Question d'origine :
Bravo pour votre initiative !
J'essaie de retrouver les références de la philosophie qui considère le temps non pas comme allant du passé vers le futur, mais allant d'une part du passé vers le présent et d'autre part du futur vers le présent.
Cette approche est intéressante car elle montre que ce qui est important est le présent où se font les choix qui dépendent d'une part du passé (la causalité) mais aussi des différents futurs possibles entre lesquels on veut choisir : nos choix présents dépendent donc des différents futurs possibles que nous pouvons anticiper.
Je pensais qu'il s'agissait de philosophe Chinoise mais je n'ai pas retrouvé apparemment dans Confucius ou dans le Taoïsme.
Merci de votre aide.
Réponse du Guichet
bml_chin
- Département : Fonds Chinois
Le 25/08/2004 à 09h13
En Chine s’est développé un concept du temps cyclique et non pas linéaire, ce qui constitue l’une des différences fondamentales avec la philosophie occidentale: depuis l’époque Shang (ca. 1600-1046 av. J.C.), la pensée chinoise s’est basée sur une notion cyclique du temps qui resta centrale pendant les époques successives.
« Le Temps est considéré comme ayant une nature cyclique et procède donc par révolution. […] Les saisons ont fourni des emblèmes à la conception du Temps », car « le Temps paraissait avoir une nature cyclique et que l’année, avec ses saisons, offrait l’image d’un cycle ».
Dans la pensée chinoise ancienne, des notions comparables à nos idées abstraites de nombre, de temps, d’espace, de cause n’apparaissent pas : c’est plutôt « à l’aide d’un couple de symboles concrets (le Yin et le Yang), que les Sages de toutes les ‘Écoles’ cherchèrent à traduire un sentiment de [i]rythme, qui leur permet de concevoir les rapports des Temps, des Espaces et des Nombres en les envisageant comme un ensemble de jeux concertés. Le Tao est l’emblème d’une notion plus synthétique encore, entièrement différente de notre idée de cause et bien plus large :[/I] […] par elle, est évoqué, dans sa totalité et son unité, un Ordre à la fois idéal et agissant. Le Tao catégorie suprême, le Yin et le Yang, catégories secondes, sont des Emblèmes actifs. Ils commandent tout ensemble l’ordonnance du monde et celle de l’Esprit. Nul ne songe à les définir. Tous leur prêtent, en revanche, une notion d’efficacité, qui ne semble pas se distinguer d’une valeur rationnelle. […] La plupart des interprètes d’Occident voient cependant en elles les produits de telle ou telle pensée doctrinale. Ils les traitent comme des conceptions savantes, susceptibles par la suite d’être définies ou traitées abstraitement.» (Marcel Granet, La Pensée chinoise, d’où sont tirées toutes les citations ci-dessus. Voir en particulier le Livre II, Chapitre premier: Le Temps et l’espace).
Dans la pensée chinoise ancienne c’est l’idée de mutation (yi) qui prime :
« L’idée de mutation ôte tout intérêt philosophique à un inventaire de la nature où l’on se proposerait de constituer des séries de faits en distinguant des antécédents et des conséquents. Au lieu de constater des successions de phénomènes, les chinois enregistrent des alternances d’aspects. Si deux aspects leur paraissent liés, ce n’est pas à la façon d’une cause et d’un effet : ils leur semblent appariés comme le sont l’endroit et l’envers, ou […] comme l’écho et le son, ou, encore, l’ombre et la lumière. La conviction que le Tout et chacune des totalités qui le composent ont une nature cyclique et se résolvent en alternances, domine si bien la pensée que l’idée de succession est toujours primée par celle de interdépendance. On ne verra donc aucun inconvénient aux explications rétrogrades. Tel seigneur n’a pu de son vivant, obtenir l’hégémonie, car nous dit-on, après sa mort, on lui a sacrifié des victimes humaines. » (Ib., p. 272).
Nous vous renvoyons donc à l'essai de François Jullien, philosophe et sinologue, Professeur à l’Université Paris VII, intitulé Du temps : éléments d’une philosophie du vivre, dont voici l'incipit du premier chapitre et une brève.
