Y a-t-il des philosophes ou intellectuels qui ont conceptualisé la « cohérence » ?
Question d'origine :
Y a-t-il des philosophes ou intellectuels qui ont conceptualisé la « cohérence » (le mot) ?
Réponse du Guichet

En philosophie, le mot cohérence est le plus souvent un corollaire de la notion de vérité.
Bonjour,
Tout d’abord revenons sur quelques éléments de définition :
"cohérence, du latin cohaerentĭa, est la cohésion ou la liaison entre une chose et une autre. Le concept est utilisé pour évoquer tout ce qui est logique et conséquent par rapport à ce qui le précède." (source : site Les définitions)
Une première acception du mot cohérence renvoie donc à «une liaison étroite» à «une adhérence mutuelle» (source : site CNTRL) mais aussi de façon quasi systématique à un rapport logique, et à « une absence de contradiction dans l’enchaînement des parties à son tout ».
Dans une optique philosophique, la cohérence est bien souvent un corollaire de l’idée de logique formelle mais aussi de la notion de vérité. Sur cette notion de vérité, voici quelques liens vers de précédentes réponses du Guichet, qui vous donneront de multiples références bibliographiques : La vérité et VERITES.
Votre recherche portant sur une réflexion philosophique autour du mot cohérence, nous vous conseillons de vous pencher sur la théorie de la vérité - correspondance qui a surtout été discutée au XXe siècle.
« La théorie de la vérité-correspondance est une conception épistémologique selon laquelle la vérité ou la fausseté d'une proposition dépend de ses rapports avec le monde : une proposition sera dite vraie si elle décrit adéquatement un état de choses « réel ». L'expression de « vérité-correspondance » a émergé au XXe siècle, mais il s'agit là d'une conception classique en philosophie de la connaissance qu'on peut faire remonter à l'Antiquité grecque..» (Source Wikipédia, article: Théorie de la vérité-correspondance).
Cette théorie va s’opposer aux tenants de la théorie de la vérité-cohérence :
" La théorie de la vérité-correspondance s'oppose en particulier à la conception de la vérité en tant que cohérence, qui implique que la vérité d'une théorie ne dépend pas de son adéquation avec le monde, mais de sa cohérence logique, autrement dit de son absence de contradiction. Ces deux théories s'opposent sur la nature du rapport entre la connaissance et le monde. Définir la vérité comme cohérence, plutôt que comme correspondance, permet à certains auteurs, comme Leibniz, de maintenir le point de vue selon lequel une connaissance absolue est possible….Bertrand Russell, défenseur d'une position « correspondantiste » de la vérité, a proposé un argument à l'encontre de la définition de la vérité comme cohérence dans le domaine scientifique. Il arrive que deux ou plusieurs hypothèses scientifiques soient également capables de rendre compte de tous les faits connus sur une question. Or, si deux hypothèses sont incompatibles, elles ne peuvent être toutes les deux vraies. La définition de la vérité comme cohérence n'est donc pas suffisante pour justifier la vérité d'une hypothèse. Toutefois, Willard Quine tirera une autre conclusion de cet argument, en faveur d'une ontologie relativiste. " (Source Wikipédia, même article)
Bertrand Russell dans ses « Problèmes de philosophie » revient sur les limites d’une théorie de la «vérité-cohérence» :
Beaucoup de philosophes ont tenté de trouver une définition de la vérité qui ne consiste pas en une relation de la pensée à autre chose. La tentative la plus intéressante faite en ce sens est la théorie de la vérité « cohérence ». On affirme alors que la marque du faux, c'est de ne pas être en accord avec nos croyances, tandis que l'essence de la vérité réside dans le fait de trouver sa place dans le système parfaitement clos de la Vérité.
Cette conception bute pourtant sur une, ou plutôt deux, difficultés majeures. La première est qu'il n'y a aucune raison de penser qu'un seul système cohérent de croyances est concevable. Peut-être un romancier doué de l'imagination nécessaire pourrait-il réinventer le passé du monde tant et si bien que ce passé, quoique entièrement fictif, s'ajusterait parfaitement à ce que nous savons. Dans un domaine plus scientifique, il arrive souvent que deux ou plusieurs hypothèses soient également capables de rendre compte de tous les faits connus sur une question ; et malgré l'effort des scientifiques pour découvrir un fait qui puisse disqualifier toutes les hypothèses sauf une, rien n'assure qu'ils puissent toujours y parvenir.
Il n'est pas rare, en philosophie aussi, que deux hypothèses rivales soient également capables de rendre compte de tous les faits. Il est ainsi possible que la vie ne soit qu'un songe, que le monde extérieur ait tout juste la réalité des événements du rêve ; mais bien que cette conception ne soit pas contradictoire avec les faits connus, il n'y a pas de raison de la préférer à celle du sens commun, pour qui les choses et les gens existent réellement. Bref, la définition de la vérité par la cohérence échoue devant l'absence de preuve qu'un seul système cohérent soit possible.
