Comment la philosophie parle de l'incertitude ?
Question d'origine :
Comment la philosophie parle de l'incertitude ?
Réponse du Guichet
L’incertitude est une notion qui s’invite dans plusieurs champs de la philosophie et permet d’aborder aussi bien des questions de connaissance, de science, de vérité que de liberté, d’éthique ou de politique. Premier pas vers la sagesse avec le «je sais que je ne sais rien» de Socrate, l’incertitude érigée en dogme peut aussi conduire au scepticisme et au relativisme. La plupart des philosophes s’étant frottés peu ou prou à cet impondérable de la condition humaine, nous vous donnons ici quelques pistes sans prétendre traiter exhaustivement une question si vaste.
Le cadre de ce guichet ne permet pas de faire le tour d'une question qui traverse toute l'histoire de la philosophie, mais voici quelques définitions philosophiques et quelques exemples de philosophes que nous avons essayé de choisir pour la variété de leurs analyses et pour leur inscription dans des époques diverses.
André Comte-Sponville dans son Dictionnaire philosophique fait la différence entre une incertitude métaphysique absolue et une incertitude plus restreinte qu’on pourrait qualifiée de pragmatique :
«Est incertain tout ce dont on peut ou doit douter. C’est-à-dire tout ? Oui, en un sens, puisqu’il se peut que je rêve, que nous soyons tous fous, ou qu’un Dieu tout puissant prenne un malin plaisir à nous tromper toujours. […] Qui sait si je ne suis pas le rêve d’un autre, ou bien un fou qui se prend pour André Comte-Sponville, ou encore un cerveau dans une cuve, qu’un expérimentateur de génie […] programmerait en permanence […]. Cela est improbable ? Sans doute. Par quoi il n’est pas certain, comme disait Pascal, que tout soit incertain. Mais cela ne fait qu’une incertitude de plus.
Toutefois, ce doute, pour légitime qu’il soit en toute rigueur, reste métaphysique : nous serons presque tous portés, comme le Descartes de la sixième méditation, à le trouver quelque peu «hyperbolique et ridicule». Que je sois un cerveau dans une cuve, sans être rigoureusement impossible, est hautement improbable, et même je suis certain, subjectivement, qu’il n’en est rien. Aussi ne parlera-t-on d’incertitude, en un sens plus restreint, que pour ce qu’on reconnaît pouvoir être faux, quand bien même nos sens et notre raison seraient supposées à peu près fiables. L’incertain, c’est alors ce dont on peut ou doit douter, non en toute rigueur ou dans l’absolu, mais dans les conditions ordinaires de notre vie et de notre pensée – ce qui est particulièrement douteux. Par exemple, […] l’existence d’une vie extra-terrestre est incertaine ; celle d’une vie sur Terre ne l’est pas. Que nous ayons une âme immatérielle est incertain ; que nous ayons un corps matériel ne l’est pas. Cela ne prouve pas que les sceptiques aient tort, mais simplement qu’on n’a pas besoin d’être dogmatique pour faire une différence entre ce qui est positivement incertain, en ce sens restreint, et ce qui ne l’est que métaphysiquement ou au sens le plus large. Hume, quand il jouait au trictrac, ne doutait pas de son jeu.»
A écouter :
Qu’est que l’incertitude?, France culture, le pourquoi du comment :
«C’est une étrange chose que l’incertitude, avec son pendant, la certitude. Elle semble liée au savoir et à la vérité, alors qu'il s'agit du rapport subjectif à la vérité, pour le meilleur et pour le pire, un rapport qui a ses propres enjeux, scientifiques, éthiques voire politiques.[…].
Il y a donc deux choses : le rapport d'un énoncé à un objet - il neige est vrai quand il neige - et puis, il y a ces sujets humains qui décident d'accorder leur confiance, leur croyance, leur approbation, leur assentiment, à ces mêmes énoncés, et c'est cela finalement qu'on appelle la certitude et l'incertitude. D'une certaine façon, tous les philosophes ont dû prendre position sur ces deux aspects, à la fois sur la vérité et sur la certitude et ainsi, réguler leur rapport…»
Nous vous renvoyons ensuite à la question déjà traitée sur ce guichet Doute et incertitude, qui vous donnera plusieurs références.
