Question d'origine :
Au fond, que veut dire Angelopoulos lorsqu'à la question "combien de temps durera demain ?" ilr épond "l'éternité et un jour" ?
Réponse du Guichet
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- Département : Arts et Loisirs
Le 09/08/2005 à 09h12
Avec «L’éternité plus un jour», un film de 1998, Theo Angelopoulos a remporté la Palme d’Or à Cannes la même année.
Ce film raconte les dernières heures (une journée, une nuit) d’un écrivain malade (nommé Alexandre et joué par Bruno Ganz) qui pressent qu’il va mourir. Le présent, l’histoire, les souvenirs, l’imaginaire, l’enfance, font la matière de ce film. Qui est, comme «Le voyage à Cythère», une mise en scène d’une mémoire, selon les dires du réalisateur…
«Pour Angelopoulos, comme pour tout véritable auteur de films, le cinéma est un art du temps. A l’ouverture de la fiction, dans le monologue de la voix off s’insère d’emblée une interrogation sur le temps laissée sans réponse : «Qu’est-ce que le temps ?». Comme dans la plupart de ces films, l’auteur déploie ici son récit en d’amples périodes qui laissent se développer les «temps morts», dédaignés du montage classique. Son montage refuse le montage cut qui condense l’action, et le recours aux plans-séquences renforce la dilatation du temps. Mais, à l’intérieur du récit, le flashback joue un rôle différent. […] Il fait apparaître dans le plan les souvenirs d’une conscience individuelle, celle d’Alexandre. […] La thématique du voyage se déplace ici du registre de l’espace à celui du temps. Le parcours d’Alexandre dans Salonique est en réalité un itinéraire intérieur qui débouche sur la mort.»
[…]
«c’est la présence de sa femme [Anna, morte depuis longtemps, qu'Alexandre se reproche n'avoir pas assez aimée] dans ses souvenirs qui, en définitive, aide l’écrivain à mourir dans la sérénité. L’originalité du dernier flash-back, sur lequel se referme le récit, naît de ce que le présent est réintroduit dans le passé, de telle sorte que l’écrivain ne peut plus dissocier ces deux registres temporels. Il pénètre dans une grande maison vide. En plan-séquence, la caméra en explore l’espace intérieur selon un double et lent travelling latéral, gauche-droite, puis droite-gauche. La voix off d’Anna précède l’apparition de la jeune femme dans le dernier souvenir transcrit par l’image : «Je t’écris devant la mer,… tremblante… Donne-moi un jour…» Anna entraîne Alexandre dans un lent mouvement de danse sur la plage, devant la mer. Retour au présent avec cette confidence qui s’adresse à l’épouse morte, mais pour l’écrivain toujours vivante : «Je n’irai pas à l’hôpital Anna…» Les propos qui suivent s’entendent à nouveau dans le passé. «Demain, ça dure combien de temps ?» interroge Alexandre. «L’éternité et un jour» répond la jeune femme.
Le temps du bonheur est irrémédiablement enfui, mais son souvenir permet d’affronter le présent, de faire face à la mort. »
Extraits de l'article de Michel Estève dans le dossier consacré à Theo Angelopoulos, dansla revue Etudes cinématographiques, en 1998. Cet article souligne bien que la temporalité, ici, est d'abord cinématographique, que l'éternité c'est le passé et l'avenir, dans un paradoxe, et que cette fameuse journée, elle est en plus, elle condense tout cela. Le jour c'est aussi peut-être le jour donné aujourd'hui en cadeau à une femme morte qui le demandait dans le passé, mais aussi dans le présent du film...
