Question d'origine :
S.V.P.
Quelles sont les différents symboles, significations et même superstitions accordées aux différentes couleurs ?
Je pense au vert, à priori peu apprécié du monde théâtral; mais aussi aux chats noir qui porteraient malheur (ce qui est désormais faux , heureusement pour eux!), Egalement aux couleurs roses attribuées aux jeunes filles , et au bleu pour les garçons. Je sais qu'il en existe encore beaucoup, pourriez vous nous en communiquer quelques autres .merci.
Réponse du Guichet
gds_ctp
- Département : Equipe du Guichet du Savoir
Le 16/01/2019 à 15h52
Bonjour,
Vous abordez là un vaste et passionnant sujet que nous ne pourrons qu'aborder. Nous vous laisserons consulter la bibliographique plus bas pour compléter cette réponse.
Nous commencerons par nous tourner vers Michel Pastoureau, historien qui s’est spécialisé dans le domaine des couleurs en occident, et auteur entre autres d’un beau Dictionnaire des couleurs de notre temps : on y apprend que le bleu, couleur méprisée du monde gréco-latin, a acquis ses lettres de noblesse vers le XIIè-XIIIè siècle, du fait de son assimilation à la Vierge Marie, au ciel et au divin – jusqu’à devenir la couleur préférée de plus de la moitié de la population européenne, devenant notamment, au cours du XXè siècle, la couleur la plus portée dans la mode vestimentaire, mais aussi considérée comme calme, modérée et consensuelle, présente sur les drapeaux de l’ONU, de l’Union Européenne, de l’UNESCO… « Le bleu est devenu une couleur chargée de promouvoir la paix et l’entente entre les peuples. C’est la plus pacifique, la plus neutre de toutes les couleurs. » Non sans remarquer malicieusement que, depuis le début du XIXè siècle où le bleu était considéré comme une couleur relativement subversive (couleur des républicains et des romantiques, s’opposant au blanc monarchiste et au noir du parti clérical) est devenue au fil du temps une couleur « centriste », opposée au rouge socialiste et au noir anarchiste…
Car c’est souvent par contraste avec les autres que les couleurs acquièrent leurs connotations. A cet égard, le rouge, grand opposé du bleu, s’affiche comme la « couleur par excellence […], première de toutes les couleurs » qui s’inscrit, dans presque toutes les cultures, dans la double symbolique du feu et du sang – éléments eux-mêmes chargés de connotations ambivalentes : le sang, qui peut connoter la purification, la sanctification, et, dans l’imagerie chrétienne, le salut, peut aussi être synonyme de violence et de souillure – quant au feu, c’est l’élément de la lumière et de la chaleur, mais aussi des flammes de l’enfer… pas simple, mais pas illogique si on songe que cette couleur traîtresse est « le rouge de la chevelure de Judas, du pelage de l’hypocrite goupil, de l’homme rusé, cupide et orgueilleux » - associé à l’interdiction et à l’erreur (voir les feux rouges, le stylo rouge qui corrige les copies…).
S’il y a un bon et un mauvais rouge, il y a également un bon et un mauvais noir. Pastoureau remarque dans un autre ouvrage, Le petit livre des couleurs (entretiens avec Dominique Simonnet), que, contrairement à une croyance répandue, le noir n’a pas mauvaise presse que les autres couleurs :
« Spontanément, nous pensons à ses aspects négatifs : les peurs enfantines, les ténèbres, et donc la mort, le deuil. […] Mais il y a également un noir plus respectable, celui de la tempérance, de l’humilité, de l’austérité, celui qui fut porté par les moines et imposé par la Réforme ». Jusqu’à devenir la couleur par excellence des tenues de gala, et des véhicules des chefs d’Etat.
Le jaune aussi a fort mauvaise réputation, si on s’en réfère à l’article « Le jaune : tous les attributs de l'infamie ! » sur L’express :
« Le jaune est assurément la couleur la moins aimée, celle que l'on n'ose pas trop montrer et qui, parfois, fait honte. Qu'a-t-elle donc fait de si terrible pour mériter une telle réputation?
