Pourquoi est-ce que les philosophes émettent-ils souvent des doutes ?
Question d'origine :
Pourquoi est-ce que souvent les scientifiques et les philosophes disent 'on ne sait pas', pourquoi les scientifiques et les philosophes expriment-ils souvent qu'il y a beaucoup d'incertitude?
Réponse du Guichet
L’incertitude est à la fois liée à la condition humaine et un moteur pour la connaissance, d’où son importance pour les philosophes et les scientifiques. Elle est d’autant plus mobilisée actuellement que la pandémie, le changement climatique, les guerres et de façon générale, les nombreuses crises, font que le monde paraît en effet bien incertain.
Bonjour,
«Si l’incertitude se trouve au cœur de la réflexion épistémologique et scientifique depuis, au moins, le XVIIIe siècle (Moatti, 2010), la société occidentale ne l’a pas considérée de manière constante au fil du temps. En outre, l’incertitude est invoquée par certains auteurs pour caractériser la société post-moderne, à l’aube du XXIe siècle (Lyotard, 1979 ; Morin et Viveret, 2010 ; Nowotny et al. 2003). Avant cette inflexion, les Lumières (XVIIIe siècle) et la science classique (XVIe-XVIIIe siècle) poursuivaient une quête d’ordre, de stabilité et de progrès, notamment par la réduction des incertitudes (Montuori, 2014), quête dont le positivisme du XIXe siècle hérite. Principalement théorisée par les économistes (dont, par exemple, Keynes, 1936), l’incertitude du début du XXe siècle fut davantage abordée en termes probabilistes, parallèlement à la notion de risque, son pendant maîtrisé. Plusieurs raisons peuvent expliquer l’inflation du regard porté sur l’incertitude après la Seconde Guerre mondiale : désillusions et perte de foi en une conception linéaire du progrès (Taguieff, 2001), instabilité des marchés et des politiques de l’ordre néo-libéral à partir des années 1970…»
Nous vous laissons lire la suite de de l’article Incertitude du Publictionnaire par Pénélope Selhausen-Kosinsk et sa riche bibliographie.
Pour la philosophie, nous vous invitons à lire ces précédentes réponses au Guichet du savoir, Comment la philosophie parle de l'incertitude ? et Doute et incertitude qui nous semblent répondre à votre question.
Pour compléter :
Comment vivre dans un monde incertain ?, La grande table sur France Culture avec Dorian Astor
Pourquoi le futur est-il incertain?, Le pourquoi du comment, France Culture
Pour les sciences, la page du site Santé.fr Accepter l’incertitude moteur de la recherche scientifique et médicale explique très simplement les enjeux :
«Aux yeux des scientifiques, l’absence de certitudes est une vertu essentielle car elle est le moteur de leur travail. En effet, la méthode scientifique repose pour beaucoup sur la remise en question des connaissances du présent, dans l’optique de s’approcher, étude après étude, au plus près de la réalité.[…]
En science, poser une conclusion de manière définitive, avec des termes péremptoires, n’a pas de sens. Ceux qui se vantent de savoir une chose avec certitude ne sont pas des scientifiques. Les chercheurs, même lorsqu’ils appuient leurs recherches sur des informations considérées comme «validées» (par plusieurs études de bonne qualité méthodologique), savent qu’il est possible qu’une nouvelle étude, suivie d’autres allant dans le même sens, vienne chambouler ce socle d’informations de base.»
Vous pouvez lire aussi le texte d’ Étienne Klein : L’incertitude ou le combustible de la recherche. Extrait:
«L’incertitude, qui me paraît avoir toujours été le lot de la condition humaine, devient aujourd’hui l’élément fondamental de la relation entre la société et le monde scientifique et technique. Nous comprenons que nous ne pouvons pas connaître à l’avance toutes les conséquences de nos actes : « L’homme sait assez souvent ce qu’il fait », avertissait Paul Valéry, « mais il ne sait jamais ce que fait ce qu’il fait. » D’où une sorte d’effroi collectif qui conduit désormais à la valorisation de l’incertitude comme défiance par rapport à ce que l’on sait ou fait, au point que l’idée d’une absence de maîtrise de l’innovation en vient à remplacer l’idée d’un progrès qui serait toujours positif. Cette tendance, qui a ses raisons, mériterait toutefois d’être inquiétée par le retournement de l’argument qui l’alimente : nous ne savons pas non plus ce que fera ce que nous n’aurons pas fait…»
Pour aller plus loin :
Incertitude en sciences, Wikipedia
Incertitude scientifique et incertitude fabriquée. D'une approche rationnelle aux dénis de science, Claude Henry, Dans Revue économique 2013/4 (Vol. 64), pages 589 à 598
La fin des certitudes : temps, chaos et les lois de la nature, Ilya Prigogine ; [avec la collab. d'Isabelle Stengers]
Histoire du scepticisme : de la fin du Moyen Âge à l'aube du XIXe siècle, Richard Popkin
Laissons la conclusion à Edgar Morin dans son dernier livre La Méthode de la méthode, le manuscrit perdu :
«En tant qu’êtres vivants et en tant que sujets humains, nous sommes exposés à nos conditions d’émergence, l’incertain, l’imprévu, la contradiction, l’ambivalence; lesquels sont l’antidote à l’assurance dogmatique et auto-satisfaite et nous ouvrent aussi sur le mystère du cosmos, le mystère de la vie, le mystère de notre condition qui est celle de sujets liés au mystère».
Bonnes lectures !