La pensée du bébé
DIVERS
+ DE 2 ANS
Le 13/11/2014 à 11h16
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Question d'origine :
Bonjour,
Lorsque nous pensons, nous pensons dans notre langue maternelle non ? (il y a aussi les pensées non verbalisées, mais du coup est-ce que ce sont plutôt des ressentis ?)
Je me demandais alors si le bébé, puisqu'il pense, pense dans une certaine langue (puisqu'il n'a pas encore l'apprentissage de sa langue maternelle) ou si c'est sous une autre forme ?
Merci !
Réponse du Guichet
gds_et
- Département : Équipe du Guichet du Savoir
Le 14/11/2014 à 15h57
Bonjour,
Nous vous recommandons la lecture de l’article très complet de Dominique Laplane publié dans La Recherche en 1999, un peu ancien donc mais toujours passionnant : Controverse : existe-t-il une pensée sans langage ? :
Victime d'un accident qui a détruit les zones cérébrales du langage, un informaticien conserve un QI de 120 ; perdant l'usage de ses mots, un médecin malade parvient pourtant à établir un autodiagnostic. Les aphasiques pourraient-ils penser sans l'aide d'un langage ? En serait-il de même des nouveau-nés, des singes, et... des réseaux de neurones ? Faudrait-il revoir ses cours de philosophie ?
Le langage verbal est un code que nous utilisons afin de communiquer avec les autres et afin de formaliser nos idées, mais nous pouvons penser sans y avoir recours… L’article que nous citons prend notamment l’exemple des aphasiques et de certains enfants sourd-muets n’ayant pas appris le langage des signes, pour conclure que le langage apparaît comme un instrument au service de la pensée. Il n'est pas question d'en contester l'extrême importance, mais au rang d'outil, non de condition.
Comment définir alors ce type d'instrument ?
Il est peu risqué de dire, comme Lordat, que le langage, l'utilisation de mots, permet la « corporification des idées » et leur manipulation plus aisée. Sa fonction peut être comparée à l'aide apportée par l'algèbre pour la solution de problèmes18. Mais le langage sert à communiquer, et pour cela il faut un code. D'où l'idée que le langage n'est autre qu'une mise en forme conventionnelle de la pensée, une formalisation au moins naissante. Si les avantages de la formalisation sont immenses, il ne faut pas minimiser ses défauts. Ainsi, plus le langage est formalisé, plus sa rigueur est assurée, mais plus faible le champ sémantique qu'il couvre.
Le langage formel représente ainsi le degré suprême avec une sécurité maximale du point de vue de la logique, mais un vide sémantique total. Dans un langage formel, p ne peut vouloir dire que p, mais aucun code ne pourra vraiment rendre compte de nos émotions qui font cependant partie de notre pensée. La formalisation rétrécit le champ d'application d'un langage.
Un autre risque de la formalisation est de remplacer les idées par des mots , circonstance particulièrement ordinaire dont la banalité épargne de longs commentaires... mais qui signifie aussi une dissociation entre pensée et langage.
En un mot, on en revient à l'ancienne formulation de Locke : « Les mots ne signifient autre chose dans leur première et immédiate signification que les idées qui sont dans l'esprit de celui qui s'en sert » : le langage exprime une pensée en grande partie préformée19. Bien sûr, il contribue aussi à la formation de celle-ci. On a ainsi beaucoup insisté sur le fait que le type même du langage, son organisation syntaxique, l'organisation des temps des verbes, etc. conditionnent le mode de pensée et ce n'est pas contestable. On peut en dire autant de tout l'environnement culturel, cela va de soi, mais celui-ci est impossible à formaliser. Tous ces éléments sont d'une certaine manière interdépendants. Steven Pinker critique un certain nombre d'idées répandues à ce propos. Ainsi, on a longtemps discuté la manière dont l'absence de subjonctif en chinois, la prétendue absence de mot exprimant le temps chez les Indiens Hopis, ou la fausse exubérance du vocabulaire eskimo pour désigner la neige ou la glace pouvaient modifier la façon de penser. Il semble, selon lui, que ces objections n'aient aucune valeur. C'est une position plus nuancée que je voudrais défendre.
Mentalais. Que penser en effet de la théorie de Fodor reprise par Pinker, qui suppose qu'un langage intérieur le « mentalais » est nécessaire pour le traitement de toute information, même s'il s'agit d'un langage totalement inconscient ? Le mentalais serait une pensée achevée qui s'exprimerait ensuite sous forme de mots. Outre que cette théorie est une pure supputation, elle ne paraît pas très vraisemblable. Si le mode de calcul était le même dans les deux systèmes envisagés par Stanislas Dehaene dans l'article cité plus haut calcul exact et approché, on verrait mal l'intérêt de cette duplication. Mais il y a plus.