Elle n'a pas toujours eu une mauvaise image. Dans l'Antiquité, on appréciait plutôt le jaune. Les Romaines, par exemple, ne dédaignaient pas de porter des vêtements de cette couleur lors des cérémonies et des mariages. Dans les cultures non européennes - en Asie, en Amérique du Sud - le jaune a toujours été valorisé: en Chine, il fut longtemps la couleur réservée à l'empereur, et il occupe toujours une place importante dans la vie quotidienne asiatique, associé au pouvoir, à la richesse, à la sagesse. Mais, c'est vrai, en Occident, le jaune est la couleur que l'on apprécie le moins: dans l'ordre des préférences, il est cité en dernier rang (après le bleu, le vert, le rouge, le blanc et le noir).
Sait-on d'où vient cette désaffection?
Il faut remonter pour cela au Moyen Age. La principale raison de ce désamour est due à la concurrence déloyale de l'or: au fil des temps, c'est en effet la couleur dorée qui a absorbé les symboles positifs du jaune, tout ce qui évoque le soleil, la lumière, la chaleur, et par extension la vie, l'énergie, la joie, la puissance. L'or est vu comme la couleur qui luit, brille, éclaire, réchauffe. Le jaune, lui, dépossédé de sa part positive, est devenu une couleur éteinte, mate, triste, celle qui rappelle l'automne, le déclin, la maladie? Mais, pis, il s'est vu transformé en symbole de la trahison, de la tromperie, du mensonge? Contrairement aux autres couleurs de base, qui ont toutes un double symbolisme, le jaune est la seule à n'en avoir gardé que l'aspect négatif.
Comment ce caractère négatif s'est-il manifesté ?
On le voit très bien dans l'imagerie médiévale, où les personnages dévalorisés sont souvent affublés de vêtements jaunes. Dans les romans, les chevaliers félons, comme Ganelon, sont décrits habillés de jaune. Regardez les tableaux qui, en Angleterre, en Allemagne, puis dans toute l'Europe occidentale, représentent Judas. Au fil des temps, cette figure cumule les attributs infamants: on le dépeint d'abord avec les cheveux roux, puis, à partir du XIIe siècle, on le représente avec une robe jaune et, pour parachever le tout, on le fait gaucher! Pourtant, aucun texte évangélique ne nous décrit la couleur de ses cheveux ni celle de sa robe. Il s'agit là d'une pure construction de la culture médiévale. Des textes de cette époque le disent d'ailleurs clairement:le jaune est la couleur des traîtres! L'un d'eux relate comment on a peint en jaune la maison d'un faux-monnayeur et comment il a été condamné à revêtir des habits jaunes pour être conduit au bûcher. Cette idée de l'infamie a traversé les siècles. Au XIXe, les maris trompés étaient encore caricaturés en costume jaune ou affublés d'une cravate jaune.
[…]
Mais pas dans la vie quotidienne, ni dans les goûts des Occidentaux. Le jaune infamant est toujours là, dans notre vocabulaire en tout cas: on dit qu'un briseur de grève est un «jaune». On dit aussi «rire jaune».
L'expression française «jaune» pour désigner un traître remonte au XVe siècle, et elle reprend la symbolique médiévale. Quant au «rire jaune», il est lié au safran, réputé provoquer une sorte de folie qui déclenche un rire incontrôlable. Les mots ont une vie très longue, qu'on ne peut éliminer. Qu'on le veuille ou non, le jaune reste la couleur de la maladie: on a encore le «teint jaune», surtout en France, où l'on connaît bien les maladies du foie ».
Voir aussi sur ce sujet le champ sémantique du mot jaune sur upm.ro.
Mais les symboliques des couleurs ne sont pas stables. L’opposition entre bleu viril et rose féminin, par exemple, passe pour une évidence aujourd’hui, alors que jusqu’au XIXè siècles les deux couleurs portaient les valeurs inverses :
« Au cours des siècles, le bleu ne s’est pas toujours adressé au sexe masculin et le rose au féminin. Il semble y avoir eu un glissement des codes.
