Je cherche un mot lié à la conscience de l'extraordinaire ou la perte de l'émerveillement.
Question d'origine :
Bonjour,
je suis à la recherche d'un mot, d'un terme dont j'ai appris l'existence il y a quelques années, dont l'idée m'avait particulièrement marqué, pour sa justesse et sa puissance symbolique.
Je n'arrive malheureusement pas à le retrouver et je vais essayer de distiller des indices, qui sont peut-être incomplets voire même hors-sujets car je ne sais même plus vraiment à quel concept renvoyait ce terme :
Il me semble que c'était un concept, lié à la conscience de l'extra-ordinaire / de la beauté dans le quotidien. Ou bien à l'inverse, à la perte de l'émerveillement face à des choses que l'on voit tous les jours. Ou encore à l'habitude ou l'accomodation progressive à l'environnement dans lequel on vit, jusqu'à ce qu'il ne nous surprenne plus. Et que l'on fuit en cherchant des regards nouveaux en partant par exemple en voyage pour y chercher des quotidiens inconnus.
On peut retrouver la conscience du cadre extra-ordinaire dans lequel on vit lorsque quelqu'un d'extérieur à ce milieu nous le fait remarquer.
C'est un terme qui a sans doute trait aux champs de la philosophie, de l'esthétique, de la phénoménologie ou de la photographie. Il se peut que le mot renvoyait à une sensation.
Merci d'avance de m'aider à démêler ce nœud mental.
Réponse du Guichet
Le mot qualifiant la capacité à avoir conscience de l'extraordinaire, de la beauté du quotidien ou bien de la perte de l'émerveillement face à l'habitude pourrait être habituation mais il pourrait aussi recouvrir les concepts de solastalagie et koinologie.
Bonjour,
L'article Réapprendre à s’émerveiller de Cerveau&Psycho publié en mai 2021 nous donne des pistes pour chercher le mot qualifiant la capacité à avoir conscience de l'extraordinaire, de la beauté du quotidien ou bien de la perte de l'émerveillement face à l'habitude :
... nous créons des « routines de résonance », selon l’expression du neuroscientifique allemand Joachim Bauer, qui font progressivement disparaître l’émerveillement.
...
Le sociologue Max Weber (1864-1920) qualifiait déjà l’époque moderne de « temps du désenchantement », où il est doublement difficile de s’émerveiller.
...
Certains neuropsychologues décrivent alors l’émerveillement comme une « réaction d’orientation » face à des stimuli nouveaux. Et cette réaction est mesurable. En 2009, Wolfgang Tschacher, de l’université de Berne, et ses collègues ont équipé de capteurs quelque 500 visiteurs d’un musée, afin d’enregistrer leurs réactions physiologiques. Résultat : face à des œuvres jugées extraordinaires, la respiration, le pouls et l’activité du système nerveux sympathique se modifient. Les œuvres que les visiteurs ont classées dans une catégorie « surprenant/humoristique » ont ainsi augmenté la variabilité de leur fréquence cardiaque, c’est-à-dire qu’elles ont rendu leur pouls irrégulier. Ce qui peut être considéré comme un signe physiologique de l’émerveillement.
Sur le plan psychologique, cette émotion intègre souvent une sorte de stupeur mêlée de crainte, en anglais awe – qui vient de l’onomatopée échappant aux anglophones lorsqu’ils sont ébahis. Ce sentiment émerge quand quelque chose nous semble extraordinaire, immense et formidable. Pendant longtemps, cet aspect n’a guère fait l’objet de recherches en psychologie. Tout au plus a-t-il joué un rôle dans l’étude de la religion, par exemple à travers les travaux du psychologue américain William James (1842-1910). Dans son ouvrage intitulé The Varieties of Religious Experience, publié en 1902, James explique : « Il existe un état de conscience où notre volonté de nous affirmer est remplacée par le désir de se taire et de disparaître dans les flots et les ouragans de Dieu. »
Un siècle plus tard, en 2003, les psychologues américains Dacher Keltner et Jonathan Haidt ont décomposé cette « stupeur effrayée » en deux éléments fondamentaux. Le premier est un sentiment de grandeur (vastness) qui nous transcende – et qui peut aussi bien porter sur un monument impressionnant que sur une montagne majestueuse ou un parcours professionnel admirable. Le deuxième composant, quant à lui, se caractérise par l’impossibilité de « l’accommodation » : toute tentative de faire entrer le phénomène observé dans nos schémas cognitifs se révèle futile. Cette stupeur est donc profondément ambivalente. Loin d’être toujours agréable ou gratifiante, elle se montre parfois troublante, voire menaçante. Ce n’est que dans sa configuration « positive » qu’elle se traduit par un sentiment d’émerveillement – un état presque euphorique.
