Quels étaient les arguments de la gauche lors des débats sur la gratuité des lycées ?
Question d'origine :
Bonjour,
Dans les débats sur la mise en place de la gratuité des lycées en France, de 1926 à 1930, j'avais entendu, il y a longtemps, dans une émission, un argument employé totalement ahurissant.
Des politiciens de gauche de l'époque auraient défendu le caractère payant des lycées pour garantir la puissance paternelle, avec le droit pour le père de famille d'autoriser ou d'interdire, selon son bon vouloir, à ses enfants de faire des études ou de ne pas en faire.
Pouvez-vous confirmer cette information et surtout la sourcer ?
Pour le droit d'interdire ou de faire des études, je l'ai déjà parfaitement sourcé et valable jusqu'en 2002 (!), où une assistance éducative a été créée au cas où les parents voulaient empêcher de faire des études au-delà de 16 ans. Et encore en 2023, les parents peuvent imposer une orientation scolaire contre la volonté de leurs enfants... Quelle honte, ce pays qui se prend pour un phare et donne des leçons au monde entier !
Avec mes meilleurs sentiments et en vous remerciant d'avance.
Rodolphe D.
Réponse du Guichet
S'il y a bien eu une opposition de gauche à la gratuité du lycée au tournant des années 30, nous n'en avons pas trouvé qui évoque la puissance paternelle - rhétorique plutôt utilisée par la droite.
Bonjour,
Le chapitre XIII de l'ouvrage de Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France: Deux siècles de politique scolaire Presses universitaires de Rennes, 2010, replace les débats sur la gratuité des lycées de l'entre-deux guerres dans le contexte d'un débat plus large, celui de l'école unique.
Jusque dans les années 1920 en effet, la poursuite des études après la primaire se faisait selon deux systèmes juxtaposés : l'école primaire supérieure (EPS), gratuite, et l'enseignement secondaire, payant et réservé à une élite, où l'enseignement était centré sur le grec et le latin. Certaines EPS sont "annexées" dans des établissements d'enseignement secondaire, mais ne partagent pas le même programme.
Mais en 1926, " À des fins d’économie, le ministère de l’Instruction publique décide que, dans les établissements secondaires avec EPS annexée, les élèves suivant des études secondaires (payantes) et ceux qui suivent des études primaires supérieures (gratuites) seront réunis dans les mêmes classes – c’est « l’amalgame » – pour certains enseignements (français, langues vivantes, géographie, mathématiques)." Cet amalgame, mené par le ministre radical Edouard Herriot, grand promoteur de l'école unique, va rendre peu à peu la gratuité inéluctable :
L’amalgame, qui concerne les petites classes du secondaire, entraîne, à l’issue du débat parlementaire sur la loi des finances de 1928, le vote par le Parlement de la gratuité des études secondaires dans les établissements secondaires avec école primaire supérieure annexée. L’année suivante, la gratuité est étendue aux autres classes secondaires des mêmes établissements, puis, par la loi de finances d’avril 1930, à l’ensemble des classes de sixième des lycées et collèges : il semble en effet impossible que les études d’un établissement secondaire soient payantes, alors que son voisin offre des études identiques, mais gratuites parce qu’une école primaire supérieure lui est annexée. La mesure de gratuité est étendue l’année suivante aux classes de cinquième, puis en 1932, aux classes de quatrième, et enfin à l’ensemble des classes secondaires par la loi des finances de 1933.
L'auteur considère pourtant la gratuité comme "la question la moins controversée" du principe d'école unique. Quant aux opposants, il cite surtout les protestations des catholique pour qui le but visé semble être un "monopole d'Etat" de l'enseignement, et donc un affaiblissement des établissements privés.
Par ailleurs, l'ouvrage Une histoire de l'école, de la nation au village / Daniel Brillaud & Michel Vignau se fait également surtout l'écho d'oppositions de droite :
Plus profondément, la bourgeoisie se méfie de la sélection par le mérite : elle a peur qu'elle fasse courir un risque d'éviction à ses enfants au cas où ils ne seraient pas les meilleurs. Pour eux, cette sélection est une atteinte aux droits des parents et une subordination aux "décisions bureaucratiques des enseignants". [...] La gratuité des études secondaires ne serait pas très coûteuse, mais elle aurait pour conséquence d'abattre les barrières entre catégories sociales : les conservateurs y sont opposés, les catholiques estiment qu'une telle mesure menacerait leurs établissements.
Il existe toutefois une opposition de gauche. Selon Frédéric Mole dans l'article L'école unique, une émancipation collective ou individuelle ? Du début du XXe siècle aux années 1930, Le Télémaque, 2013/1 (n° 43), consultable sur Cairn, il ne s'agit toutefois pas du souci de la "puissance paternelle" mais la crainte que l'accès à une émancipation individuelle se fasse, chez les enfants du monde ouvrier, au détriment de la conscience de classe :
Pour les socialistes, c’est la « classe des producteurs » qui doit s’émanciper et non seulement l’individu. Seule la perspective d’une « éducation intégrale » pour tout individu, mettant fin à tous les clivages opposant entre elles les formes de cultures scolaires, pourrait inscrire l’institution scolaire dans la perspective d’une émancipation collective. Mais ils n’en conçoivent la réalisation possible qu’au cours d’un processus révolutionnaire d’abolition des classes sociales. C’est pourquoi, tant que ce processus n’est pas engagé, beaucoup d’entre eux considèrent que les ordres d’enseignement séparés préservent l’autonomie du primaire comme « école du peuple ». Une école unifiée subordonnerait l’enseignement primaire à la culture élitiste du secondaire et inciterait les enfants des producteurs à se détacher du prolétariat , à se hisser au-dessus de lui.