Dans la symbolique religieuse, la couleur des vêtements fait office de signes distinctifs : bleu pour la Vierge, rouge pour Jésus, pourpre pour Dieu… Si l’uniforme des petites filles à l’école est bleu, c’est bien en relation à la Vierge Marie. […] Dans le monde des poupées, jusque dans l’après-guerre, les infirmières portaient des tenues bleues. […]
D’abord lié à la féminité, le bleu glisse tout au long du XXè siècle vers la masculinité. Incarnant les vertus morales, cette couleur est idéale pour les uniformes du policier, du gendarme, du pompier, du postier et donc des panoplies. […]
Le rose est une nuance du rouge, couleur symboliquement plus masculine. Dans les tableaux du XIIIè au XIXè siècle, Jésus portait une tunique rose. »
(Source : article de Dorothée Charles, in Des jouets et des hommes [Livre])
Qu’on pense seulement au sort du vert :
« certaines époques l'adorent, d'autres le haïssent. Selon les enquêtes d'opinion, aujourd'hui, presque autant de personnes ont le vert pour couleur préférée (15 %) que pour couleur détestée, censée porter malheur. Les comédiens refusent toujours de la porter sur scène. Une vieille superstition : au Moyen Age, le vert-de-gris, pigment utilisé par les peintres, était aussi un poison…
[…]
Le vert, c'est la couleur de Satan, du diable, des ennemis de la chrétienté, des êtres étranges : fées, sorcières, lutins, génies des bois et des eaux. Les super-héros et les Martiens, grands et petits hommes verts de la science-fiction, s'inscrivent dans cet héritage culturel, où le vert joue le rôle de l'ailleurs, de l'étrangeté, du fantastique. Pourquoi ? Parce que c'est une couleur instable, rebelle, très difficile à fixer chimiquement. Avec le vert, le rapport entre chimique et symbolique se révèle passionnant. […] Du point de vue philosophique et anthropologique, la chance et la malchance vont ensemble, la roue de la fortune tourne. Par excellence, le vert est la couleur de l'indécision, le visage du destin ; sa symbolique la plus forte, c'est une partie en train de se jouer : pelouses des terrains de sport, tapis des joueurs de cartes, tables de ping-pong, tapis verts des conseils d'administration où se décide l'avenir d'une entreprise. Le vert incarnait la chance, donc la fortune et l'argent, bien avant l'apparition du dollar.
[…]
Longtemps vu comme maléfique, le vert a été revalorisé par nos sociétés contemporaines, jusqu'à incarner la liberté. On lui a donné le feu vert, et même confié une mission de taille : sauver la planète ! C'est devenu une idéologie : l'écologie – après le rouge, symbole du communisme. Plusieurs étapes historiques ont inventé le vert comme couleur médicale, sanitaire, apaisante, couleur de la nature, de l'hygiène, du bio.
Avec le romantisme, d'abord, à la fin du XVIIIe siècle, la nature devient verte, exclusivement synonyme de végétation, alors qu'elle portait avant les couleurs des quatre éléments, l'eau, la terre, le feu et l'air. Au XIXe siècle, ensuite, avec les deux révolutions industrielles, on sent qu'on manque de verdure : la nature fait son entrée dans la ville. Le mouvement commence en Angleterre à l'époque victorienne : on construit des parcs et des jardins, espaces verts, allées vertes, coulées vertes, etc.
D'anglais, le phénomène devient européen, puis américain. On envoie les gens se mettre au vert à la campagne – voyez encore aujourd'hui, les classes vertes. Il y a un besoin de couleur verte pour les yeux et de chlorophylle pour les poumons. C'est devenu plus politique depuis que des partis, en France, en Allemagne et ailleurs, se sont nommés « les Verts ». »
(Michel Pastoureau, in telerama.fr)
Nous nous sommes bornés aux symboliques et aux représentations occidentales. Or, la manière de voir des couleurs, voire même le fait d’en voir, ne sont nullement universels. Voici ce que nous vous en disions iciil y a quelques années :
« Selon Nicole Tersis, linguiste au CNRS, "la perception et la dénomination des couleurs ne sont pas universelles, elles diffèrent avec les cultures et les langues et peuvent évoluer dans le temps. Différents paramètres interviennent dans leur dénomination selon le vécu de chaque groupe social et la symbolique qui s'y rattache." Cette relation entre langage et perception est flagrante lorsque la catégorisation des couleurs diffère radicalement de la nôtre. Ainsi, les Himba de Namibie classent dans un groupe les teintes foncées (rouge, vert et bleu), mais consacrent une catégorie entière aux bleu et vert vif : parmi des figures vert vif, ils savent identifier un vert légèrement différent pour lequel ils disposent d'un mot distinct. Mais au milieu de figures vertes, parmi lesquelles on en aura glissé une bleue (choisie pour avoir le même nom que le vert dans leur système), les Himba repéreront difficilement l'intrus... On ne sait cependant pas comment le langage détermine ces différences étonnantes au niveau cérébral.
