La théorie de l’imprévision pour la commande publique existe-t-elle pour le privé ?
Question d'origine :
Bonjour ,
Vous êtes me sera précieuse car j’aurais besoin d’une réponse assez rapidement dans le cadre professionnel svp?
En effet ,
Dans un circulaire du 1er mars 2022 par le premier ministre, la théorie de l’imprévision a été codifiée d’après le circulaire de l’article 6 alinéa 3 du code de la commande publique .
Qu’en est il du marché privé ?
Car je cherche si c’est possible que ça puisse être pareil ou non ? Que ce ça puisse être accepté qu’il y ait une hausse des prix du fait de la hausse des coûts des matériaux à cause du covid par ex . Merci énormément
Réponse du Guichet
L'article 1195 du Code civil rend l'imprévision applicable aux marchés privés depuis 2016.
Précisons tout d’abord que des règles juridiques destinées à parer à l’imprévision existaient déjà avant 2023, ce dont témoigne encore la loi concernant les marchés privés.
Nous vous proposons pour commencer un rappel des principes généraux pour les marchés publics, suivi des principes généraux pour les marchés privés à des fins de comparaison:
Circulaire n° 6338/SG du 30 mars 2022 :
1. La modification des contrats de la commande publique en cours, lorsqu'elle est nécessaire à la poursuite de leur exécution
La pénurie des matières premières et la hausse des prix des approvisionnements sont susceptibles d'avoir des conséquences sur les conditions techniques d'exécution des contrats.Elles peuvent notamment rendre nécessaire une modification de leurs spécifications, par exemple en substituant un matériau à celui initialement prévu et devenu introuvable ou trop cher, en modifiant les quantités ou le périmètre des prestations à fournir, ou en aménageant les conditions et délais de réalisation des prestations pour pallier les difficultés provoquées par cette situation.
Dans ces hypothèses, il est possible de recourir aux différents cas de modification des contrats en cours d'exécution prévus par le code de la commande publique, notamment par ses articles R. 2194-5 et R. 3135-5 qui, dès lors que ces modifications sont rendues nécessaires par des
circonstances qu'une autorité contractante diligente ne pouvait pas prévoir lorsque le contrat a été passé, autorisent des modifications du contrat:
- pouvant atteindre, à chaque modification rendue nécessaire, 50 % du montant initial pour les contrats de la commande publique conclus par des pouvoirs adjudicateurs ;
- et sans plafond pour les contrats de la commande publique conclus par des entités adjudicatrices intervenant dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des services postaux.
En revanche, l'acheteur ne doit pas utiliser ces dispositions pour modifier par voie d'avenant
les clauses fixant le prix lorsque cette modification du prix n'est pas liée à une modification du
périmètre, des spécifications ou des conditions d'exécution du contrat.
[L’article 5 de la circulaire 6338 évoque rapidement les marchés privés en référence à l’article 1195 du Code civil évoqué tout de suite après]
5. Le traitement de difficultés analogues dans les contrats de droit privé
Si des entreprises venaient à signaler à vos services les mêmes difficultés dans l'exécution de
leurs contrats de droit privé, l'article 1195 du Code civil prévoit, pour ces contrats conclus
depuis le 1er octobre 2016, une obligation de principe, analogue à la théorie de l'imprévision,
de tirer les conséquences du bouleversement de l'équilibre économique du contrat par une
renégociation du contrat entre les parties ou par une modification ou une résiliation par le juge.
Marchés privés: renégocier son contrat face à la flambée des prix des matières premières: un article d’un cabinet d’avocat du 11 avril 2022 :
1 — Le droit à la révision du contrat pour les marchés privés non forfaitaire
L’article 1195 du Code civil issu de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016, entrée en application le 1er octobre 2016, rend l’imprévision applicable aux marchés privés dans les conditions suivantes:
« Si un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du coût à son cocontractant. Elle continue à exercer ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. À défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe».
Ainsi, chaque partie à un contrat peut désormais en demander à son cocontractant la révision du marché sous réserve (i) d’un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion de la convention, (ii) que ce changement rende l’exécution du marché «excessivement onéreuse» et (iii) que le titulaire du contrat n’a pas accepté d’en assumer le risque lors de la signature du contrat (Le dispositif de l’article 1195 du Code civil n’est pas d’ordre public de sorte que le marché peut expressément prévoir de l’écarter).
L’article 9.1.2 de la norme AFNOR NF P 03-001 dans sa version 2017 de reprend pour partie les dispositions de 1195 du code civil:
«Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties conviennent de recourir à une conciliation ou à une médiation conformément au 21.2, préalablement à toute action en justice ou procédure d’arbitrage».