La pensée chinoise – il est dit dans un compte rendu de cet ouvrage – « n'ignore pas le "moment" (le saisonnier, l'opportun) ni la "durée". Mais elle n'a pas forgé la catégorie abstraite du temps, englobant la totalité des expériences de la durée et leur succession, pas plus qu'elle n'oppose, comme nous ne cessons de le faire, futur, passé et présent, la langue chinoise ne conjuguant pas. On aurait tort de croire que l'ouvrage s'en tient là. Son principal intérêt est au contraire de déboucher, d'une manière inattendue et novatrice, sur la question des limites respectives de la sagesse et de la philosophie. Comment passe-t-on de la question du temps à cette dernière confrontation ? Schématisons. La réflexion sur la temporalité est au cœur des règles de vie. Quand il s'agit de savoir comment vivre, les interrogations sur la disponibilité au moment qui s'offre, ou sur la possibilité de s'installer dans l'instant présent, deviennent en effet décisives.
La sagesse chinoise suggère des solutions qui se tiennent pour ainsi dire en dehors de la notion générale de temps. Sortir de ce "pli du temps" où s'est développée notre histoire intellectuelle autant qu'affective ou politique, ce serait aussi échapper à la "thématique du souci", s'orienter vers ce que François Jullien nomme "une insouciance qui ne soit pas une fuite". »
Anne Cheng, dans son Histoire de la pensée chinoise, fait référence au concept de « Opportunité » (shi) « qui conçoit le temps non pas comme écoulement homogène et régulier, mais comme processus constitué de moments plus ou moins favorables. ». Cette notion a été développée entre autres dans La Grande étude (Da xue – ouvrage attribué à Zeng Shen (505-453 a. C.), disciple de Confucius), et dans L'Invariable milieu (Zhong yong – texte traditionnellement attribué à Zi Si, petit-fils de Confucius, mais qui résulte probablement d’un travail cumulatif) :
Toute chose a des racines et des branches, les événements ne finissent que pour recommencer. Connaître le bon ordre de succession des choses, c’est être proche du Dao.
C’est seulement en trouvant leur parachèvement que les choses ne finissent que pour recommencer, faute de quoi elles ne sauraient même pas exister. Aussi l’homme de bien accorde-t-il la plus grande valeur à ce parachèvement […] c’est dans ce sens qu’il exerce [sa vertu] au moment le plus opportun.
L’univers apparaît ici comme un champ en perpétuelle mutation, où les choses n’ont pas de contours individuels fixes et où les événements n’ont pas de repères temporels préétablis – univers de situations qui se transforment constamment en configurations nouvelles. Le sage s’y intègre comme étant celui qui connaît et guide dans une certaine mesure le flux des événements.
A partir du postulat que le futur est déjà dans le présent à l’état de germe, la pensée chinoise a toujours porté son attention à tout ce qui n’est encore qu’en gestation : ‘l’infime amorce’ (ji), ‘le ténu’ (wei), ‘le quintessentiel’ (jing), ‘le germe’ (duan) sont tous des termes qui désignent une seule et même notion :
Le Maître [Confucius] dit : ‘Connaître l’infime amorce (ji) ne tient-il pas de l’esprit à son comble (shen) ? […] L’infime c’est l’imperceptible commencement du mouvement, le tout premier signe visible du faste [ou du néfaste]. L’homme de bien, dès qu’il voit l’infime, passe à l’action, sans attendre la fin de la journée.
[passage du Xi ci – Grand commentaire].
Une situation, quelle qu’elle soit, n’est jamais une donnée figée, elle est la préfiguration (ou l’image – xiang) d’un aboutissement. Est à l’état de germe ce qui est déjà tout en n’étant pas encore tout à fait. Celui qui à compris cela part d’une simple constatation de fait : Un décalage d’un cheveu aboutit à une erreur de dix mille lieues et se distingue du commun des mortels : Le sot ne voit même pas ce qui est achevé, le sage voit ce qui n’est pas encore en germe.
De la même façon le Laozi se montre attentif aux phénomènes avant même qu’ils n’aient pris forme (weixing) et ne se soient réalises (cheng) :
[…]
L’agir se tient dans ce qui n’est pas encore
L’ordre s’instaure avant que n’éclate le désordre
Cet arbre qui rempli tes bras est né d’un germe infime
[…]Ce périple de mille lieues à commencé sous tes pieds […]
Soit attentif au terme comme au germe
Jamais tu ne connaîtras l’échec. »
(Laozi, 64, toutes les citations ci-dessus sont tirées de l’ouvrage de Anne Cheng, p. 280-286.)
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