Nos valeurs influent-elles sur la construction de notre ressenti ?
Question d'origine :
Qu'est-ce que cela veut dire quand quelqu'un dit 'mes valeurs viennent surtout de mon ressenti'? Et comment se forme notre 'ressenti' - il ne doit pas en effet venir tout seul, à partir de rien-?
Réponse du Guichet
Les valeurs sont propres à chacun, bien qu'influencées par notre environnement sociétal. Il est possible de se forger ses propres convictions de manière non intellectualisée, en considérant grandement notre ressenti. Quant au fait que ce dernier émane de rien, il nous paraît difficile de concevoir un cadre qui n'ait aucune emprise sur les individus en son sein.
La "valeur", ou une "valeur" renvoie à une notion ancienne et complexe, qu'il serait de bon ton de redéfinir et recontextualiser.
Dans son livre "Psychologie sociale des valeurs", Pascal Morchain aborde la notion de valeur conjointement à un thème qui semble faire référence directement à la seconde partie de votre question tournée autour du ressenti : la psychologie.
Mon cheminement, ma sensibilité personnelle, mes recherches en psychologie sociale, et le constat que les valeurs se retrouvent dans différents domaines de la vie, m’ont amené à m’intéresser à la question des valeurs. Tous les grands systèmes « philosophiques » affichent des valeurs essentielles censées orienter la vie des personnes, et plus particulièrement leurs relations à autrui. Ces valeurs sont partout, semble-t-il, très similaires : une valeur centrale étant le respect si ce n’est l’amour (de l’autre, de Dieu, ou de l’humanité). La simple observation quotidienne indique en outre que nous pensons nos actes fondés sur des valeurs, mais aussi que nous les justifions d’après elles. Par exemple on envoie – ou on laisse – les hommes s’entre-déchirer au nom du « respect du droit international », de la « non-ingérence », ou pire, « au nom de la race ».
L'auteur retrace premièrement l'origine du terme, pour poser un cadre robuste à l'étude et l'évolution de ce dernier. On peut lire dans les premières parties de son livre :
Le terme « valeur » est ancien : le verbe latin valere signifie à la fois « être en bonne santé » et « être fort, puissant » (Morfaux, 1990). Pour l’anecdote (citée par Carfantan 2006), les Latins terminaient leurs lettres par des formules Si vales, bene est (si tu te portes bien, c’est bien) ou encore Si vales, gaude (si tu te portes bien, je me réjouis). C’est donc de cette idée de santé et de force que vient celle de vaillance, de bravoure. Au sens le plus ancien dans la langue française, le mot valeur signifie d’ailleurs « vaillance ». Il est aussi la caractéristique de ce qui est désirable. « Vaillant » lui-même signifie « résistant, fort », mais aussi « utile » et « généreux » (Lavelle, 1950). Le mot « valeur » apparaît dès 1694 dans le Dictionnaire de l’Académie. Le terme « valeur » signifie alors soit la qualité (par exemple la générosité), soit la personne qui en est dotée (une personne « de valeur », une personne généreuse). Il passera du langage courant au langage technique, et finira par être associé aux choses, en économie (1705), en musique (1740), en peinture (1792), et en mathématiques en 1845. Fin xixe siècle, Weber et Durkheim utilisèrent le terme « valeur » en sociologie (Feertchak, 1996). C’est cette dernière signification que la psychologie sociale retiendra principalement. Le terme « axiologie », en usage lorsque l’on parle de valeurs, est synonyme de « philosophie des valeurs » (Encyclopaedia universalis, accès via Internet le 25 septembre 2008).
Aussi, il devient aisé de mettre en parallèle les définitions premières du terme et l'usage plus courant que nous en faisons désormais. Sans faire l'impasse sur la grande polysémie du mot, il nous paraît ici pertinent de relier votre utilisation du mot "valeur" à une certaine notion de moralité et d'éthique. Celles-ci peuvent être communes à plusieurs personnes ou propres à chacun, on pourrait en somme parler de conviction.
Le ressenti est une notion qui mérite elle aussi quelques précisions.
Selon plusieurs définitions, notamment celle du CNRTL, le ressenti porte sur des processus humains, mais à divers niveaux, nous citerons ici trois de ces strates sémantiques différentes, qui encore une fois nous semblent le plus pertinente pour la suite de la réponse à votre question :
- il peut être physique, traduit par des sensations purement physiologiques (bien qu'influencées, voire engendrées par notre état psychologique.)
