Pourquoi éminence grise et pas éminence marron ?
Question d'origine :
Bonjour, d'après Wikipédia et tous les sites qui s'y réfèrent, l'expression "éminence grise" trouve son origine dans la couleur de la robe que portait Père Joseph, un moine appartenant à l'ordre des Capucins. Or, il me semble que les capucins portaient une robe de bure marron (pas grise). La couleur de leur robe a d'ailleurs donné le mot cappuccino (un café brun, pas gris). Sur plusieurs tableaux, Père Joseph est représenté en robe marron ou noire, mais jamais en gris. https://commons.wikimedia.org/wiki/File ... e_1873.jpg https://commons.wikimedia.org/wiki/File ... uselang=fr https://www.alienor.org/collections-des ... a-rochelle Par conséquent, je reste perplexe. D'où vient l'expression "éminence grise" ? De la couleur supposément grise de la robe de Père Joseph ? Ou bien le terme "gris" est-il à prendre dans un autre sens ? Merci pour les réponses ou pistes que vous pourriez apporter
Réponse du Guichet
Toutes les sources que nous avons trouvées, à l’unisson du CNRTL et du Petit Robert, entre autres, attribuent bien l’origine de l’expression « éminence grise » au surnom donné au frère capucin François Leclerc du Tremblay, dit père Joseph, conseiller officieux du Cardinal de Richelieu – par opposition au rouge de la robe du cardinal, « éminence » étant le prédicat donné à un cardinal dans l’Église catholique romaine.
Vous faites remarquer, à juste titre, que les capucins portent une robe de bure marron, et non grise, et que les tableaux représentant le père Joseph suivent ce modèle. Remarquons à notre tour que les œuvres de Jean-Léon Gérôme et de Charles Delort auxquelles vous faites référence datent, elles, du XIXe siècle. On trouve des représentations plus contemporaines du capucin, telles que Portrait du père Joseph, en buste, de 3/4 dirigé à droite, priant devant un crucifix, dans une bordure ovale [estampe] (sur Gallica), mais celles-ci sont des gravures et donc beaucoup moins formelles au sujet des couleurs.
Or, selon l’article de Véronique Rouchon Mouilleron « Quelle couleur pour les frères ? Regards sur l’habit des Mineurs aux XIIIe-XIVe siècles » paru en 2014 dans le Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre et consultable sur OpenEdition, les teintes des habits des différents ordres réguliers du catholicisme ont évolué avec le temps. En l’occurrence, « Les Observants et les Capucins
Cet article ne s’intéresse pas à la couleur des habits monacaux au XVIIe siècle, mais insiste sur l’importance d’un gris assez mal défini à la fondation des ordres franciscains, dont les capucins font partie :
« Cendre et pâleur. Les constitutions de Narbonne disaient une couleur née du mélange du noir et du blanc, plutôt grise sans doute, mais sans préciser quel type de gris – la couleur noire placée avant la blanche laisse penser plutôt à un anthracite. Cendre indique, en revanche, une tonalité plus claire, surtout s’il est ainsi accolé à « pâle ». Les deux mots posés ensemble renvoient plus exactement à un déficit d’éclat, à un manque de luminosité, au terne. »
Ce gris marquera non seulement les représentations des franciscains dans l’iconographie, mais également dans le langage :
« On sait aussi pourtant qu’en Angleterre, les Mineurs sont connus sous le nom de Greyfriars. Il faut noter du reste que, là-bas, l’accent porte sur leur couleur vestimentaire, alors qu’en France, l’appellation « cordelier » pointe un élément du costume, la ceinture en simple corde (et non en cuir) qui leur entoure les reins. M. Pastoureau, qui a consacré maints paragraphes à la couleur franciscaine, rappelle à plusieurs reprises que
Un article du portail « Patrimoine immatériel religieux du Québec », hébergé par le site de l’Université de Laval (Canada) est plus explicite :
« L'habit était aussi un moyen de se rapprocher des gens les plus simples et un moyen pour les frères d'œuvrer au sein de la population la plus démunie. Avec l'évolution de l'ordre et ses réformes, l'habit a subi quelques adaptations, mais il reste très proche de l'original. Autrefois,
La bure brune telle qu’on la connaît aujourd’hui est donc
La robe du Père Joseph
« Richelieu, admiratif de ses talents de prédicateur et de fin négociateur, le surnomme affectueusement Ezéchieli, ou Tenebroso-Cavernoso. En effet,
Or, dans les parmi les nombreuses connotations symboliques du gris, on trouve l’idée de secret, de complot, de clandestin… à peu près depuis l’âge moderne, selon l’article de la linguiste Annie Mollard-Desfour « Mille nuances de gris » lisible sur lejournal.cnrs.fr, ainsi que selon l’historien des couleurs Michel Pastoureau dans sa conférence "Gris, couleur de l'ombre" donnée le 17 octobre 2019 à la Fondation de l'Hermitage (Auditorium Michel Bugnion) dans le cadre de l'exposition "Ombres, de la Renaissance à nos jours", présentée du 28 juin au 27 octobre 2019, et disponible sur YouTube :
...conférence où vous aurez le plaisir de retrouver Armand de Richelieu et Joseph du Tremblay, environ 39'44'' après le début.
Pour aller plus loin, voici une quelques ouvrages sur le Père Joseph consultables à la BmL :
- L'Eminence grise [Livre] / Mgr Grente,...
- Le père Joseph [Livre] : l'éminence grise de Richelieu / Benoist Pierre
- Le Père Joseph de Paris, capucin [Livre] : l'éminence grise / Louis Dedouvres
Bonne journée.