Langue parlée par les marchands européens médiévaux
CIVILISATION
+ DE 2 ANS
Le 16/03/2021 à 10h30
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Question d'origine :
Bonjour, Je voudrai savoir quelles langues parlaient les marchands maghrebins et arabes qui devaient échanger avec des européens au XIe et XIIe siècle, au moment des premières croisades. Est-ce que les échanges pouvaient avoir lieu dans des dialectes arabes ou berbères ? ou était-ce plutôt des dialectes de langues européennes comme l'italien, l'espagnol voire le grec ? Merci d'avance,
Réponse du Guichet

Bonjour,
Avec le développement du commerce au Moyen Age, les échanges entre les différentes nationalités s’intensifient, et de ce fait, les langues utilisées par les marchands sont multiples.
Commençons par rappeler qu’après la conquête islamique jusqu'à l'Espagne, en passant par le Maghreb aux VIIe et VIIIe siècles, les échanges commerciaux connaissent un développement considérable en Méditerranée. Au Xe siècle, avec l’établissement des califes fatimides en Égypte et leur domination sur la Syrie, Bagdad perd sa position commerciale prédominante au profit du Caire. Une partie du trafic oriental qui passait par le golfe Persique est détournée vers les ports de la mer Rouge, acheminée par caravanes jusqu’au Nil et par le fleuve jusqu’au Caire. Côté Méditerranée, Alexandrie devient un port incontournable pour les échanges avec l’Occident musulman ou chrétien. Ce carrefour de trois civilisations latine, byzantine et musulmane, est parcouru par de multiples routes maritimes qui lient Occident et Orient.
À partir du XIIe siècle, l’Occident pèse d’un poids nouveau dans le commerce en Méditerranée. Les flottes de Pise et de Gênes chassent les musulmans de Corse et de Sardaigne et s’imposent progressivement dans le commerce oriental. La majeure partie du trafic de d’al-Andalus et du Maghreb vers la Syrie et l’Égypte est déjà effectuée par des navires italiens. La Reconquista favorise l’arrivée des marchands catalans et l’essor du port de Barcelone. La Méditerranée et les mers septentrionales (mers du Nord et Baltique) vont devenir les deux grands carrefours commerciaux de l'Europe médiévale.
Concernant plus précisément les moyens de communication entre ces marchands, voici ce qu’en dit Jocelyne Dakhlia dans son article Trames de langues Usages et métissages linguistiques dans l’histoire du Maghreb :
« Il apparaît en effet que les médiateurs qui jouent un rôle décisif dans ces transmissions linguistiques et ces échanges, soit les interprètes, chefs de douane et marchands, justifient de traitements radicalement différents dans les sources arabes et européennes relatives au commerce. Les sources arabes occultent souvent, en effet, cette relation et passent sous silence tout contact avec les marchands européens.
De nombreux musulmans, surtout des personnages officiels, sont ainsi impliqués dans le commerce avec les marchands européens. Les fonctions commerciales, en partenariat avec des chrétiens, ne devaient pas impliquer des notables, des gens de savoir, des fuqaha-s manipulant du matin au soir le savoir coranique. Leur implication dans un commerce lucratif n’était pas en soi une entorse à la religion, mais la mixité avec des chrétiens, « ennemis d’Allah » semble avoir gêné les chroniqueurs. Nous connaissons beaucoup mieux, par contraste, une autre catégorie d’intermédiaires de l’échange commercial.
La plupart des patronymes rapportés par les textes italiens sont des noms d’interprètes, de fonctionnaires de la douane, ainsi que de quelques notaires.
La majorité d’entre eux sont qualifiés de saracinus/saracini, ce qui permet de dire que les différentes villes portuaires au Maghreb disposaient d’une structure d’accueil où le turjmân/drogman, jouait un rôle de premier ordre. Par ailleurs on peut faire l’hypothèse que l’adjectif saracinus, associé le plus souvent à la fonction d’interprète, ne référait pas à une origine mais à une qualification professionnelle ;ce personnage était interprète pour la langue « sarrasine » ou langue arabe. Il facilitait l’échange non seulement linguistique, mais commercial, voire culturel, au service de deux communautés qui souvent ne parlaient pas la même langue.
Ils traduisaient les écrits et les paroles échangés non seulement entre les marchands, mais aussi entre ces marchands et les autorités locales, responsables du port. Dans la mesure où ces interprètes étaient au service des deux contractants, leur nom s’est souvent conservé dans la documentation italienne.
