE
Nègre des bois l.m. GUYANE
nègres blancs (d'Amérique) l.m.p. QUÉBEC
nègres rouges l.m.p. QUÉBEC
négrifier v.
négrisme n.m. AFRIQUE-ANTILLES
négriste adj. AFRIQUE-ANTILLES
négrité n.f. AFRIQUE-ANTILLES
négritien n.m. AFRIQUE
négritique adj. AFRIQUE
négro n.m. AFRIQUE
négro-africain n.m. AFRIQUE
négro-africain adj. AFRIQUE
négrodiasporisme n.m. AFRIQUE-ANTILLES
négrologie n.f. AFRIQUE
négrologue n.m. AFRIQUE
négrophile n.m. AFRIQUE
négrophilie n.f. AFRIQUE
négrophobie n.f. AFRIQUE-ANTILLES
négropolitain adj. ANTILLES
négropolitain n.m.
négrorenaissance n.f. ANTILLES-AFRIQUE
neg'zagonal n.m. FRANCE
Réponse du Guichet
bml_reg
- Département : Documentation régionale
Le 12/03/2005 à 13h40
Il est peut-être en effet choquant de voir dans Lyon cette enseigne "Au Nègre" apposée sur des cafés, mais, lorsque l'on apprend que ce café existe depuis 1933, on n’est pas étonné de cette utilisation des emblématiques de la colonisation comme argument de vente.
Ce n’est malheureusement pas choquant pour tout le monde, comme si cela était quelque chose que l'on ne voit plus, puisque cette dénomination perdure, bien que des démarches aient été entreprises pour que cette enseigne soit supprimée, mais en vain.
Petite pointe d’ironie, (si l'on peut dire), dans le centre commercial de la Part-Dieu le café "Au Nègre" fait face au "Café de la Libération" qui arbore le drapeau tricolore !
Vos amis lyonnais "de souche" trouvent cela normal parce que cela fait partie de leur environnement, et a fait partie de l’environnement de leurs parents, sans pour cela approuver les idées colonialistes ou racistes.
Régis Neyret dans un article du Monde daté du 23 septembre 1979 lance le terme de "lyonnitude", qu’il reprend par la suite dans son ouvrage : Le livre de Lyon : lugdunoscopie, où son but est de bousculer et de corriger les clichés et images véhiculés sur Lyon et les Lyonnais.
Vous pouvez consulter à la bibliothèque de la Part-Dieu, ou emprunter dans certaines bibliothèques d’arrondissements, l’ouvrage de l’historien-sociologue Bruno Benoît : La lyonnitude, qui présente de façon très scientifique, mais très attractive, ce qui fait le caractère de Lyon et des Lyonnais, et participe à mieux faire connaître Lyon, ville qui pâtit, selon un sondage Ipsos de juin 1999, commandé par la Ville de Lyon, d’un déficit d’images, puisque les affirmations suivantes continuent à être véhiculées "ville refermée sur elle-même, froideur des habitants, difficulté quand on n’est pas de Lyon à être accepté…". On trouve ces représentations déjà présentes sous la plume de Stendhal ou d’Alphonse Daudet !
Cependant, au vu de l’histoire, de tout temps Lyon a accueilli des étrangers (Antiquité, Renaissance,... ). Le mythe qui résiste au temps et qui veut que Lyon soit une ville peu accueillante, s’alimente auprès de ceux qui ne prennent pas le temps de comprendre cette ville et ses habitants en fonction d’une histoire originale, ou qui se contentent de reproduire quelques descriptions trouvées sous la plume caricaturale de certains auteurs.
De nos jours Lyon est jumelée avec de nombreuses villes dans le monde et vous pouvez juger du travail effectué par la Ville de Lyon et notament le service "International" en consultant son site : Ville de Lyon.
En outre, Lyon accueille de nombreux étudiants étrangers : vous pouvez également voir les structures, les organismes d’information et d’accueil, les programmes d’échanges et les aides, en faisant la recherche sur internet (étudiants étrangers lyon).
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