L'autre objection contre cette définition de la vérité est qu'elle présuppose qu'on a donné un sens au terme « cohérence », alors que ce terme renvoie à la vérité des lois logiques. Deux propositions sont cohérentes quand elles peuvent être vraies ensemble, incohérentes quand l'une au moins doit être fausse. Or pour savoir si deux propositions peuvent être vraies ensemble, nous devons connaître certaines vérités comme la loi de non-contradiction. Par exemple, les deux propositions « cet arbre est un hêtre », et « cet arbre n'est pas un hêtre », ne sont pas cohérentes, selon la loi de non-contradiction. Mais si la loi de non-contradiction elle-même était soumise à ce test de cohérence, nous trouverions, si nous choisissions de la répudier comme fausse, que plus rien ne peut être incohérent avec quoi que ce soit. Si bien que les lois logiques, parce qu'elles fournissent l'ossature ou le cadre à l'intérieur duquel prend sens le test de la cohérence, ne peuvent être elles-mêmes établies à travers ce test.
Pour ces deux raisons, on ne peut accepter l'idée que la cohérence constitue la signification de la vérité, même si souvent la cohérence est un critère très important de la vérité, une fois que tout un savoir a déjà été constitué.
Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, 1912, Chapitre XII, tr. fr. François Rivenc, Payot, 1989, p. 145-147
Un article de Joseph Vidal-Rosset intitulé «Cohérence et correspondance, deux théories de la vérité», extrait d'un essai sur "La vérité " nous éclaire sur les différentes acceptions de cette théorie de la vérité-cohérence.
Le terme même de théorie de la vérité-cohérence prête à confusion car ce terme de cohérence a pour sens premier l’absence de contradiction, or la simple absence de contradiction dans une pensée ne peut être le signe de sa vérité: ce que l’on imagine sans être contradictoire, n’est pas nécessairement vrai ou réel…Si l’on examine les arguments qui peuvent fonder une théorie de la cohérence dès lors que l’on donne au mot cohérence un sens plus vague mais plus riche, une théorie cohérente est un ensemble d’énoncés ou certains sont vrais en vertu d’une relation de conséquence sémantique de la réalité. La description du monde qu’offre l’Ethique de Spinoza en est un exemple: les propositions qui font référence à Dieu ou la Nature sont vraies en vertu de la déduction qui est faite à partir des Définitions et des Axiomes du livre I. La version la moins forte d’une théorie cohérentiste de la vérité soutient, selon Pascal Engel, «qu’un jugement ou une proposition est vrai si et seulement si il fait partie d’un ensemble cohérent de jugement et de propositions
Joseph Vidal-Rosset revient également dans ce même article, sur l’apport du philosophe et logicien américain, Willard Van Orman Quine :
Quine a récemment souligné que l’opposition de la vérité-cohérence et de la vérité-correspondance relève plus de la simplification propre à certains manuels de philosophie que de la manière dont on fait effectivement usage de ces deux critères dans l’élaboration des théories.
«Tout bien considéré, la cohérence et la correspondance ne se présentent donc pas comme des théories rivales de la vérité, mais comme des aspects complémentaires ; l’une touche à la façon dont on parvient à la vérité en tirant le meilleur parti de ce que l’on sait, l’autre à la relation de la vérité et ce dont elles parlent» (source Quiddités : dictionnaire philosophique par intermittence par W.O. Quine )
Voici, par ailleurs, quelques références bibliographiques pour aller plus loin :
Une histoire de la raison : entretiens avec Émile Noël de François Châtelet
La poursuite de la vérité de Willard Van Orman Quine
La Norme du vrai : philosophie de la logique de Pascal Engel
Sémantique et vérité: de Tarski à Davidson par François Rivenc
Enfin, nous vous indiquons d’autres pistes de recherches au travers des articles suivants :
- Un article intitulé " acceptation, cohérence et responsabilité " d’Henri Galinon, maître de conférences en philosophie de la logique, philosophie du langage et épistémologie.
Voici un extrait de l’introduction de cet article :
" Si un agent rationnel accepte une théorie, il est également rationnellement justifié à accepter que cette théorie est cohérente ; c’est la thèse que je me propose de défendre ici. Cette thèse ne va pas de soi. D’un côté, d’une façon générale, la cohérence d’une théorie n’est pas une conséquence déductible de cette théorie. Accepter la cohérence d’une théorie c’est donc en général accepter plus que la théorie elle-même. D’un autre côté, nous connaissons de nombreux exemples de théories un temps acceptées et qui se sont révélées incohérentes par la suite. En quel sens pouvait-il être rationnellement justifié d’accepter au départ la cohérence de ces théories ? "
- Une contribution autour de "l'’épistémologie du cohérentisme et la notion de confiance épistémique" sur le site "Implications philosophiques"
- Enfin un dernier article sur la cohérence avec soi-même comme gage de bonheur, en référence à la philosophie stoïcienne : « La cohérence du stoïcisme : une laitue pour une obole ».
Bonnes recherches