- il peut être psychologique, en étant relayé par nos systèmes mentaux de conscience et subconscience.
- il peut aussi être purement émotionnel, par le biais d'impressions, elles-même liées à nos croyances, nos idées, pour la plupart plus conscientes que pour la partie psychologique et physiques.
Nos valeurs sont profondément ancrées dans nos esprits, encore une fois, de manière plus ou moins consciente. Dès le plus jeune âge et tout du long de la socialisation, l'individu acquiert un ensemble de valeurs qui semble propre à une société donnée, à un moment donné de l'histoire. Naturellement, ces valeurs ne sont pas identiquement réparties dans chaque agent composant un ensemble sociétal. En effet le libre arbitre joue un rôle dans l'assortiment des idées présentes chez nous. Il est également important de noter que les contrecultures, l'accès massif à l'information et divers autres paramètres participent à une certaine hétérogénéisation des valeurs au sein d'une même société.
"mes valeurs viennent surtout de mon ressenti"
L'interprétation la plus probable de cette phrase nous semble pouvoir s'articuler autour de l'intellectualisation. Les valeurs peuvent se relier à des concepts éthiques et moraux, ou inversement immoraux et non éthiques (elles restent personnelles et propres à chacun). Dans un cas comme l'autre il s'agit d'idées essentielles qui régissent ou non nos comportement à travers des convictions et des lignes de conduites. Ces lignes de conduites peuvent être, rappelons-le, consciemment auto-imposées mais l'individu peut aussi souscrire à une de ces idées par défaut, sans conscientiser ce processus.
La notion de ressenti évoque un caractère plutôt spontané. C'est pour cela que la phrase mentionnée dans votre question paraît faire appel, pour son énonciateur, à une adoption de valeurs sans passer par une intellectualisation de ces dernières. Une adoption dans laquelle la ligne de conduite serait dictée primairement par le ressenti.
On pourrait ici penser que l'individu se trouve dans une situation, fait face à un problème ou une étape quelconque de la vie et en tire un ressenti particulier. Il se situe en accord ou en désaccord avec ce à quoi il est confronté. Cette adhésion ou non à la situation donnée pourrait se ressentir sur un des trois pans exposés plus hauts, à savoir le plan physique, la conscience ou bien la subconscience. Qu'il soit plus ou moins conscient, l'accord/désaccord semble dans votre exemple mener à un ressenti qui confortera la personne dans ses choix et valeurs. A l'inverse, la personne peut en adopter d'autres si le ressenti semble en conflit avec son propre comportement ou le déroulement des évènements.
En grossissant volontairement le trait, si une personne se sent "bien" en faisant quelque chose ou en prenant une décision, cette personne a de plus fortes chances de finir par penser que ce choix est conforme à ses valeurs, sans même s'être préfiguré ce qu'étaient cesdites valeurs. L'inverse est aussi tout à fait plausible.
Quant à cette idée du "rien" à partir duquel devrait se former le ressenti selon l'élément que vous avancez, l'idée nous parait contradictoire. Le ressenti, au même titre que les émotions, est une réponse à un stimuli extérieur. Notre environnement occasionne et génère ces perturbations (aussi bien positives que négatives) que nous finissons par interpréter à travers ces complexes systèmes que sont le cerveau, le corps, et l'esprit, au risque de sursimplifier légèrement encore une fois. Comment est-ce que ce ressenti pourrait-il émaner d’absolument rien du tout ? Quand bien même l'individu en question arriverait à faire le vide autour de lui, des pensées peuvent survenir dans son esprit.
Sans pour autant tomber dans la théorie des formes Platonicienne, il est tout à fait recevable de soumettre l'idée selon laquelle : tout individu construit ses idées dans la mesure où il a été socialisé, a vécu et a pu reproduire l'enseignement, les normes et les mœurs d'une ou plusieurs société dans laquelle il a grandi. En d'autres termes, les valeurs dont nous disposons peuvent exister en nous si elles existent premièrement en dehors et autour de nous. La rébellion contre ces mêmes normes, trouve elle aussi naissance dans la société berceau de l'individu. En somme, serait-il possible de ressentir si nous étions isolés de tout élément perturbateur extérieur à nous ?
Serait-il d'ailleurs possible de vivre dans cet hypothétique vide, le "rien" dont vous semblez parler ? La question reste ouverte, bien que les pistes de recherche nous paraissent soit maigres soit quelque peu dangereuses à l'expérimentation.