En fait, pour déterminer si malgré des appellations distinctes nous percevons ou non la même couleur, il faudrait s'affranchir de notre subjectivité en nous soumettant une couleur de façon subliminale et comparer nos activités cérébrales. Cette expérience n'étant pas envisageable, seuls les nuanciers de couleurs normalisés permettent de mettre tout le monde d'accord pour désigner une couleur, même sichacun la voit à sa façon .[/i] »
Il suffit de consulter un site de conseils pratiques funéraires comme funeraire-conseils.fr pour s’apercevoir que le noir, par exemple, n’a pas le monopole mondial de la mort :
« Paradoxalement, le blanc est également une couleur de deuil dans la symbolique asiatique mais aussi africaine. Il peut être associé au noir, comme au Japon, ou au rouge, comme en Chine. Le blanc, ici, évoque la pâleur liée à la mort, la lumière céleste, voire la vérité universelle à laquelle l'âme d'un défunt à accès. Souvent, dans ces cultures, la mort est considérée comme une renaissance vers un nouveau monde, ou une autre vie. »
Nous vous laisserons consulter également notre réponse sur la perception des couleurs en Afrique et la bibliographie associée.
Pour aller plus loin :
Parmi les titres que Michel Pastoureau a consacré aux questions de chromatisme, nous pouvons citer les « histoires d’une couleur » consacrées au rouge, au noir, au vert et au bleu.
Couleurs [Livre] : toutes les couleurs du monde en 350 photos / Michel Pastoureau
Symbolique [Livre] : la ville en couleurs / Larissa Noury
La couleur dans les cultures du monde [Livre] / Michel Albert-Vanel
Le noir [Livre] / Gérard-Georges Lemaire
Le violet et ses nuances, article de Bernard Maitte paru sur le site liturgie et sacrements, édité par la Conférence des Evêques de France
Laurent Hablot, « L’orange et le vert au Moyen Age », article disponible sur academia.edu
Nathalie Levisalles, “En latin et en grec, il n’y a pas de mot pour dire bleu », sur next.liberation.fr
Voyez aussi la réponse que nous avons consacrée à l’usage du violet par les évêques il y a quelques mois.
Bonnes lectures !
Vous abordez là un vaste et passionnant sujet que nous ne pourrons qu'aborder. Nous vous laisserons consulter la bibliographique plus bas pour compléter cette réponse.
Nous commencerons par nous tourner vers Michel Pastoureau, historien qui s’est spécialisé dans le domaine des couleurs en occident, et auteur entre autres d’un beau Dictionnaire des couleurs de notre temps : on y apprend que le bleu, couleur méprisée du monde gréco-latin, a acquis ses lettres de noblesse vers le XIIè-XIIIè siècle, du fait de son assimilation à la Vierge Marie, au ciel et au divin – jusqu’à devenir la couleur préférée de plus de la moitié de la population européenne, devenant notamment, au cours du XXè siècle, la couleur la plus portée dans la mode vestimentaire, mais aussi considérée comme calme, modérée et consensuelle, présente sur les drapeaux de l’ONU, de l’Union Européenne, de l’UNESCO… « Le bleu est devenu une couleur chargée de promouvoir la paix et l’entente entre les peuples. C’est la plus pacifique, la plus neutre de toutes les couleurs. » Non sans remarquer malicieusement que, depuis le début du XIXè siècle où le bleu était considéré comme une couleur relativement subversive (couleur des républicains et des romantiques, s’opposant au blanc monarchiste et au noir du parti clérical) est devenue au fil du temps une couleur « centriste », opposée au rouge socialiste et au noir anarchiste…
Car c’est souvent par contraste avec les autres que les couleurs acquièrent leurs connotations. A cet égard, le rouge, grand opposé du bleu, s’affiche comme la « couleur par excellence […], première de toutes les couleurs » qui s’inscrit, dans presque toutes les cultures, dans la double symbolique du feu et du sang – éléments eux-mêmes chargés de connotations ambivalentes : le sang, qui peut connoter la purification, la sanctification, et, dans l’imagerie chrétienne, le salut, peut aussi être synonyme de violence et de souillure – quant au feu, c’est l’élément de la lumière et de la chaleur, mais aussi des flammes de l’enfer… pas simple, mais pas illogique si on songe que cette couleur traîtresse est « le rouge de la chevelure de Judas, du pelage de l’hypocrite goupil, de l’homme rusé, cupide et orgueilleux » - associé à l’interdiction et à l’erreur (voir les feux rouges, le stylo rouge qui corrige les copies…).