Pour compléter, voici un compte-rendu du tournage et une bribe d'interview d'Angelopoulos (Article de Michèle Levieux, paru dans L’humanité, 25 mai 1998) :
«C’est la première fois que Théo Angelopoulos, dont on connaît le goût pour les récits épiques, l’aventure collective, conte une histoire individuelle et intérieure. «Cela m’a fait beaucoup souffrir, nous dit-il, parce que j’ai dû passer par mille détours pour faire jaillir cette histoire de mon coeur. Parce que l’Eternité plus un jour, c’est l’expérience de quelqu’un qui, à un moment critique de sa vie, la revisite. C’est très dense. Tout est venu de la mort de Gian-Maria Volonte. J’ai vécu le dernier jour de sa vie. Pour le Regard d’Ulysse, nous effectuions un voyage de Mostar à Split, de Split à Zagreb, de Zagreb à Skoplje, de Skoplje à Florina. Un long parcours en autocar. Gian-Maria m’a alors raconté des histoires, toutes avaient trait au passé. Il était légèrement ivre et il me parlait de notre première rencontre, de ses débuts au cinéma. Il me disait être heureux d’être encore une fois sur le tournage d’un film qu’il aimait. Et voilà, la nuit il est mort. Je ne sais s’il avait senti sa mort venir, mais il est mort de la sorte, subitement... Et j’ai pensé que cet homme, qui a connu des moments de gloire, qui a cru à la politique, qui a connu des femmes, qui a fait partie de l’histoire du cinéma, enfin qui a eu une vie très intense, est mort comme cela. D’un coup. Et je me suis demandé ce qu’il avait emporté avec lui. Je me suis posé la question de savoir s’il avait vraiment aimé ces femmes, s’il avait fait les bons choix. Il est mort dans un petit hôtel de Florina, où nous habitions, dans la salle de bain. Il avait un petit coussin sous la tête. Comme s’il dormait... Quant à l’exil, pour moi qui vient d’un pays un peu périphérique, la Grèce, c’est un vrai problème existentiel. Je me retrouve bien dans "l’Etranger", de Camus, qui a été mon livre de chevet pendant quelques années, dans ma jeunesse. Je me sens très proche de cette conception, déclarée ou non, du fait que l’étranger n’est pas celui qui vient d’ailleurs. Pour moi, l’exil a toujours été intérieur.»
A ces mots de Théo Angelopoulos, prononcés à Cannes, me reviennent des images du tournage de "l’Eternité plus un jour", auquel j’assistais en novembre 1997. C’était à Thessalonique. […]
Au détour de la rue Tsimiski, au coin du Café (en français), l’imaginaire était réalité : Théo Angelopoulos tournait bien son onzième film. En une journée de plusieurs mois, il tentera l’impossible : filmer l’éternité, celle d’un dimanche pluvieux à Thessalonique. L’éternité vécue par un écrivain grec qui s’embarque non pour Cythère, mais pour une odyssée intérieure, entre passé et présent, jusqu’aux portes de la mort.
La séquence qui se préparait était d’importance, l’une des premières du film, lorsque Alexandre, qui a décidé de vivre la dernière journée de son existence, se trouve au volant de sa voiture, face à une troupe de gamins albanais qui profitent de l’arrêt des véhicules au carrefour, pour en nettoyer les pare-brise. Mais, en Grèce, la police fait la chasse à ces enfants d’à peine dix ans pour la plupart, qui sont l’enjeu de sordides trafics ; on verra plus tard dans le film qu’ils sont "vendus" comme au marché aux esclaves d’antan... [...] Pendant que Théo préparait le plan, je bavardais avec Yorgos Arvanitis. « On joue avec tout, me dit-il, les travellings, les zooms qui ne sont pas visibles et les nuances de gris. On mélange les plans-séquences, on se rapproche, on s’éloigne, mais surtout on essaie de filmer des mouvements intérieurs... On a fait, par exemple, un plan de quatre minutes qui va dans ce sens. Avant, quand on faisait un plan fixe, c’était toujours un plan long, maintenant Théo me dit, Yorgos, cela va un peu vite et moi je réponds que non. Théo pense toujours tout le système de mouvement plus vite que cela ne l’est en réalité... Pour la lumière, je n’ai pas beaucoup de possibilité, je dois trouver les clefs pour chaque plan. A chaque fois, c’est un problème différent, ce qui est tout à fait intéressant ; à chaque instant, je fais le point sur les lumières et choisis toujours la solution la plus simple possible et lorsque Théo me dit : tu as réalisé mon rêve, je sais que j’ai gagné. En ce moment, dès que j’ouvre la fenêtre le matin et que je vois le brouillard, je vois la Grèce de Théo, cela me rassure parce que tourner un film qui est censé se passer en une seule journée durant plusieurs mois, cela peut quelquefois donner quelques inquiétudes. Pour les flash-back, on peut avoir une lumière autre. En effet, c’est par la lumière que passe la question du temps, de la durée, rien n’est daté précisément, mais les souvenirs viennent d’au moins quarante ans et Théo a eu cette idée géniale de filmer Alexandre tel qu’il est aujourd’hui dans toutes les scènes, celles du présent comme celles du passé.»
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