Question d'origine :
bonjour,
je m'interesse beaucoup aux témoignages des rescapés de la Shoah.
Or, un terme revient très souvent et je ne me l'explique pas : c'est celui de musulmans( ou muslim chez Levi).
En effet, ce nom était donné à ceux qui trop épuisés termineraient au crématoire lors d'une sélection.
On expliquait par exemple aux nouveaux arrivants que s'ils travaillaient fort même lorsque le kapo ne regardait pas, ils deviendraient musulmans ( comprendre sélectionné pour le crematoire).
Je n'ai jamais trouvé la réponse. Si vous pouviez m'aider.
Merci
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 18/02/2005 à 11h15
Voici différentes pistes pour tenter de cerner cette notion de « musulman » dans les camps de concentration.
Vous pouvez vous reporter au volume 12 de l’Encyclopaedia judaica.
A l’entrée « Muselmann », on peut lire : “ (German for Muslim) Nazi camp slang word for prisoners on the edge of death, i.e., showing the symptoms of the last stage of hunger, disease, mental indifference, and physical exhaustion. Mostly used at Auschwitz, the term seems to have originated from the typical deportment of the sufferers, e.g., to squat with their legs tucked away in “oriental” fashion, their faces a masklike stiffness.” (p. 538)
Selon cette encyclopédie, ce terme aurait été choisi en fonction d’une analogie entre la posture de prière des musulmans et l’attitude de soumission des détenus parvenus à la dernière extrémité.
L’ouvrage d’Hermann Langbein Hommes et femmes à Auschwitz consacre un chapitre aux « Musulmans ». On peut y lire p. 92 « Pendant cette période, les malades étaient indifférents à tout ce qui se passait autour d’eux. (…) Quand on observait un groupe de loin, il faisait penser à des Arabes en train de mendier, d’où le nom de « musulmans » qu’on leur donnait habituellement dans le camp. »
Joël Kotek et Pierre Rigoulot, dans leur ouvrage intitulé Le siècle des camps, étudient également le cas du « musulman », « détenu maigre et décharné, survivant dans un état voisin de la mort. (…) Le musulman ne prend plus soin de lui-même, mange n’importe quoi, fait ses besoins sur lui ; la conscience de son humanité semble l’avoir quitté. Tragiquement, il s’expose ainsi à la cruauté aussi bien des surveillants, que de ses propres camarades, à qui il inspire, au lieu de la pitié, du dégoût et du mépris » (p. 365-366).
Dans Ce qui reste d’Auschwitz, chapître 2, page 49 et suivantes, Georgio Agamben suppose que ce terme de « Muselmann » renvoie probablement « au sens littéral du terme arabe muslim, signifiant celui qui se soumet sans réserve à la volonté divine, et d’où proviennent les légendes sur le prétendu fatalisme islamique, assez répandues en Europe depuis le Moyen Age (avec cette nuance péjorative, le terme est attesté dans plusieurs langues européennes, et particulièrement en italien) ». Il rejette l’idée que ce terme pourrait avoir une parenté avec le terme de Muschel (moule) que Primo Levi entend dans Muselmann, lorsqu’il parle d’ hommes-coquillages.
Cependant, selon les différents témoignages d’anciens déportés que nous avons pu lire, et notamment, sur le site allemand du Centre de documentation et d’information sur le racisme, il semble bien que cette expression ait dépassé la simple analogie de posture ou de soumission au destin :
«Muselmänner : Bezeichnung für völlig ausgehungerte, abgemagerte Menschen, die als lebende Leichen vor sich hinvegetierten. Im Begriff "Muselmann" kommt die antisemitische Haltung der Nazis zum Ausdruck.»
(Musulmans : terme qui désignait des êtres totalement morts de faim, amaigris, qui, n’étant plus que des cadavres vivants, tombaient progressivement dans l’animalité. Dans le concept de « musulman » s’exprime la position antisémite des nazis).
Si vous lisez l’allemand, vous pouvez vous reporter au site Shoa.de. Vous pourrez y lire un article de Wolf Oschlies sur « La langue dans les camps de concentration », pour lequel il utilise le terme de « Lagerszpracha »
« Ein durchgehender Zug der Lagerszpracha ist ihr mehrdimensionaler lexikalischer Mischcharakter, denn in mehr oder minder "reiner" Form schlug sie bis in die offizielle Korrespondenz der SS durch: Wenn dort z.B. zu lesen war, die neu angekommenen Häftlinge seien größtenteils "Muselmänner", dann war das ein typischer Lagerausdruck für Häftlinge im letzten Stadium der Entkräftung. Umgekehrt benutzten Gefangene SS-offizielle Begriffe, da anders die Realität eines KZ nicht auszudrücken war. Darüber hinaus war die Lagerszpracha ein lexikalisches Gemisch der Sprachen aller Gefangenen ».
Dans ce passage l’auteur relève le fait caractéristique de cet « esperanto » des camps, non seulement d’avoir été un mélange lexical de toutes les langues représentées dans le camp, mais aussi d’avoir été utilisé par les SS eux-mêmes dans leur correspondance officielle. Il donne comme exemple le terme de « musulman » qui était une expression typique par laquelle les détenus désignaient ceux d’entre eux qui avaient atteint les limites de l’épuisement, tandis que les SS, eux, l’employaient comme synonyme de « nouveaux arrivants ».
L’auteur évoque plus loin le fait que bien des expressions courantes de la langue des camps avaient une origine inconnue, comme par exemple l’adjectif « gut » (bon, bien) remplacé très fréquemment par l’expression « extra prima Saloniki », (en gros, de la super qualité de Salonique, les Grecs étant réputés dans les camps pour avoir des difficultés avec les langues étrangères ! )
Vous trouverez sur ce site, très riche de liens, une courte bibliographie sur ce « Krematoriumsesperanto », dont il est question notamment dans Les cahiers d’Auschwitz.
En conclusion, nous sommes tentés de dire que ces questions de posture, ces histoires de turban, de soumission à la loi avancées par bien des auteurs et rescapés des camps pour expliquer ce terme de « musulman », peuvent apparaître comme des tentatives d’exercices d’ «étymologie populaire » visant à justifier le choix du vocable, à le rationaliser en essayant de faire coïncider le mot et l’image.
En somme, la question du sens du terme de « musulman » cristallise la question du langage ou plutôt de la langue dans un univers concentrationnaire. En effet, c’est un peu comme si l’ « arbitraire » normal de la langue (pourquoi cet objet s’appelle-t-il arbre ou tree ou Baum ?) était décuplé par l’ « arbitraire » du système au pouvoir. Quand « prendre une douche » signifie « aller se faire gazer », pourquoi « musulman » ne pourrait-il signifier « juif, homosexuel, communiste, tzigane… à l’article de la mort » ?
Quand on dénie à autrui sa différence, tous les amalgames sont possibles, et un terme générique portant lui aussi l’idée d’étranger, de différent, de « pas comme nous » fait l’affaire.
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