Si l'on accepte qu'une formalisation rétrécisse le champ d'application d'un langage, on voit difficilement comment ce « mentalais » pourrait expliquer cette évidence que nous avons tant de mal à trouver dans le langage le support de la part la plus importante de notre pensée, à savoir sa part affective ? Il est de notre expérience quotidienne que beaucoup de nos pensées sont difficiles à exprimer.
(pour approfondir le sujet de la pensée précédant le langage, vous pouvez aussi consulter un article du même auteur publié dans Etudes en 2001, consultable sur Cairn : La pensée sans langage)
Qu’en est-il des nourrissons ? S’ils n’ont pas encore appris leur langue maternelle, il est douteux qu’ils possèdent un « langage de la pensée » conscient et élaboré. Mais cela ne les empêche pas de penser, d’observer, de questionner le monde qui les entoure, de faire des expériences et des déductions : l’article Comment pensent les bébés d’Alison Gopnik paru dans Cerveau&Psycho n°42 (nov déc 2010) nous apprend notamment que les bébés, même avant d’avoir acquis le langage… sont de remarquables statisticiens ( !) :
L’une des grandes questions que se posent psychologues et philosophes est la suivante : comment les êtres humains sont-ils capables d’acquérir des connaissances pertinentes sur le monde alors qu’ils sont sans cesse submergés par un chaos de données sensorielles ? Au cours des dix dernières années, les chercheurs ont commencéà mieux comprendre comment les bébés et les jeunes enfants peuvent apprendre tant de choses si vite et si précisément. En particulier, nous avons découvert que les bébés et les jeunes enfants sont particulièrement doués pour faire des statistiques !
En 1996, Jenny Saffran, Richard Aslin et Elissa Newport, alors à l’Université de Rochester, furent les premiers à démontrer cette capacité en étudiant la configuration des sons du langage. Ils ont fait écouter des séquences de syllabes présentant des régularités statistiques à des enfants âgés de huit mois. Par exemple, la syllabe « bi » pouvait suivre « ro » une fois sur trois seulement, tandis que « da » suivait toujous « bi ». Ensuite, les chercheurs faisaient écouter aux bébés de nouvelles séquences de sons qui étaient construites soit de la même façon, soit différemment. Ils ont constaté que les bébés écoutaient plus longtemps les séquences inhabituelles. Des études plus récentes ont montré que les bébés sont capables de détecter des séquences récurrentes dans des extraits musicaux, des films, voire des formes grammaticales plus abstraites.
Les bébés peuvent même comprendre la relation entre un échantillon statistique et une population. Dans une étude publiée en 2008, Fei Xu, de l’université de Californie à Berkeley, a montré une boîte pleine de balles de ping pong à des bébés de huit mois : certaines balles étaient blanches, d’autres rouges et il y avait, par exemple, 80% de balles blanches et 20 de rouges. Elle prenait ensuite cinq balles, apparemment au hasard. Les bébés étaient plus surpris (c’est-à-dire qu’ils regardaient la scène plus longtemps et plus intensément) quand elle sortait quatre balles rouges et une blanche de la boîte – un résultat improbable – que quand elle sortait quatre balles blanches et une rouge.
Détecter des régularités statistiques est la première étape de la découverte scientifique. Plus impressionnant encore, les enfants (comme les scientifiques) utilisent ces statistiques pour tirer des conclusions sur le monde qui les entoure.[…]
Une approche statistique implicite
A l’évidence, les enfants ne font pas des expériences et n’analysent pas des statistiques en pleine conscience comme le font les scientifiques adultes. Le cerveau des enfants traite probablement l’information d’une manière implicite, inconsciente, selon un processus qui ressemble un peu à la façon dont se passent les découvertes scientifiques. Le cerveau serait une sorte d’ordinateur façonné par l’évolution et alimenté par l’expérience.
Dans l’ouvrage du même nom Comment pensent les bébés ? coécrit par Alison Gopnik avec Andrew Meltzoff et Patricia Kuhl, les auteurs développent ce sujet avec pour outil principal l’étude systématique du comportement non verbal des bébés : cela ne nous permet pas de comprendre exactement ce qui se passe dans la tête des tout petits, mais nous permet au moins de savoir par exemple que, dès la naissance, les bébés font la différence entre les voix et les visages humains et le reste, et qu’ils préfèrent les premiers. Après quelques jours, ils reconnaissent les visages familiers, ainsi que les voix et même les odeurs familières, et là encore les préfèrent à ceux et celles qu’ils ne connaissent pas (il semblerait même qu’ils reconnaissent dès la naissance la voix de leur mère, grâce aux sons étouffés, mais néanmoins audibles, qu’ils entendent dans son ventre).