Ceci confère évidemment à la douane et à son personnel une place de choix dans les textes italiens, lesquels attestent, entre chefs de douane et visiteurs étrangers, des relations parfois, voire souvent, amicales. Dans tous les cas de figure, le chef de la douane est connu de tous, il est « la clef » de ces échanges, tout passant par lui. »
Voici également ce qu’en dit Ingrid Houssaye Michienzi dans son intervention Langue écrite et langue orale : la communication entre marchands chrétiens, juifs et convertis à Majorque vers 1400 :
« Les sources comptables, a priori moins porteuses de contenu polémique ou idéologique, révèlent ces liens commerciaux étroits entre individus appartenant à des groupes religieux différents. Il arrive par exemple que les livres de comptes des commerçants chrétiens, et dans notre cas toscans, contiennent des entrées en hébreu, ou en arabe en caractères hébraïques, écrites de la main du client ou du fournisseur juif ou converti.
En plus de représenter une trace tangible de l’existence de liens et de réseaux d’affaires, ces écrits montrent des membres de religions différentes présents dans la boutique d’un partenaire commercial chrétien, penchés ensemble sur le livre de comptes. Ces notes permettent de supposer que, de même que les membres d’une minorité connaissaient la langue de la majorité environnante, leurs associés chrétiens étaient capables de comprendre ou du moins de contrôler des écritures en hébreu ou en arabe. »
Et plus l'horizon des affaires du marchand est large, plus il « doit se gouverner, lui et ses affaires, d'une façon rationnelle pour atteindre son but qui est la fortune », écrit Benedetto Cotrugli, marchand italien du XIVe siècle.
Pour maîtriser son environnement, il doit avant toute chose le connaître. Il cherche donc à s'informer. Or, la lecture et l'écriture étaient jusque-là réservées aux clercs. Elles vont devenir des instruments au service de la mémoire du marchand, pour recenser les produits, les prix, le cours des monnaies et les coutumes locales.
Dans Les langues de la négociation : approches historiennes / sous la direction de Dejanirah Couto et Stéphane Péquignot, il est précisé :
« Les ambassadeurs ou les marchands possèdent souvent eux-mêmes des compétences linguistiques sinon notables, du moins suffisantes pour assumer une partie de l’échange. Néanmoins, quand les protagonistes ne parlent pas la même langue, il faut en appeler à des traducteurs, à des interprètes, ce qui n’est pas toujours chose évidente. Ils se recrutent dans des milieux forts variés, dont on laissera aux lecteurs le plaisir de la découverte, au gré des différentes contributions.
Tantôt quasiment professionnels, tantôt simplement mobilisés ad hoc pour leurs compétences linguistiques, les traducteurs de documents et les interprètes oscillent entre la pénombre où les rejette la méfiance provoquée par leur statut d’hommes suspects de duplicité, et la puissance que leur confère la maîtrise linguistique nécessaire pour mener à bien les négociations.
Ils font souvent plus que traduire, ont des compétences plus étendues. Les glossaires, manuels bilingues et autres instruments permettant de consigner par écrit un vocabulaire utile pour les négociations apparaissent toutefois pour les missions les plus lointaines et dans le milieu des marchands. »
Pour aller plus loin :
Marchands et banquiers du Moyen Age / Jacques Le Goff
Les hommes d'affaires italiens du Moyen Age / Yves Renouard
De l'or et des épices : naissance de l'homme d'affaire au Moyen Age / Jean Favier
Le marchand qui voulait gouverner Florence : et autres histoires du Moyen âge / Alessandro Barbero
Bonnes lectures !
Avec le développement du commerce au Moyen Age, les échanges entre les différentes nationalités s’intensifient, et de ce fait, les langues utilisées par les marchands sont multiples.
Commençons par rappeler qu’après la conquête islamique jusqu'à l'Espagne, en passant par le Maghreb aux VIIe et VIIIe siècles, les échanges commerciaux connaissent un développement considérable en Méditerranée. Au Xe siècle, avec l’établissement des califes fatimides en Égypte et leur domination sur la Syrie, Bagdad perd sa position commerciale prédominante au profit du Caire. Une partie du trafic oriental qui passait par le golfe Persique est détournée vers les ports de la mer Rouge, acheminée par caravanes jusqu’au Nil et par le fleuve jusqu’au Caire. Côté Méditerranée, Alexandrie devient un port incontournable pour les échanges avec l’Occident musulman ou chrétien. Ce carrefour de trois civilisations latine, byzantine et musulmane, est parcouru par de multiples routes maritimes qui lient Occident et Orient.
