Maria Soudaïeva a-t-elle vraiment existé ou n'est-elle qu'un pseudonyme de Volodine ?
Question d'origine :
Maria Soudaïeva a-t-elle vraiment existé ou n'est-elle qu'un pseudonyme de Volodine ?
Réponse du Guichet
Les écrits d'Alain Volodine sont emprunts de mystère et divisent les esthètes, celles et ceux qui s'accrochent à l'utopie de cette aventurière russe et celles et ceux qui réfutent cette thèse et montrent qu'il s'agit d'une construction de l'auteur, peu avare en hétéronyme.
Bonjour,
Les avis divergent et ce même si selon toute vraisemblance, Maria Soudaïeva est le fruit de l’imagination de Volodine.
A la sortie de Slogans, la plupart des critiques s’emparent de l’histoire et reprennent les éléments biographiques apportés par Antoine Volodine. L’Humanité, l’Obs, Libération et bien d'autres encensent les écrits d’Antoine Volodine et de Maria Soudaïeva. Cet engouement se poursuit et ainsi, Tiphaine Samoyault dans l’article « Trois femmes en colère », publié dans Le Monde des Livres le 12 novembre 2022 écrit :
Volodine se présente comme le porte-parole de voix dont certaines prennent aussi la parole en leur nom. Cette construction stupéfiante est certes imaginaire, mais elle a aussi des effets sociaux.
Mais peut-on encore parler d’hétéronyme quand il s’agit d’un auteur collectif ? Rien de tout cela n’est tout à fait clair, car si Infernus Iohannes est reconnu par Volodine comme hétéronyme, Maria Soudaïeva, l’autrice de Slogans, est dotée d’une existence historique au-delà de toute réalité hétéronymique…
Isabelle Ruf s’accorde aussi avec cette présentation lorsqu’elle rédige l’article« Voix féminines de Volodine », dans Le Temps le 19 novembre 2022 :
Le troisième volet est consacré à Maria Soudaïeva, une auteure déjà connue pour la virulence poétique de ses Slogans cryptiques. Les trois textes sont des traductions qui sont autant de créations, écrites par des femmes, sauf pour Soudaïeva, dont les brouillons ont été mis en forme par Antoine Volodine. C'est lui qui orchestre cette oeuvre absolument singulière depuis des décennies.
Sabrinelle Bedrane adopte, elle, dans l’étude L’engagement poétique d’Antoine Volodine : le communisme de la parole, une approche plus pondérée :
Maria Soudaïeva, Slogans, éd. de l’Olivier/Seuil, 2004. Qu’il s’agisse d’un hétéronyme ou non, Volodine a au moins contribué à cette œuvre qu’il dit avoir non seulement traduite mais agencée.
Quand d’autres s’interrogent sur l’existence de Maria Soudaïeva.
Dans Lire Magazine du 1 novembre 2022, Laetitia Favro et Bernard Quiriny écrivent :
Et derrière ces femmes se cache à son tour Antoine Volodine, habitué à se démultiplier en hétéronymes.
Christian Monnin réfute dans Propagande poétique. Maria Soudaïeva, Slogans, Paris, Éditions de l’Olivier, 2004,l’existence de Maria Soudaïeva :
En France, pourtant, elle a déjà fait une apparition discrète dans la bibliographie qui clôt Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Une bibliographie imaginaire, dans un livre écrit par un certain Antoine Volodine... Autrement dit, tout indique que Maria Soudaïeva est une des voix de cet écrivain singulier. Comme un personnage de cinéma sortant de l'écran, elle est issue de son univers poético-politico-onirique peuplé de voix souterraines entrées dans une résistance désespérée après la destruction de leurs rêves de révolution.