Avant neuf mois, bien avant de savoir parler, marcher et même ramper, ils font déjà la différence entre des expressions de joie, de tristesse et de colère, et arrivent même à associer un visage heureux, son sourire et ses yeux plissés, au ton léger d’une voix joyeuse.
Dès trois semaines, les bébés imites les expressions faciales des adultes (tirer la langue, ouvrir la bouche…). Plus tard, ils communiquent, par exemple, en pointant un objet du doigt avec insistance pour obliger l’adulte à le regarder ou le lui donner. Dans une situation inédite ou imprévue, ils regardent la réaction de leur mère pour savoir ce qu’elle en pense, si elle sourit ou si elle est affolée, et modifier leur propre réaction en conséquence…
Nous espérons que cela a répondu à votre question !
Bonne journée.
Nous vous recommandons la lecture de l’article très complet de Dominique Laplane publié dans La Recherche en 1999, un peu ancien donc mais toujours passionnant : Controverse : existe-t-il une pensée sans langage ? :
Victime d'un accident qui a détruit les zones cérébrales du langage, un informaticien conserve un QI de 120 ; perdant l'usage de ses mots, un médecin malade parvient pourtant à établir un autodiagnostic. Les aphasiques pourraient-ils penser sans l'aide d'un langage ? En serait-il de même des nouveau-nés, des singes, et... des réseaux de neurones ? Faudrait-il revoir ses cours de philosophie ?
Le langage verbal est un code que nous utilisons afin de communiquer avec les autres et afin de formaliser nos idées, mais nous pouvons penser sans y avoir recours… L’article que nous citons prend notamment l’exemple des aphasiques et de certains enfants sourd-muets n’ayant pas appris le langage des signes, pour conclure que le langage apparaît comme un instrument au service de la pensée. Il n'est pas question d'en contester l'extrême importance, mais au rang d'outil, non de condition.
Comment définir alors ce type d'instrument ?
Il est peu risqué de dire, comme Lordat, que le langage, l'utilisation de mots, permet la « corporification des idées » et leur manipulation plus aisée. Sa fonction peut être comparée à l'aide apportée par l'algèbre pour la solution de problèmes18. Mais le langage sert à communiquer, et pour cela il faut un code. D'où l'idée que le langage n'est autre qu'une mise en forme conventionnelle de la pensée, une formalisation au moins naissante. Si les avantages de la formalisation sont immenses, il ne faut pas minimiser ses défauts. Ainsi, plus le langage est formalisé, plus sa rigueur est assurée, mais plus faible le champ sémantique qu'il couvre.
Le langage formel représente ainsi le degré suprême avec une sécurité maximale du point de vue de la logique, mais un vide sémantique total. Dans un langage formel, p ne peut vouloir dire que p, mais aucun code ne pourra vraiment rendre compte de nos émotions qui font cependant partie de notre pensée. La formalisation rétrécit le champ d'application d'un langage.
Un autre risque de la formalisation est de remplacer les idées par des mots , circonstance particulièrement ordinaire dont la banalité épargne de longs commentaires... mais qui signifie aussi une dissociation entre pensée et langage.
En un mot, on en revient à l'ancienne formulation de Locke : « Les mots ne signifient autre chose dans leur première et immédiate signification que les idées qui sont dans l'esprit de celui qui s'en sert » : le langage exprime une pensée en grande partie préformée19. Bien sûr, il contribue aussi à la formation de celle-ci. On a ainsi beaucoup insisté sur le fait que le type même du langage, son organisation syntaxique, l'organisation des temps des verbes, etc. conditionnent le mode de pensée et ce n'est pas contestable. On peut en dire autant de tout l'environnement culturel, cela va de soi, mais celui-ci est impossible à formaliser. Tous ces éléments sont d'une certaine manière interdépendants. Steven Pinker critique un certain nombre d'idées répandues à ce propos. Ainsi, on a longtemps discuté la manière dont l'absence de subjonctif en chinois, la prétendue absence de mot exprimant le temps chez les Indiens Hopis, ou la fausse exubérance du vocabulaire eskimo pour désigner la neige ou la glace pouvaient modifier la façon de penser. Il semble, selon lui, que ces objections n'aient aucune valeur. C'est une position plus nuancée que je voudrais défendre.
Si l'on accepte qu'une formalisation rétrécisse le champ d'application d'un langage, on voit difficilement comment ce « mentalais » pourrait expliquer cette évidence que nous avons tant de mal à trouver dans le langage le support de la part la plus importante de notre pensée, à savoir sa part affective ? Il est de notre expérience quotidienne que beaucoup de nos pensées sont difficiles à exprimer.
