Question d'origine :
qu'appelle-t-on un philosophe ? les "nouveaux philosophes" de notre époque méritent-ils cette appellation de "philosophe" ? quel système de pensée ont-ils innové ? peut-on comparer leurs réflexions sur notre monde à des systèmes aussi élaborés que ceux de Kant, Spinoza ou Schopenhauer ?
Réponse du Guichet
bml_civ
- Département : Civilisation
Le 19/10/2005 à 14h04
Nous vous proposons d’abord quelques définitions
Philosophe :
Spécialiste de philosophie, science étudiant les principes et les causes, les fondements des valeurs humaines au niveau le plus général
libre-penseur du mouvement des Lumières, au XVIIIe siècle
personne sage, modérée, sereine
penseur
Dictionnaire de l’encyclopédie Universalis en ligne
On pourrait penser qu’est philosophe celui qui pratique la philosophie (dans les différents sens de ce mot). Historiquement, c’est l’inverse : la philosophie est l’attitude ou l’activité du philosophe. C’est ainsi que Pythagore passa dès l’Antiquité pour avoir le premier défini le comportement des philosophes par opposition explicite à celui des autres hommes,[…]. Un tyran lui ayant demandé d’expliquer ce qu’était un «philosophe», Pythagore aurait répondu par une comparaison avec les jeux panhelléniques. Dans la foule qui venait à ces jeux, il y avait trois groupes distincts : les uns, selon Pythagore, venaient pour lutter, les autres pour profiter de l’affluence et faire du commerce, et les autres « qui sont les Sages » (Diogène Laerce) pour trouver leur contentement dans la contemplation du spectacle. Bien que cette anecdote ait été controuvée […], elle apparaît assez en accord avec ce que les Présocratiques pensaient en général de leur propre attitude. Le mot de philosophie semble être intervenu qu’un peu plus tard (avec Héraclite?) pour désigner cette attitude devant la vie.
Il n’est donc pas contradictoire avec la tradition la plus ancienne que nombre de gens puissent être « philosophes » au moins en théorie , sans se référer, par l’enseignement ou la pratique, à une philosophie définie comme telle. […]
On rencontre dans divers textes des discussions académiques pour savoir si tel ou tel auteur de « pensées » est un philosophe. Il serait philosophique d’admettre qu’il y a des philosophes « au sens large » et des philosophes « au sens étroit », à condition :
a)de ne pas exclure de cette dignité ceux qui n’ont pas les mêmes opinions que le philosophe qui parle ;
b)de reconnaître que la première catégorie peut s’étendre jusqu’à des penseurs très marginaux, mais dont l’effervescence intellectuelle est stimulante pour la philosophie. Réciproquement on peut admettre que tout philosophe est mieux placé qu’un non philosophe pour juger de la qualification philosophique d’autrui. Rappelons toutefois qu’à de rarissimes exceptions près, n’est reconnu en France aujourd’hui comme philosophe que celui qui enseigne la philosophie dans un quelconque « cadre universitaire
Vocabulaire Bordas de la philosophie
Quand vous parlez des «nouveaux philosophes» de notre époque, on pense d’abord aux quelques jeunes auteurs qui ont fait grand bruit sous ce nom dans les années 70.
Au milieu des années 70 se formait, autour de Bernard-Henri Lévy et d’un éditeur, Bernard Grasset, un groupe de jeunes philosophes dont André Gluksman, Jean-Paul Dollé, Christian Jambet, Guy Lardreau et Jean-Marie Benoist, pour exprimer leur désillusion et leur rejet violent des « maîtres à penser », du marxisme et, de manière générale, de toute doctrine révolutionnaire (voir la Barbarie à visage humain, Bernard-Henry Lévy, 1977). Dépassant la dénonciation des systèmes totalitaires et de la pensée nietzschéenne, certains d’entre eux, appuyés par Maurice Clavel, proclamèrent la nécessité de rétablir un humanisme fondé sur la foi et les droits de l’homme. Concept vite épuisé, la « nouvelle philosophie » fut le symptôme visible d’un mouvement plus ample, dans le monde intellectuel français, d’une critique des philosophies de l’histoire et des systèmes doctrinaires.
Sciences Humaines Hors série N° 21 juin-juillet 1998 p 47
Près de 10 ans plus tard, que reste-t-il de cette singulière aventure? Deux ou trois souvenirs forts au moins. D’abord celui d’un extraordinaire battage médiatique, comme on en avait pas connu jusque là dans le domaine des idées, et comme on n’en a, du reste pas revu depuis. Ensuite celui du premier ébranlement sérieux subi par la pensée marxiste dans le paysage intellectuel français. Enfin, peut-être celui de l’amorce d’un retour à la philosophie au moment où triomphaient, au milieu des années 1970, les sciences humaines.
Du battage médiatique Jean-François Lyotard a expliqué les mécanismes de base. L’expression « nouveaux philosophes », empruntée à Nietzsche, est apparue pour la première fois dans un dossier des « Nouvelles littéraires », où Bernard-Henri Lévy présentait sous cette appellation quelques jeunes auteurs dont il était l’éditeur.
Le Monde 2 samedi 5 mars 2005 Dossier : Que reste-t-il des nouveaux philosophes ?
Les critiques ont été très sévères à l’époque.