S’il y a un bon et un mauvais rouge, il y a également un bon et un mauvais noir. Pastoureau remarque dans un autre ouvrage, Le petit livre des couleurs (entretiens avec Dominique Simonnet), que, contrairement à une croyance répandue, le noir n’a pas mauvaise presse que les autres couleurs :
« Spontanément, nous pensons à ses aspects négatifs : les peurs enfantines, les ténèbres, et donc la mort, le deuil. […] Mais il y a également un noir plus respectable, celui de la tempérance, de l’humilité, de l’austérité, celui qui fut porté par les moines et imposé par la Réforme ». Jusqu’à devenir la couleur par excellence des tenues de gala, et des véhicules des chefs d’Etat.
Le jaune aussi a fort mauvaise réputation, si on s’en réfère à l’article « Le jaune : tous les attributs de l'infamie ! » sur L’express :
« Le jaune est assurément la couleur la moins aimée, celle que l'on n'ose pas trop montrer et qui, parfois, fait honte. Qu'a-t-elle donc fait de si terrible pour mériter une telle réputation?
Elle n'a pas toujours eu une mauvaise image. Dans l'Antiquité, on appréciait plutôt le jaune. Les Romaines, par exemple, ne dédaignaient pas de porter des vêtements de cette couleur lors des cérémonies et des mariages. Dans les cultures non européennes - en Asie, en Amérique du Sud - le jaune a toujours été valorisé: en Chine, il fut longtemps la couleur réservée à l'empereur, et il occupe toujours une place importante dans la vie quotidienne asiatique, associé au pouvoir, à la richesse, à la sagesse. Mais, c'est vrai, en Occident, le jaune est la couleur que l'on apprécie le moins: dans l'ordre des préférences, il est cité en dernier rang (après le bleu, le vert, le rouge, le blanc et le noir).
Sait-on d'où vient cette désaffection?
Il faut remonter pour cela au Moyen Age. La principale raison de ce désamour est due à la concurrence déloyale de l'or: au fil des temps, c'est en effet la couleur dorée qui a absorbé les symboles positifs du jaune, tout ce qui évoque le soleil, la lumière, la chaleur, et par extension la vie, l'énergie, la joie, la puissance. L'or est vu comme la couleur qui luit, brille, éclaire, réchauffe. Le jaune, lui, dépossédé de sa part positive, est devenu une couleur éteinte, mate, triste, celle qui rappelle l'automne, le déclin, la maladie? Mais, pis, il s'est vu transformé en symbole de la trahison, de la tromperie, du mensonge? Contrairement aux autres couleurs de base, qui ont toutes un double symbolisme, le jaune est la seule à n'en avoir gardé que l'aspect négatif.
Comment ce caractère négatif s'est-il manifesté ?