Comme pour les marchés publics (CE 30 mars 1916, Cie générale d’éclairage de Bordeaux, Rec.p.125), la survenance d’un cas d’imprévision ouvre droit à une renégociation du contrat et en
En complément, voici ci-dessous un lien vers un premier article du Moniteur daté du 26 août 2022, suivi d’un second, également du Moniteur, du 3 février 2023, qui apprécie les difficultés d’application juridique:
Marchés publics et privés : faire face aux bouleversements économiques en cours - 26 août 2022
En fin d’article, un encadré précise:
Ce qu'il faut retenir
- En marchés publics comme en marchés privés, la solution aujourd'hui privilégiée pour indemniser les opérateurs économiques des hausses de prix importantes des matières premières est le recours à la théorie de l'imprévision.
- Cela suppose cependant de remplir un certain nombre de conditions, et notamment de démontrer au cas par cas le bouleversement temporaire de l'équilibre du marché.
- Une modification du marché public est également possible en vertu de l'article R. 2194-5 du Code de la commande publique relatif aux « circonstances imprévues ».
- La solution la plus simple et la plus efficace reste la négociation de bonne foi entre les parties pour aboutir à une solution amiable.
Marchés privés : les limites de l'imprévision face à la flambée des prix - 3 février 2023
Voici in extenso la teneur de l’article réservé aux abonnés à la revue:
Qui aurait pu prédire la crise des prix ? C'est toute la question au cœur de l'application de la théorie de l'imprévision, introduite pour les contrats privés, lors de la réforme du Code civil en 2016, à son article 1195. Une décision rendue par le tribunal de commerce de Paris le 14 décembre dernier (n° 2022033136* en illustre les limites.
En effet, lorsqu'elle n'est pas expressément écartée par une stipulation du marché, ce qui est fréquent en pratique, l'imprévision peine souvent à s'appliquer. En l'espèce, un promoteur avait signé fin 2020 un contrat-cadre de référencement avec une filiale d'une société fabricante de carreaux de céramique. Prévu pour deux ans prolongeables d'une année, le contrat fait du promoteur un intermédiaire entre le fournisseur et des entreprises qui s'approvisionnent aux conditions contractuellement fixées. La poursuite de la crise sanitaire, puis le déclenchement de la guerre en Ukraine provoquant les bouleversements économiques que l'on connaît, le fournisseur demande au promoteur de renégocier les prix convenus. Leurs échanges n'aboutissant pas, il saisit le tribunal sur le fondement de l'imprévision. Si ce dernier accepte de faire jouer le mécanisme, le résultat s'avère plutôt décevant pour le fournisseur…
Le juge estime en effet que les conditions fixées par l'article 1195 du Code civil sont réunies. Des « circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat » étaient bien survenues. « A l'époque où les parties ont négocié leur contrat, même si le coût de l'énergie, pour l'essentiel, connaissait des fluctuations, aucune des parties n'était alors en mesure de prendre en considération la hausse exceptionnelle intervenue un an plus tard », énonce le tribunal. De plus, l'exécution du contrat a bien été rendue « excessivement onéreuse pour une partie qui n'avait pas accepté d'en assumer le risque ». Le tribunal se fonde notamment sur le rapport des commissaires aux comptes de la société mère du fournisseur, qui établit « des augmentations sur la période septembre 2020- janvier 2022 de 316 % pour le gaz, de 381 % pour l'électricité et de 192 % pour les emballages bois ». Cela a « entraîné une baisse de son résultat d'exploitation/chiffre d'affaires, passant de 8,2 % sur la période avril 2020 à mars 2021 à 0,5 % sur la période octobre 2021 à mars 2022 ». Et les factures d'achat présentées ont montré que la maison mère avait effectivement répercuté les hausses sur sa filiale de distribution.
Une simple résolution du contrat. Mais ici, les effets de l'imprévision seront modestes, car le juge considère que le fournisseur « ne lui donne pas les éléments nécessaires pour mesurer le bien-fondé des modifications du tarif présentées » ! Il le déboute donc de sa demande de révision des termes financiers du contrat, mais prononce la résolution de celui-ci au 31 décembre 2022… soit la date à laquelle le contrat prenait fin de toute façon. Tout ça pour ça. L'occasion de rappeler à quel point un dossier solide, avec des preuves chiffrées et complètes, est crucial pour obtenir, au titre de l'imprévision ou de tout autre mécanisme juridique, une évolution des conditions financières des marchés en ces temps d'inflation.
* Voir ci-dessous un lien vers l’analyse du jugement, introuvable en ligne, peut-être parce que sa référence n’est pas chiffrée correctement:
Le Monde du droit propose en effet une analyse détaillée de ce premier jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris en décembre 2022:
Une première application judiciaire de la théorie de l’imprévision – 13 janvier 2023