Cette attitude, qualifiée de "refus de parvenir", est résumée par les mots de Pierre Dufrenne, "coauteur du Manifeste des instituteurs syndicalistes", qui "rappelle que la mission de l’école primaire est plutôt de « former des ouvriers conscients » que de « rechercher pour le compte de la bourgeoisie les meilleurs fils du peuple »". La réforme, pour ses détracteurs socialistes, serait une tentative de dresser les meilleurs éléments du peuple contre celui-ci même :
Tout se passerait donc comme si le projet de l’école unique ne traduisait qu’une double stratégie adaptée à un nouveau contexte: se saisir à son profit des aptitudes partout disponibles, et former des cadres capables, par le reniement de leur origine, d’assurer efficacement le maintien de l’ordre économique et social. Dans cette analyse marxiste, la réforme scolaire traduirait la façon dont une classe dominante en déclin cherche de nouvelles ressources et s’ingénie à produire, au nom du droit à l’instruction pour tous, une nouvelle illusion démocratique. L’unification scolaire : une apparente mesure de justice visant à pérenniser une société injuste.
Selon l'auteur, il s'agit d'un des sujets de crispation qui creuse, au tournant des années 1930, le fossé entre révolutionnaires et réformistes. Si ces derniers sont plutôt acquis à la réforme, notamment avec le ralliement des sections enseignantes de la CGT, certains d'entre eux soulignent son insuffisance dans une perspective d'émancipation sociale :
D’abord, le réformiste [Georges] Lapierre rappelle une conviction alors souvent implicite : dans une perspective syndicaliste ou socialiste, tout progrès démocratique dans l’organisation scolaire s’inscrit dans un horizon plus large, celui de la « libération de la classe ouvrière ». Le sens ultime de l’émancipation par l’école, c’est bien, aux yeux de ces acteurs, une émancipation de nature collective et sociale (et non pas seulement intellectuelle et individuelle). Ensuite, la distinction des « plus intelligents » doit être subordonnée à l’intérêt de la classe dont ils sont issus : les élites n’ont de légitimité qu’à l’intérieur d’un intérêt général conçu comme celui de la masse (exploitée ou opprimée). Non seulement Lapierre pointe la possible inanité d’un projet présenté comme démocratique, mais il met en garde contre son possible effet pervers. Sans une élévation générale de la culture de la masse, la réforme méritocratique se retournerait inévitablement en son contraire, et la mise en œuvre d’un système méritocratique aurait assurément un effet anti-démocratique. Tout repose sur l’idée de réintroduire une logique collective au cœur du projet, et de prévenir les périls individualistes.
Notons que ces craintes n'émanent pas particulièrement des bancs du parlement mais d'intellectuels débattant dans les revues de l'époque.
Enfin, l'ouvrage de Pierre Albertini et Dominique Borne L'école en France du XIXe siècle à nos jours de la maternelle à l'université, que nous ne possédons pas mais qui est consultable sur Google livres, insiste sur certaine division au sein de la gauche sur la question de l'école unique : de nombreux hommes politiques de l'époque, produits des humanités classiques, renâclaient à ce qu'ils considéraient comme un nivèlement par le bas menaçant la suprématie du latin et du grec sur l'enseignement secondaire. Par ailleurs les pouvoirs publics "craignaient aussi, en multipliant les diplômés, de provoquer une inflation de déclassés" (autrement dit : de diplômés au chômage). Ce qui eut la conséquence paradoxale que la gratuité des lycées et collèges fut aussitôt accompagnée d'un "renforcement de la sélection (examen d'entrée en sixième)".
Les ouvrages que nous avons pu consulter :
Histoire mondiale de l'éducation [Livre]. 3, : de 1815 à 1945 / publ. sous la dir. de Gaston Mialaret et Jean Vial
Une histoire de l'école, de la nation au village [Livre] / Daniel Brillaud & Michel Vignau
Histoire du système éducatif [Livre] / Vincent Troger, Jean-Claude Ruano-Borbalan
L'utopie citoyenne [Livre] : une histoire républicaine de la Ligue de l'enseignement / Jean-Michel Djian
ne nous apprennent rien de plus. Nous regrettons de ne pouvoir consulter certains ouvrages que nous ne possédons pas à la Part-Dieu, La démocratisation de l'enseignement de Pierre Merle, et surtout la thèse de John E. Talbott The politics of educational reform in France,1918-1940, semble-t-il l'ouvrage de référence sur ce sujet. Il est donc possible qu'une information ait pu nous échapper. Toutefois, au vu des archives du Journal officiel consignant les débats parlementaires pour l'année 1930 et disponibles sur Gallica, toutes les attaques contre la gratuité de cette année-là viennent de la droite.
N'hésitez toutefois pas à continuer vos recherches dans les différentes années du JO disponibles sur Gallica.
Bonne journée.