On le voit très bien dans l'imagerie médiévale, où les personnages dévalorisés sont souvent affublés de vêtements jaunes. Dans les romans, les chevaliers félons, comme Ganelon, sont décrits habillés de jaune. Regardez les tableaux qui, en Angleterre, en Allemagne, puis dans toute l'Europe occidentale, représentent Judas. Au fil des temps, cette figure cumule les attributs infamants: on le dépeint d'abord avec les cheveux roux, puis, à partir du XIIe siècle, on le représente avec une robe jaune et, pour parachever le tout, on le fait gaucher! Pourtant, aucun texte évangélique ne nous décrit la couleur de ses cheveux ni celle de sa robe. Il s'agit là d'une pure construction de la culture médiévale. Des textes de cette époque le disent d'ailleurs clairement:
[…]
Mais pas dans la vie quotidienne, ni dans les goûts des Occidentaux.
Voir aussi sur ce sujet le champ sémantique du mot jaune sur upm.ro.
Mais les symboliques des couleurs ne sont pas stables. L’opposition entre bleu viril et rose féminin, par exemple, passe pour une évidence aujourd’hui, alors que jusqu’au XIXè siècles les deux couleurs portaient les valeurs inverses :
« Au cours des siècles, le bleu ne s’est pas toujours adressé au sexe masculin et le rose au féminin. Il semble y avoir eu un glissement des codes.
Dans la symbolique religieuse, la couleur des vêtements fait office de signes distinctifs : bleu pour la Vierge, rouge pour Jésus, pourpre pour Dieu… Si l’uniforme des petites filles à l’école est bleu, c’est bien en relation à la Vierge Marie. […] Dans le monde des poupées, jusque dans l’après-guerre, les infirmières portaient des tenues bleues. […]
D’abord lié à la féminité, le bleu glisse tout au long du XXè siècle vers la masculinité. Incarnant les vertus morales, cette couleur est idéale pour les uniformes du policier, du gendarme, du pompier, du postier et donc des panoplies. […]
Le rose est une nuance du rouge, couleur symboliquement plus masculine. Dans les tableaux du XIIIè au XIXè siècle, Jésus portait une tunique rose. »
(Source : article de Dorothée Charles, in Des jouets et des hommes [Livre])
Qu’on pense seulement au sort du vert :
« certaines époques l'adorent, d'autres le haïssent. Selon les enquêtes d'opinion, aujourd'hui, presque autant de personnes ont le vert pour couleur préférée (15 %) que pour couleur détestée, censée porter malheur. Les comédiens refusent toujours de la porter sur scène. Une vieille superstition : au Moyen Age, le vert-de-gris, pigment utilisé par les peintres, était aussi un poison…
[…]
Le vert, c'est la couleur de Satan, du diable, des ennemis de la chrétienté, des êtres étranges : fées, sorcières, lutins, génies des bois et des eaux. Les super-héros et les Martiens, grands et petits hommes verts de la science-fiction, s'inscrivent dans cet héritage culturel, où le vert joue le rôle de l'ailleurs, de l'étrangeté, du fantastique. Pourquoi ? Parce que c'est une couleur instable, rebelle, très difficile à fixer chimiquement. Avec le vert, le rapport entre chimique et symbolique se révèle passionnant. […] Du point de vue philosophique et anthropologique, la chance et la malchance vont ensemble, la roue de la fortune tourne. Par excellence, le vert est la couleur de l'indécision, le visage du destin ; sa symbolique la plus forte, c'est une partie en train de se jouer : pelouses des terrains de sport, tapis des joueurs de cartes, tables de ping-pong, tapis verts des conseils d'administration où se décide l'avenir d'une entreprise. Le vert incarnait la chance, donc la fortune et l'argent, bien avant l'apparition du dollar.
[…]
Longtemps vu comme maléfique, le vert a été revalorisé par nos sociétés contemporaines, jusqu'à incarner la liberté. On lui a donné le feu vert, et même confié une mission de taille : sauver la planète ! C'est devenu une idéologie : l'écologie – après le rouge, symbole du communisme. Plusieurs étapes historiques ont inventé le vert comme couleur médicale, sanitaire, apaisante, couleur de la nature, de l'hygiène, du bio.
Avec le romantisme, d'abord, à la fin du XVIIIe siècle, la nature devient verte, exclusivement synonyme de végétation, alors qu'elle portait avant les couleurs des quatre éléments, l'eau, la terre, le feu et l'air. Au XIXe siècle, ensuite, avec les deux révolutions industrielles, on sent qu'on manque de verdure : la nature fait son entrée dans la ville. Le mouvement commence en Angleterre à l'époque victorienne : on construit des parcs et des jardins, espaces verts, allées vertes, coulées vertes, etc.