(pour approfondir le sujet de la pensée précédant le langage, vous pouvez aussi consulter un article du même auteur publié dans Etudes en 2001, consultable sur Cairn : La pensée sans langage)
L’une des grandes questions que se posent psychologues et philosophes est la suivante : comment les êtres humains sont-ils capables d’acquérir des connaissances pertinentes sur le monde alors qu’ils sont sans cesse submergés par un chaos de données sensorielles ? Au cours des dix dernières années, les chercheurs ont commencéà mieux comprendre comment les bébés et les jeunes enfants peuvent apprendre tant de choses si vite et si précisément. En particulier, nous avons découvert que les bébés et les jeunes enfants sont particulièrement doués pour faire des statistiques !
En 1996, Jenny Saffran, Richard Aslin et Elissa Newport, alors à l’Université de Rochester, furent les premiers à démontrer cette capacité en étudiant la configuration des sons du langage. Ils ont fait écouter des séquences de syllabes présentant des régularités statistiques à des enfants âgés de huit mois. Par exemple, la syllabe « bi » pouvait suivre « ro » une fois sur trois seulement, tandis que « da » suivait toujous « bi ». Ensuite, les chercheurs faisaient écouter aux bébés de nouvelles séquences de sons qui étaient construites soit de la même façon, soit différemment. Ils ont constaté que les bébés écoutaient plus longtemps les séquences inhabituelles. Des études plus récentes ont montré que les bébés sont capables de détecter des séquences récurrentes dans des extraits musicaux, des films, voire des formes grammaticales plus abstraites.
Les bébés peuvent même comprendre la relation entre un échantillon statistique et une population. Dans une étude publiée en 2008, Fei Xu, de l’université de Californie à Berkeley, a montré une boîte pleine de balles de ping pong à des bébés de huit mois : certaines balles étaient blanches, d’autres rouges et il y avait, par exemple, 80% de balles blanches et 20 de rouges. Elle prenait ensuite cinq balles, apparemment au hasard. Les bébés étaient plus surpris (c’est-à-dire qu’ils regardaient la scène plus longtemps et plus intensément) quand elle sortait quatre balles rouges et une blanche de la boîte – un résultat improbable – que quand elle sortait quatre balles blanches et une rouge.
Détecter des régularités statistiques est la première étape de la découverte scientifique. Plus impressionnant encore, les enfants (comme les scientifiques) utilisent ces statistiques pour tirer des conclusions sur le monde qui les entoure.[…]
A l’évidence, les enfants ne font pas des expériences et n’analysent pas des statistiques en pleine conscience comme le font les scientifiques adultes. Le cerveau des enfants traite probablement l’information d’une manière implicite, inconsciente, selon un processus qui ressemble un peu à la façon dont se passent les découvertes scientifiques. Le cerveau serait une sorte d’ordinateur façonné par l’évolution et alimenté par l’expérience.
Dans l’ouvrage du même nom Comment pensent les bébés ? coécrit par Alison Gopnik avec Andrew Meltzoff et Patricia Kuhl, les auteurs développent ce sujet avec pour outil principal l’étude systématique du comportement non verbal des bébés : cela ne nous permet pas de comprendre exactement ce qui se passe dans la tête des tout petits, mais nous permet au moins de savoir par exemple que, dès la naissance, les bébés font la différence entre les voix et les visages humains et le reste, et qu’ils préfèrent les premiers. Après quelques jours, ils reconnaissent les visages familiers, ainsi que les voix et même les odeurs familières, et là encore les préfèrent à ceux et celles qu’ils ne connaissent pas (il semblerait même qu’ils reconnaissent dès la naissance la voix de leur mère, grâce aux sons étouffés, mais néanmoins audibles, qu’ils entendent dans son ventre).
Avant neuf mois, bien avant de savoir parler, marcher et même ramper, ils font déjà la différence entre des expressions de joie, de tristesse et de colère, et arrivent même à associer un visage heureux, son sourire et ses yeux plissés, au ton léger d’une voix joyeuse.
Dès trois semaines, les bébés imites les expressions faciales des adultes (tirer la langue, ouvrir la bouche…). Plus tard, ils communiquent, par exemple, en pointant un objet du doigt avec insistance pour obliger l’adulte à le regarder ou le lui donner. Dans une situation inédite ou imprévue, ils regardent la réaction de leur mère pour savoir ce qu’elle en pense, si elle sourit ou si elle est affolée, et modifier leur propre réaction en conséquence…
Nous espérons que cela a répondu à votre question !
Bonne journée.
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