Le philosophe Clément Rosset érige quant à lui un «principe d’incertitude», qui lui paraît être le propre de la véritable philosophie. Une seule certitude pour lui : le réel est. Voir : Le Principe de cruauté et Le réel: traité de l’idiotie.
Vous trouverez aussi de nombreux éclairages dans La passion de l'incertitude de Dorian Astor.
«De l’incertitude, que l’on voit toujours un peu molle, indécise, relativiste, il fait une passion contre le despotisme des fanatismes et des opinions tranchées». (Catherine Portevin dans Philomag).
Vous pouvez aussi visionner cette interview ou écouter les podcasts Comment bien vivre avec l’incertitude ? avec Dorian Astor.
Pour aller plus loin :
Des textes en ligne :
Sur le site de rue89, un petit résumé d’une table ronde du festival Mode d’emploi : L’incertitude, un moteur de la connaissance, à pratiquer sans modération qui commence par cette citation: « On mesure l’intelligence d’un homme à la mesure d’incertitude qu’il peut supporter » (Emmanuel Kant).
Quand l’incertitude devint inacceptable : merci Descartes ! sur Contrepoints, un petit historique bienvenu à partir du livre de Stephen Toulmin, Cosmopolis :
«Dans Cosmopolis : The Hidden Agenda of Modernity (1990), il oppose deux types de philosophes des temps modernes : ceux qui, comme Descartes, cherchent à établir des vérités immuables et des certitudes absolues et ceux, comme Montaigne, qui abandonnent cette ambition».(Le Monde)
Certitudes, incertitudes et enjeux de la philosophie des sciences contemporaine, Léna Soler, Le Portique N°7, 2001
Plus pluridisciplinaire, la revue Communications, 2014/2 Les Incertitudes offre un riche panorama, et revient dans son premier article A l’épreuve des incertitudes sur le travail d’Edgar Morin :
«Edgar Morin, qui depuis de nombreuses années invite à ce changement de paradigme, nous le rappelle :
«Le plus grand apport de connaissance du XXe siècle a été la connaissance des limites de notre connaissance. L’incertitude est notre lot, non seulement dans l’action, mais aussi dans la connaissance. La condition humaine est ainsi marquée par deux grandes incertitudes: l’incertitude cognitive et l’incertitude historique».
Or les incertitudes sont des stimulants de l’attention, de la vigilance, de la curiosité, de l’inquiétude qui, à leur tour, stimulent de nouvelles stratégies cognitives. Car «c’est bien l’incertitude et l’ambiguïté, non la certitude et l’univocité, qui favorisent le développement de l’intelligence» (Edgar Morin, La Méthode. La vie de la vie)
En suivant Edgar Morin, Muriel Briançon et Amanda Marty dans la Revue internationale sur les pratiques et la didactique de la philosophie, rendent compte de discussions philosophiques en école primaire, dans l’article Peut-on apprendre à affronter l'incertitude?. Elles y détaillent ce faisant 6 dimensions de l’incertitude, accompagnées de références.
L' article Certitude de L’encyclopédie philosophique en ligne.
Un podcast :
Principes d’incertitude, Etienne Klein ou principe d’Heisenberg en physique quantique qui a bousculé la philosophie des sciences. Voir aussi l’article de Wikipédia.
Des ouvrages :
Le scepticisme, textes choisis par Thomas Bénatouil
La quête de certitude : une étude de la relation entre connaissance et action, John Dewey
Voir la très intéressante analyse que lui consacre Mathias Girel dans L’incertitude en pratique chez J. Dewey, Raison publique, 2016/1
Enfin, Nassim Nicholas Taleb dans Le cygne noir. La puissance de l’imprévisible, «nous montre comment tirer parti de l’incertitude».
Bonnes lectures !