D'anglais, le phénomène devient européen, puis américain. On envoie les gens se mettre au vert à la campagne – voyez encore aujourd'hui, les classes vertes. Il y a un besoin de couleur verte pour les yeux et de chlorophylle pour les poumons. C'est devenu plus politique depuis que des partis, en France, en Allemagne et ailleurs, se sont nommés « les Verts ». »
(Michel Pastoureau, in telerama.fr)
Nous nous sommes bornés aux symboliques et aux représentations occidentales. Or, la manière de voir des couleurs, voire même le fait d’en voir, ne sont nullement universels. Voici ce que nous vous en disions iciil y a quelques années :
« Selon Nicole Tersis, linguiste au CNRS, "la perception et la dénomination des couleurs ne sont pas universelles, elles diffèrent avec les cultures et les langues et peuvent évoluer dans le temps. Différents paramètres interviennent dans leur dénomination selon le vécu de chaque groupe social et la symbolique qui s'y rattache." Cette relation entre langage et perception est flagrante lorsque la catégorisation des couleurs diffère radicalement de la nôtre. Ainsi, les Himba de Namibie classent dans un groupe les teintes foncées (rouge, vert et bleu), mais consacrent une catégorie entière aux bleu et vert vif : parmi des figures vert vif, ils savent identifier un vert légèrement différent pour lequel ils disposent d'un mot distinct. Mais au milieu de figures vertes, parmi lesquelles on en aura glissé une bleue (choisie pour avoir le même nom que le vert dans leur système), les Himba repéreront difficilement l'intrus... On ne sait cependant pas comment le langage détermine ces différences étonnantes au niveau cérébral.
En fait, pour déterminer si malgré des appellations distinctes nous percevons ou non la même couleur, il faudrait s'affranchir de notre subjectivité en nous soumettant une couleur de façon subliminale et comparer nos activités cérébrales. Cette expérience n'étant pas envisageable, seuls les nuanciers de couleurs normalisés permettent de mettre tout le monde d'accord pour désigner une couleur, même si
Il suffit de consulter un site de conseils pratiques funéraires comme funeraire-conseils.fr pour s’apercevoir que le noir, par exemple, n’a pas le monopole mondial de la mort :
« Paradoxalement, le blanc est également une couleur de deuil dans la symbolique asiatique mais aussi africaine. Il peut être associé au noir, comme au Japon, ou au rouge, comme en Chine. Le blanc, ici, évoque la pâleur liée à la mort, la lumière céleste, voire la vérité universelle à laquelle l'âme d'un défunt à accès. Souvent, dans ces cultures, la mort est considérée comme une renaissance vers un nouveau monde, ou une autre vie. »
Nous vous laisserons consulter également notre réponse sur la perception des couleurs en Afrique et la bibliographie associée.
Pour aller plus loin :
Parmi les titres que Michel Pastoureau a consacré aux questions de chromatisme, nous pouvons citer les « histoires d’une couleur » consacrées au rouge, au noir, au vert et au bleu.
Couleurs [Livre] : toutes les couleurs du monde en 350 photos / Michel Pastoureau
Symbolique [Livre] : la ville en couleurs / Larissa Noury
La couleur dans les cultures du monde [Livre] / Michel Albert-Vanel
Le noir [Livre] / Gérard-Georges Lemaire
Le violet et ses nuances, article de Bernard Maitte paru sur le site liturgie et sacrements, édité par la Conférence des Evêques de France
Laurent Hablot, « L’orange et le vert au Moyen Age », article disponible sur academia.edu
Nathalie Levisalles, “En latin et en grec, il n’y a pas de mot pour dire bleu », sur next.liberation.fr
Voyez aussi la réponse que nous avons consacrée à l’usage du violet par les évêques il y a quelques mois.
Bonnes lectures !
DANS NOS COLLECTIONS :
Commentaires 0
Connectez-vous pour pouvoir commenter.
Se connecter