Prendre le temps de regarder
Il s’agit de prendre le temps d’un examen intensif et d’adopter le « regard désintéressé » que permet le loisir, explique la philosophe Eva-Maria Heinze. Dans sa thèse intitulée « Beauty of the Everyday », Heinze a écrit sur le dépérissement moderne de ce sentiment. À l’époque du romantisme, des auteurs comme l’écrivain autrichien Adalbert Stifter (1805-1868) s’enthousiasmaient pendant des pages sur la grâce d’un rocher ou d’une rivière…
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Ekkehart Martens, professeur émérite de philosophie à l’université de Hambourg, rapporte quelque chose de similaire : « L’émerveillement face à la nouveauté et à l’inattendu nous déleste de ce que nous avons appris à la manière d’un savoir mort sans l’avoir réellement intégré. Nous sommes alors prêts pour de nouvelles expériences, qui élargissent et différencient notre vision de nous-mêmes, des autres et du monde. »
Le moteur de la curiosité et de l’altruisme
L’émerveillement serait même le moteur de la curiosité, selon Fritz Breithaupt, spécialiste des sciences cognitives à l’université de l’Indiana, aux États-Unis. Il en constitue en quelque sorte la récompense : « Pour entretenir la curiosité, il faut être motivé. Or la motivation réside moins dans un objectif intellectuel que dans un affect. Cet affect, c’est l’émerveillement. »...D’autant plus que l’émerveillement ne se contente pas de récompenser la personne qui l’éprouve : il a aussi une composante sociale, nourrissant l’altruisme. C’est ce qu’ont montré les chercheurs américains Paul Piff et Sam Goldy, de l’université de Californie à Irvine.
A partir de ces données, nos recherches nous ont menées vers le terme Habituation ainsi définit par l'Encyclopédie Universalis consultable à la bibliothèque municipale de Lyon ou à distance pour les abonné·es de la BML :
Terme désignant la diminution progressive et la disparition d'une réponse normalement provoquée par un stimulus lorsque ce dernier est répété. Ainsi, la réaction électrodermale engendrée par la présentation d'un stimulus nouveau, une lumière par exemple, disparaît au bout d'un certain nombre de présentations de ce même stimulus.
On peut rapprocher l'habituation de l'extinction, qui désigne aussi la disparition d'une réponse à la suite de la répétition d'un stimulus. Mais ce second terme s'applique à la disparition d'une réponse conditionnée lorsque le stimulus conditionnel est répété sans être suivi de renforcement. Le terme d'habituation s'emploie pour une réponse inconditionnelle non apprise, telle que la réaction d'orientation observée lorsqu'un stimulus nouveau apparaît dans le champ perceptif.
Cet article nous fait penser au concept de "résonance" d’Halmut Rosa abordé dans Résonance : une sociologie de la relation au monde et dont il est question dans La résonance. Comment retrouver le contact avec le monde, Philosophie Magazine, 2018 et, de Grégoire Catta, « Hartmut Rosa, RÉSONANCE. Une sociologie de la relation au monde. La Découverte, 2018 [2016, traduit de l’allemand par Sacha Zilberfarb et Sarah Raquillet], Revue Projet, vol. 367, no. 6, 2018, pp. 90-92.
Deux concepts pourraient aussi désigner votre mot mystère. Il s'agit de la solastalagie et de la koinologie. La lecture des livres Les émotions de la Terre: des nouveaux mots pour un nouveau monde de Glenn Albrecht ; traduit de l'anglais par Corinne Smith, 2020 et La découverte du quotidien de Bruce Bégout, 2005, vous serait peut-être des plus utile.
Vous pourriez également explorer tout le courant qui s'intéresse à l'ordinaire dans les traces d'Emerson et Wittgenstein avec Sandra Laugier dans « Emerson : penser l'ordinaire », Revue française d’études américaines, vol. no91, no. 1, 2002, pp. 43-60, Wittgenstein : politique de l'ordinaire et Éloge de l'ordinaire : entretiens avec Philippe Petit.
Enfin, l'écoute sur France Culture de l'émission en 4 épisodes sur L'inquiétante étrangeté de l'ordinaire 1/4 : Ludwig Wittgenstein et Stanley Cavell, 2/4 : Jean-Paul Sartre et Martin Heidegger, 3/4 : Michel Foucault et Georges Perec et 4/4 : Douglas Sirk et Jacques Demy devrait pouvoir vous donner des pistes à explorer.
D'autres ouvrages et articles pourraient vous intéresser et vous aider à retrouver ce mot :
- Esthétique de l'environnement [Livre] : appréciation, connaissance et devoir / textes réunis et traduits par Hicham-Stéphane Afeissa et Yann Lafolie ; présentation par Hicham-Stéphane Afeissa, 2015
- Devant la beauté de la nature [Livre] : pourquoi tant d'émotions face au spectacle de la nature ? / Alexandre Lacroix, 2018
- Au coeur de la nature blessée [Livre] : apprendre à voir les paysages du XXIe siècle / Alexandre Lacroix, 2022
- Approche psychologique de l'émotion d'enchantement, Alexandre DUBARRY, 2019, Thèse de doctorat de psychologie sociale, Universite Bretagne Sud
- Thievenaz, Joris. « L’étonnement », Le Télémaque, vol. 49, no. 1, 2016, pp. 17-29.
- L’équivoque de l’habitude / Claude Romano, 13 | 2011, Revue germanique internationale
- L’équivoque de l’exercice en art : formation des habitudes et euristique artistique (sur Husserl et Henry) : The equivocation of artistic exercise: formation of habits and artistic heuristic (about Husserl and Henry) / Thomas Sabourin, 21 | 2021, Méthodos : savoirs et textes
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Bonnes recherches et lectures
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