Question d'origine :
Je me demandais pourquoi 2 actrices jouent le même rôle (conchita) dans le film de Buñuel?
J'ai bien une petite idée sur la question...mais je voulais vérifier.
Merci d'avance
Réponse du Guichet
bml_art
- Département : Arts et Loisirs
Le 12/08/2005 à 07h44
«Cet obscur objet du désir» (1977), le dernier film de Luis Buñuel, est une adaptation du roman «La femme et le pantin» de Pierre Louÿs. Il raconte la relation amoureuse mouvementée de Mathieu Faber (Fernando Rey) avec une femme nommée Conchita (tantôt Angela Molina, tantôt Carole Bouquet), relation qui se transforme en obsession. Il passe, avec elle, par divers états d’esprit qui vont du désir à la frustration ; des caresses à la violence. Elle l’excite, semble se livrer à lui, puis se dérobe. Parallèlement à cette histoire, une série d’attentats terroristes.
La présence de deux actrices pour jouer le même personnage est sujette à de nombreuses interprétations (autour des relations homme/femme, du désir, de la réalité et du rêve ou du jeu y compris théâtral), comme le reste du film d’ailleurs qui fourmille de détails, de symboles résonnant complexement entre eux, et avec le reste de l’œuvre du cinéaste.
Marcel Oms, dans Don Luis Buñuel (éditions du Cerf, collection 7e art), se fait l’écho de l’interprétation la plus commune :
«Buñuel brouille encore plus les pistes [de la narration] en distribuant le rôle de Conchita entre deux comédiennes aussi différentes que Carole Bouquet et Angela Molina, la glace et le feu, la Française et l’Espagnole, l’élégance racée et l’incandescence innocente.
Quelles que soient les raisons de cette double distribution du rôle, la trouvaille relève du génie parce qu’elle atteint au cœur même du problème soulevé : la nature du désir. Le désir qui naît du manque ne connaît pas encore son objet véritable, et Mathieu verra se succéder d’une scène à l’autre deux images de son désir sans discerner l’identité véritable de Conchita. Or celle-ci n’a peut-être pas d’autre identité que celle conférée par l’imagination de l’homme.
En même temps le spectateur ne s’aperçoit pas tout de suite de la substitution et Mathieu ne s’en aperçoit jamais. […]
A priori ce que nous voyons à l’écran est la concrétisation des images mentales qui dictent le récit de Mathieu. Or la double personnalité de Conchita correspond à la dissociation schizophrénique de l’homme en proie au désir sexuel et sollicité, en même temps, par une représentation de l’objet désiré et par la présence physique d’un corps de femme plus ou moins facile d’accès.
Les deux représentations de Conchita correspondent, par ailleurs, à deux stéréotypes de la féminité : la sensualité à fleur de peau un peu vulgaire de l’Espagnole, tempérée par sa candeur apparente et sa virginité avouée ; l’élégance raffinée mais un peu froide de la Française, rehaussée par la distinction des gestes et son aisance de bon aloi.»
Charles Tesson précise (dans Luis Buñuel, éditions Cahiers du cinéma) que le dédoublement entre «la fraîche innocente» et «la figure diabolique de la tentation», ou «la Vierge et la Putain, archétype du cinéma commercial mexicain» est déjà présent dans l’œuvre de Buñuel dès «L’enjôleuse» (ou El Bruto), film de 1952 de sa période mexicaine : «Le dédoublement des rôles dans Cet obscur objet du désir est la continuation de ce motif sous une autre forme. Dans El Bruto, Paloma et Leche se déchirent pour le même homme. Dans Cet obscur objet du désir, elles se mettent à deux pour ne pas le désirer. Elles se divisent physiquement tout en restant unies sur le fond : de lui, elles n’ont pas envie. Si Buñuel est un fin observateur de la rivalité féminine, point commun avec Sternberg, Cet obscur objet du désir constitue un des rares cas de rivalité mimétique inversée (une association à deux pour résister au même) dans le cadre d’un dédoublement improductif, du point de vue de l’homme concerné.»
Mais, comme le dit encore Charles Tesson : «on a trop vu en Buñuel un cinéaste qui se plaît à dérouter son spectateur et à décourager toute interprétation, faisant du principe d’incertitude qui règne dans ses films la visée consciente de son système, la frustration engendrée par le sens qui se dérobe devenant facteur de modernité. Un joueur en somme, qui, après s’être ri de ce monde, rit à son tour de son spectateur. [..] Le cinéma de Buñuel a bénéficié d’une
Et il est vrai, qu’en lisant une interview donnée par le réalisateur au sujet du film qui nous occupe (dans l'ouvrage au titre évocateur Il est dangereux de se pencher au-dedans, Cahiers du cinéma) le spectateur est bien dérouté, s’il n’est pas amusé… En voici des extraits :
«J’avais pensé que Maria Schneider serait bien pour le rôle. Elle n’est pas d’une beauté éblouissante, ce qui convenait car elle pouvait rendre plus mystérieuse l'attirance que Fernando Rey devait éprouver pour elle. Je pense que cette jeune fille est bien dans d’autres films, mais pour le mien, nous ne nous comprenions pas. Nous devions refaire les prises les unes après les autres […] c’était grave parce que le tournage avait déjà coûté beaucoup d’argent. Alors tout à coup j’ai dit « on pourrait engager deux actrices… » J’avais à peine fini ma phrase que j’avais déjà le sentiment d’avoir dit une sottise. Mais Silberman [le producteur] a trouvé l’idée magnifique. Vous voyez comment s’explique ce qui a l’air si mystérieux.
[…]
C’est curieux que le public ait accepté les changements constants d’actrice. Au début je me suis dit : «on va penser qu’il s’agit de deux personnages différents». Mais non, le public les a perçus comme ne faisant qu’un. Ce qui prouve bien qu’il y a dans le cinéma quelque chose de l’ordre l’hypnotisme. Dans la vie réelle, vous ne confondriez jamais les deux femmes.
[A une question sur est-ce que cette femme est LA femme ?]
Un symbole, c'est encore pire. Non, ma trouvaille est complètement arbitraire. Si mon ami Silberman m'avait dit que c'était une aberration,j'y aurais renoncé tout de suite. Je ne peux pas expliquer pourquoi j'ai pensé à deux actrices. J'aurais très bien pu remplacer Schneider par une seule des deux actrices, n'est-ce pas ?
[A une question sur la répartition des scènes]
Au hasard, non. Il importait peu que telle scène revienne à l'une et telle scène à l'autre, mais je faisais en sorte qu'elles aient le même nombre de scènes.
[et enfin]
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