Ainsi, vous trouverez un entretien avec Gilles Deleuze, intitulé «A propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général » dans Deux régimes de fous, textes et entretiens 1975-1995
La lecture de l’ouvrage Contre la nouvelle philosophie, édité en 1977, très polémique sur la « nouvelle philosophie »
Sur la quatrième de couverture, il est écrit : À vrai dire, ceux qui traînent derrière le label « nouvelle philosophie» semblent totalement étrangers à la philosophie contemporaine d’ailleurs bien vivante.
Repartons de ce propos, d’abord pour le nuancer, si la « nouvelle philosophie » en tant que telle n’a pas fait long feu et ne représente pas un courant philosophique à proprement parler, l’aventure a été marquée par des livres. La Cuisinière et le Mangeur d’hommes(le Seuil 1975) ou les Maîtres penseurs(Grasset, 1977), d’André Glucksmann, tentent d’explorer les racines philosophiques du totalitarisme ; La Barbarie à visage humain (Grasset 1977) ou L’Idéologie française (Grasset, 1981) de Bernard-Henri Lévy, sur le même thème , peuvent être rapprochés du Sanglot de l’homme blanc (Seuil, 1983), de Pascal Bruckner. Droit d’ingérence, soutien à la dissidence, et, pour certains soutien aux interventions américaines, du Kosovo à l’Irak : même si les itinéraires ont varié bien des combats de ces intellectuels qui portent une version post-sartrienne de l’engagement demeurent identifiables . Le Monde 2 ( cité plus haut)
Deux articles peuvent être consultés dans le Magazine littéraire hors série 1966-1996 : La passion des idées :
-1976 : les nouveaux philosophes Contre la politique par Jean-Paul Dolllé (p 52)
-1996 le retour de la philo Vingt ans après par Bernard-Henri Lévy ( p 132)
Des auteurs comme André Glucksman, Bernard-Henri Lévy n’ont pas disparu du champ de la philosophie contemporaine.
En 1996, par exemple, le Magazine littéraire consacrait un numéro à la philosophie, intitulé « Philosophie, la nouvelle passion, nouveaux enjeux et nouveaux auteurs »( N° 339 janvier 1996). Olivier Mongin propose un article, intitulé « André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, la résistance contre le mal ». Il tentait d’analyser en quoi la question du mal est aujourd’hui le ressort principal de la réflexion sur l’engagement du philosophe.
Pour répondre complètement à votre question, peut-être faudrait-il envisager plus largement la notion de nouveaux philosophes de notre temps. La philosophie contemporaine est-elle bien vivante ?
Malgré la restriction successive de ses territoires, la philosophie n’est pas morte au XX° siècle. Ludwig Wittgenstein l’avait annoncé : « De l’ancienne culture il ne restera qu’un tas de décombres, et pour finir un tas d cendres, mais il y aura toujours des esprits qui flotteront sur ces cendres »La philosophie devait donc poursuivre son chemin « sur les cendres » de l’ancienne culture.
[…]
Le XX° siècle étant désormais terminé, on peut rétrospectivement cerner quels furent les grands courants philosophiques qui l’ont animé. Six zones d’influence majeures sont aisément repérables : la phénoménologie, la philosophie analytique, la philosophie des sciences, la critique de la modernité, la philosophie morale et politique. Telles furent les voies du renouveau. Chacune à sa manière a redonné vie à l’entreprise philosophique.
Philosophies de notre temps
Les pages 24 et suivantes de cet ouvrage vous permettront de découvrir une synthèse de ces courants et des grands auteurs qui les ont portés.
Pour ce qui est de la situation actuelle, reportons-nous à un entretien avec Luc Ferry dans le même ouvrage
Aucun philosophe professionnel aujourd’hui ne pourrait se comparer sans prêter immédiatement à rire aux grands philosophes du passé. Il y a certes là un vrai problème. Personne ne peut prétendre écrire un livre équivalent à La République de Platon ou aux Méditations de descartes.
On pourrait interpréter ce phénomène comme la marque du déclin de l’Occident. Mais l’hypothèse d’une mutation génétique qui rendrait les intellectuels contemporains moins intelligents qu’autrefois est peu plausible. L’épuisement des projets et des grands desseins n’est pas non plus une explication satisfaisante.
Je crois plutôt que la philosophie, et d’une façon générale le travail intellectuel, a changé de statut depuis la fin du XIX° siècle. La philosophie moderne de Descartes à Nietzsche a vu de grands auteurs produire de grands systèmes de pensée laissant une large place pour un éthique, une esthétique, une philosophie de la science », et éventuellement une philosophie politique.
Ces systèmes, qui prennent en compte tous les aspects de la philosophie théorique et pratique, essayent de concurrencer la religion sur un point précis : ils touchent en effet les questions ultimes, celles qui relèvent du sens de l’existence. Marx lui-même élabore une vision globale du monde, où tous les aspects de l’intelligence et de la culture cohabitent. Il résout également le problème du sens de l’existence en affirmant que le salut sur Terre serait l’avènement de la société sans classes.
A des degrés divers, je pense que l’on retrouve ce phénomène dans toute la philosophie moderne et en particulier dans ce qu’on appelle l’idéalisme allemand. Or nous constatons aujourd’hui que plus aucun philosophe ne prétend produire quelque chose de semblable à ces grands systèmes.
Sur le rôle du philosophe aujourd’hui, vous pourrez trouver des éléments de réponse dans la suite de cet entretien ou encore dans le dossier déjà cité du magazine littéraire. Signalons notamment la contribution de Christian Delacampagne : Bilan d’un siècle de philosophie.
DANS NOS COLLECTIONS :
Ça pourrait vous intéresser :
Commentaires 0
Connectez-vous pour pouvoir commenter.
Se connecter