Dans un premier temps, cette nouvelle est une légère déception pour le lecteur, qui se sent dépossédé du plaisir de la découverte : en effet, il aurait aimé croire à la fable de cette mystérieuse aventurière russe écrivant ces Slogans d'une rare violence depuis les confins de la maladie et de l'Extrême-Orient. Mais c'est aussi une heureuse surprise qui marque une nouvelle étape dans une entreprise littéraire passionnante : Antoine Volodine s'était déjà glissé dans ses propres livres aux côtés de collègues auteurs post-exotiques, mais, démarche inverse, Maria Soudaïeva est son premier avatar (presque) autonome. Dans la foulée de son travail de traducteur d'Alexandre Ikonnikov pour les Éditions de l'Olivier, Volodine a saisi l'occasion d'accomplir enfin pleinement son projet d'« une littérature étrangère en langue française » dont il ne serait que le passeur. Cette formule choc est plus qu'un slogan, justement : ainsi, en lecture, Volodine n'habite jamais ses textes mieux que lorsqu'il les déclame avec un accent étranger (hispanisant) Il est juste un peu regrettable que l'auteur ait de toute évidence voulu se faire démasquer : il aurait très bien pu inventer aussi un traducteur, s'abstenir de rédiger une préface en forme d'aveu à peine voilé et rendre la biographie de Maria Soudaïeva plus crédible (« l'éphémère groupe anarchiste », entre autres, sonne faux et le suicide en 2003 paraît bien commode). Bref, il a multiplié les indices pour s'assurer que même le lecteur non averti ait des doutes, comme s'il n'avait pas osé aller jusqu'au bout de sa démarche. D'un autre côté, ce paratexte (préface, quatrième de couverture, biographie) fait partie intégrante de l'œuvre, il la met en scène, mais il aurait sans doute gagné à être moins transparent. Car, si étranges que soient les contrées où s'aventure ce livre, si originale que soit sa forme, le lecteur soupçonne assez vite qu'il évolue en territoire volodinien, mis sur la piste par l'onomastique inimitable qui le caractérise : Natasha Amayoq, Abraham Voriaguine, Bayane Yaguatinga, etc.
Dernièrement l'article « Communes créatrices », Critique, 2023/4 (n° 911), de Tiphaine Samoyault, interroge l'existence de cette personne :
Au sein de ce peuple post-exotique qui comporte désormais quatre hétéronymes officiels, une autrice, Maria Soudaïeva, a conservé une existence presque parfaitement autonome (mais, si elle a bien une biographie, donnée par Volodine et relayée par ses sympathisants. Deux exemples de ces biographies : « Maria Soudaïeva est née en…, elle n’a toujours pas de fiche Wikipédia par exemple et certains critiques font explicitement d’elle une émanation de l’univers fictionnel de l’écrivain, attitude considérée comme inamicale et non post-exotique par Volodine). Si l’écriture de Slogans, paru pour la première fois sous ce titre en 2004 et repris dans Débrouille-toi avec ton violeur, est un cas avéré de co-écriture, portant à son comble la musique insurrectionnelle du post-exotisme, la production collaborative est aussi une caractéristique de l’univers fictionnel. Ces brouillages sont puissants, car ils n’alimentent pas un discours sur la relativité de la vérité. Ils disent la capacité des mondes fictionnels à communiquer avec les mondes sociaux réels et éventuellement à les transformer.
En guise de conclusion, nous reproduisons l’avis de jean-Pierre Thibaudat dans Libération, no. 725 sur "Tout va à Volo : L'auteur de «Dondog» a traduit en trois fois 343 (7x7x7) les «Slogans» d'une énigmatique Maria Soudaïeva", publié dans Libération, le 9 septembre 2004, qui nous semble clore le débat avec brio :
Reprenons. Volodine dit avoir reçu d'Ivan Soudaïeva le manuscrit de Slogans, après le suicide de sa soeur. Volodine en avait lu une première version quand il vivait à Macau. Dans ses slogans, Maria Soudaïeva mêlait alors le russe et le français, «le résultat manquait de fluidité et exigeait trop du lecteur ou de la lectrice», précise Volodine. Au manuscrit était joint «un plan de travail» où Maria disait vouloir faire une oeuvre unilingue, «un seul torrent». Volodine a réalisé ce plan, jusqu'à «réécrire» certaines phrases pour «restituer à l'ensemble la puissance que Maria avait rêvée pour ce livre». Y compris en y instillant des «touches personnelles», y voyant en conclusion «une manière très complice, très tendre, pour ne pas dire amoureuse, de lui rendre hommage».
Et si Volodine était le traducteur de Slogans jusqu'à en être l'auteur ? A tout le moins le coauteur ? En Russie, les milieux de l'édition ignorent le nom de Maria Soudaïeva. Volodine parle d'un texte publié dans une revue underground de Blagovechtchensk, ville de Sibérie frontalière avec la Chine. Y a-t-il jamais eu une revue underground dans cette ville perdue ? En Russie, tout est possible. Dans les livres de Volodine aussi. Qu'en pensent la Gloria de Vancouver et la Maria de Vladivostok ? Qu'importe. Slogans est un livre sidérant.
Bonne journée et bonnes (re-) lectures de Soudaïeva, Bassmann et les autres !
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