À partir du XIIe siècle, l’Occident pèse d’un poids nouveau dans le commerce en Méditerranée. Les flottes de Pise et de Gênes chassent les musulmans de Corse et de Sardaigne et s’imposent progressivement dans le commerce oriental. La majeure partie du trafic de d’al-Andalus et du Maghreb vers la Syrie et l’Égypte est déjà effectuée par des navires italiens. La Reconquista favorise l’arrivée des marchands catalans et l’essor du port de Barcelone. La Méditerranée et les mers septentrionales (mers du Nord et Baltique) vont devenir les deux grands carrefours commerciaux de l'Europe médiévale.
Concernant plus précisément les moyens de communication entre ces marchands, voici ce qu’en dit Jocelyne Dakhlia dans son article Trames de langues Usages et métissages linguistiques dans l’histoire du Maghreb :
« Il apparaît en effet que les médiateurs qui jouent un rôle décisif dans ces transmissions linguistiques et ces échanges, soit les interprètes, chefs de douane et marchands, justifient de traitements radicalement différents dans les sources arabes et européennes relatives au commerce. Les sources arabes occultent souvent, en effet, cette relation et passent sous silence tout contact avec les marchands européens.
De nombreux musulmans, surtout des personnages officiels, sont ainsi impliqués dans le commerce avec les marchands européens. Les fonctions commerciales, en partenariat avec des chrétiens, ne devaient pas impliquer des notables, des gens de savoir, des fuqaha-s manipulant du matin au soir le savoir coranique. Leur implication dans un commerce lucratif n’était pas en soi une entorse à la religion, mais la mixité avec des chrétiens, « ennemis d’Allah » semble avoir gêné les chroniqueurs. Nous connaissons beaucoup mieux, par contraste, une autre catégorie d’intermédiaires de l’échange commercial.
La majorité d’entre eux sont qualifiés de saracinus/saracini, ce qui permet de dire que les différentes villes portuaires au Maghreb disposaient d’une structure d’accueil où le turjmân/drogman, jouait un rôle de premier ordre. Par ailleurs on peut faire l’hypothèse que l’adjectif saracinus, associé le plus souvent à la fonction d’interprète, ne référait pas à une origine mais à une qualification professionnelle ;
Ils traduisaient les écrits et les paroles échangés non seulement entre les marchands, mais aussi entre ces marchands et les autorités locales, responsables du port. Dans la mesure où ces interprètes étaient au service des deux contractants, leur nom s’est souvent conservé dans la documentation italienne.
Ceci confère évidemment à la douane et à son personnel une place de choix dans les textes italiens, lesquels attestent, entre chefs de douane et visiteurs étrangers, des relations parfois, voire souvent, amicales. Dans tous les cas de figure, le chef de la douane est connu de tous, il est « la clef » de ces échanges, tout passant par lui. »
Voici également ce qu’en dit Ingrid Houssaye Michienzi dans son intervention Langue écrite et langue orale : la communication entre marchands chrétiens, juifs et convertis à Majorque vers 1400 :
« Les sources comptables, a priori moins porteuses de contenu polémique ou idéologique, révèlent ces liens commerciaux étroits entre individus appartenant à des groupes religieux différents. Il arrive par exemple que les livres de comptes des commerçants chrétiens, et dans notre cas toscans, contiennent des entrées en hébreu, ou en arabe en caractères hébraïques, écrites de la main du client ou du fournisseur juif ou converti.
Et plus l'horizon des affaires du marchand est large, plus il « doit se gouverner, lui et ses affaires, d'une façon rationnelle pour atteindre son but qui est la fortune », écrit Benedetto Cotrugli, marchand italien du XIVe siècle.
Pour maîtriser son environnement, il doit avant toute chose le connaître. Il cherche donc à s'informer. Or, la lecture et l'écriture étaient jusque-là réservées aux clercs. Elles vont devenir des instruments au service de la mémoire du marchand, pour recenser les produits, les prix, le cours des monnaies et les coutumes locales.
Dans Les langues de la négociation : approches historiennes / sous la direction de Dejanirah Couto et Stéphane Péquignot, il est précisé :
Ils font souvent plus que traduire, ont des compétences plus étendues. Les glossaires, manuels bilingues et autres instruments permettant de consigner par écrit un vocabulaire utile pour les négociations apparaissent toutefois pour les missions les plus lointaines et dans le milieu des marchands. »
Pour aller plus loin :
Marchands et banquiers du Moyen Age / Jacques Le Goff
Les hommes d'affaires italiens du Moyen Age / Yves Renouard
De l'or et des épices : naissance de l'homme d'affaire au Moyen Age / Jean Favier
Le marchand qui voulait gouverner Florence : et autres histoires du Moyen âge / Alessandro Barbero
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